54. Le marché


Aussi différents soient-ils, nous avons un point commun avec les Spiruliens : la logique. Le langage d'Avalon, que nous tenons de Mû, qui le tenait du Foyer, est un langage mathématique qui semble commun à toute cette Galaxie, et c'est pour moi une preuve que la logique est universelle.

Quelle que soit la manière dont ils rationalisent leurs motivations, nous avons donc une base solide sur laquelle établir un marché.

Journal de l'Archisade


« Viens, viens » murmura Ien en l'entraînant à travers de nouveaux couloirs.

L'Oligopôle, le vaisseau sur lequel avait embarqué Vardia, avait sans doute été assemblé dans l'espace. Des Spiruliens étaient nés et morts par centaines de milliers sur cette machine tentaculaire, et pour eux, l'apesanteur de ses chambres englouties avait été du même confort que les océans mythiques des balbutiements de leur empire. Cette négation de la gravité, du haut et du bas, engendrait cette architecture déroutante dans laquelle Vardia croyait tourner en rond. Les accès d'une pièce à l'autre ressemblaient à des trous de serpents dans la terre. Elle découvrait tantôt une pièce remplie de tableaux noirs, d'instruments métalliques reliés à des fibres de verre, des surfaces membraneuses semblables à celle dont elle avait émergé une demi-heure plus tôt ; et bientôt, des cuves d'un liquide bleuâtre où baignaient des créatures marines difformes, aussi grandes qu'elle. Vardia n'aurait su dire si ces poissons à la gueule démesurée, ces grandes méduses au filaments aplatis semblables à des doigts humains, ces crevettes aux yeux noirs perpétuellement ouverts, étaient morts, ou simplement plongés dans le sommeil. Sa silhouette se refléta sur les écailles d'une sorte de requin sans tête, couleur de nacre, auquel elle put compter quatre yeux vitreux.

« Des spécimens » expliqua Ien.

Rizal se trouvait-il là-bas, dans une autre salle, entre Charybde et Léviathan, pièce maîtresse de la collection de ce biologiste insensible ?

« Ah, nous y sommes. »

C'était une salle beaucoup plus petite. Par bien des aspects, elle se rapprochait de la salle de stockage des empreintes du projet Avalon, là où Morgane avait fait parler les copies de Wos Koppeling. Vardia ne l'avait pas connue elle-même, mais une impression de déjà-vu la traversa néanmoins face à ces grands casiers dans lesquels logeaient des objets noirs, rectangulaires, de la taille d'un disque compact.

Elle comprit aussitôt ce dont il s'agissait.

« Nous l'avons mis quelque part ici. Patiente. Il est bien rangé. »

Ien se mit à parcourir, du bout des doigts, les en-têtes des étagères, faits eux aussi de symboles presque illisibles. Il sauta d'un mur à l'autre et convergea sur un coin bien précis, où il se mit à lire un plus grand nombre de détails.

Vardia estima à dix ou vingt mille le nombre de copies numériques entreposées dans cette salle. Si les Spiruliens se refusaient à entrer eux-mêmes dans le Numérum, ils savaient fort bien transférer leurs « spécimens » d'une forme biologique à une forme numérique, comme elle venait d'en avoir la preuve.

« Ce sont tous des humains ?

— Oh, oui, tous. Des tous premiers échecs à la toute dernière génération. Ce système d'archivage a permis de garder en mémoire toute leur évolution. »

Ien ôta une empreinte de son support, fit tourner le parallélépipède noir dans sa main et se contenta finalement de le remettre à une autre place.

« La dernière génération ? Est-ce que Trije... Fjouwer... et les autres ont aussi été copiés ?

— Oui, plusieurs fois. Mais une copie a toujours moins de valeur que l'original. Les erreurs s'accumulent, il y a des pertes. De même qu'à chaque transfert entre le Numérum et le monde physique. Rien qu'une petite erreur, et tu aurais pu perdre toi-même l'usage de la voix ou de la parole – c'est le cas de quatre ou cinq pour cent quarante-quatre de ces copies. »

Ses longs doigts s'arrêtèrent sur une encoche, et elle sut qu'il s'agissait de Rizal lorsqu'il ôta le disque et le lui présenta. Rien ne distinguait l'objet des autres, hormis un code incompréhensible gravé sur sa coque en carbone.

« Voici celui que tu cherches. Il était blessé. Mais sous cette forme inerte, n'étant plus en vie, il ne peut pas mourir. Il est devenu comme ces poèmes que nous avons déchiffrés sur les stèles noires de la Terre. »

Ien l'emmena dans une pièce voisine. Des glypes étaient affichés sur un des écrans noirs, assez grands pour être vus de loin ; tenant toujours le substrat numérique de Rizal dans une main, il s'approcha et annonça :

« Il semble que depuis quelques minutes, l'Oligopôle fasse l'objet d'une attaque des Teuthides. »

Le Spirulien ne semblait pas pressé de mettre ses recherches à l'abri ; aucune alarme ne résonnait dans les couloirs du vaisseau. Il se contenta de tirer vers eux un écran blanc, souple, attaché au plafond – ou peut-être le sol – par des filaments métalliques. Il y posa sa main libre et une série d'images y défila, trop vive pour que Vardia put y distinguer le moindre détail.

« Ils ont su que nous avions attaqué Avalon. L'équilibre des forces a été rompu. Nous entrons dans la guerre, telle que l'envisageait l'Ordonnanceur. »

Ien continua de chercher des images tout en jouant machinalement avec l'empreinte. Vardia avait envie de l'en empêcher, car c'était la vie du Paladin qu'il tenait au bout des doigts ; au moindre choc, cette vie pouvait s'envoler.

« Ah, voilà. »

Il orienta l'écran pour lui permettre de voir un champ d'étoiles, surmontant l'arc de cercle d'une petite planète rocheuse, très éloignée de son soleil, qu'elle occultait complètement. Ici rôdait donc l'Oligopôle Spirulien, dont la position supposée secrète était pourtant connue de longue date des concurrents de l'Unité Teuthide.

Sous l'horizon de la planète brillaient d'autres points lumineux, des centaines, des milliers, qui ne pouvaient pas être des étoiles : les vaisseaux Spiruliens protégeant l'Oligopôle.

Plus haut, d'autres points apparurent, trahis par leur mobilité sur la tapisserie du ciel.

« Tout ceci doit être très étrange pour toi, observa Ien. Sache que cela l'est pour nous aussi. Depuis plusieurs centaines de cycles la Galaxie n'a pas connu de telle bataille.

— Est-ce qu'ils ont une chance de gagner ?

— Aucune. Ces vaisseaux ont eu le temps de nous rejoindre parce qu'ils s'étaient cachés dans le même système stellaire. Cette réponse rapide pourrait anéantir une ou deux Unités d'Exploration, mais pas l'Oligopôle. »

De petites étincelles crépitèrent sur le champ de bataille. De part et d'autre, des lasers à haute fréquence et des projectiles de plasma perçaient les coques solides des vaisseaux et faisaient bouillir vivants les Spiruliens et Teuthides harnachés à leurs postes de tir. L'eau s'échappait de leurs zones de vie amphibies en geysers, dont éclataient aussitôt des bulles de vapeur, dispersant le reste en microscopiques flocons qui se sublimaient lentement.

Ils étaient des milliers de chaque côté, et certains retardataires continuaient d'accourir ; mais ce déluge de puissance, qui leur avait déjà coûté cent vaisseaux et vingt mille vies, n'était pour ces deux grands empires qu'une petite escarmouche ; un échauffement avant les grandes manœuvres.

« Regarde-les, dit Ien. Aucune forme, aucune stratégie. Ils se contentent de mesurer leur force. Le vainqueur sera pour eux celui qui aligne le plus de vaisseaux. Ils n'imaginent pas les trésors d'intelligence grâce auxquels on peut vaincre un adversaire dix fois supérieur en nombre ; ils ne connaissent pas Alexandre et Ptolémée. Nous, nous les connaissons, mais si peu. Toi, tu vas nous aider à changer les choses, et nous ferons en sorte que la guerre se termine en quelques cycles.

— Donnez-moi Rizal » demanda Vardia.

Le Spirulien tint son empreinte d'une main ferme.

« Je te le rendrai, mais tu resteras ici, avec lui. Voici le marché que nous te proposons. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top