53. Ien


Les Spiruliens sont une inconnue. Mais je n'ai pas peur d'eux. Je n'ai peur que de moi-même – peur d'échouer. Cette peur est saine, justifiée ; elle ne me quittera jamais.

Journal de l'Archisade


« Où est Rizal ? »

Ien frôla un des tableaux noirs, qui se couvrit aussitôt de symboles en relief. D'une main, il pianota sur les glyphes ; chaque fois qu'il en écrasait un du bout de l'index, d'autres apparaissaient plus loin dans une sorte de grande grille, comme s'il reconstruisait un texte mot par mot, dans le désordre. Les symboles ressemblaient à ceux des Précurseurs, mais Vardia n'en reconnaissait pas la syntaxe.

« Oh, tu dois connaître ces formes. C'est comme sur ton monde une variation du langage Pan.

— Les Pangalactiques ?

— Oui, c'est ainsi, peut-être bien, que tu les dénommes. »

Le Spirumain décolla une sorte de lampe-torche métallique du filet magnétique et la pointa dans sa direction. Il y eut un bref flash de lumière ; il reposa l'outil avant que Vardia pût comprendre ce qu'il était en train de faire.

« Et Mû ? ajouta-t-elle. Où est Mû ?

— Mû est en grande conversation avec l'Ordonnanceur. Contrairement à toi, elle est restée dans le Numérum. »

Il poursuivit sa transcription sans regarder le tableau. Seuls quelques reflets scintillants permettaient de se faire une idée des symboles ; l'objet était conçu pour un usage tactile.

« Oh, mais tu dois être déshydratée. Njoggen ! Nous-apporte deux unités de solvant. »

Un grognement retentit à l'autre bout de la salle, dans l'ombre d'une ouverture ronde, aux parois miroitantes, similaire à celle que Vardia avait empruntée un peu plus tôt. Le dénommé Njoggen apparut peu après, traînant une poche souple, faite de la même membrane jaunâtre indéchirable, d'où pendait une paille en plastique. Il la lâcha près de Vardia sans jamais la regarder, comme s'il n'avait pas remarqué sa présence. C'était un Spirumain plus grand que Ien, tout aussi simplement vêtu, mais sans le sac à dos et les fils perçant ses tempes.

« Tous ceux qu'il reste sont de la génération quatrième, expliqua Ien. Ils ne sont pas malins, même pour des dipôles, mais ils nous assistent pour les expériences. »

Il lâcha son tableau et aspira un peu de liquide à la paille, avant de pousser la poche vers Vardia d'une pichenette.

« L'Ordonnanceur... c'est le Spirulien qui dirige tout leur empire, n'est-ce pas ?

— Nous ne connaissons le terme d'« empire » que de l'avoir lu dans les archives terriennes. Mais il s'adapte, penses-tu que l'empire est un bloc conçu pour résister au temps, dont les Spiruliens tous, même l'Ordonnanceur, sont sujets.

— Et l'Oligopôle...

— Le centre de notre maille. Une unité de recherche, d'étude et de stratégie, organisée par l'Ordonnanceur. Convergeant cent ou deux cent unités exploratrices ; cent mille ou deux cent mille quadripôles. »

Vardia avait trop soif. Elle s'empara de la gourde et but à grandes gorgées. L'eau avait un léger arrière-goût acide, un arôme d'agrume.

« Je suis hors de la Simulation. »

Elle s'en doutait depuis qu'elle avait ouvert les yeux, dans cette espèce de bulle amniotique où les Spi avaient construit ce corps biologique, par un procédé d'impression accélérée. Voilà ce que Zora projetait pour le reste d'Avalon : la reconstruction de leur humanité, à partir des informations génotypiques et phénotypiques savamment encodées dans leurs Processus numériques.

Vardia était la preuve vivante que ce plan pouvait fonctionner. Un cœur battait dans sa poitrine ; ses poumons inspiraient l'air artificiel du vaisseau Spirulien, ses muscles réagissaient à ses demandes, et dans son crâne, un cerveau encore embrumé remettait de l'ordre dans ses souvenirs.

Elle avala de travers et recracha un peu de liquide, dont les gouttelettes s'envolèrent dans toute la pièce, s'écrasant sur les mailles du filet, sur les murs froids, sur ses vêtements et sur son crâne lisse sur lequel les cheveux n'avaient pas encore eu le temps de pousser.

« N'est-ce pas ce que voulais-tu, en franchissant le portail informationnel ?

— Je voulais... je suis venue pour parlementer. Qu'avez-vous fait de Rizal ?

— Oh, Rizal est la dénomination du deuxième humain, c'est cela ?

— Menez-moi à lui... s'il vous plaît. »

Ien changea de position et croisa ses jambes en tailleur, tel un vieux sage s'adonnant à la lévitation. Son langage s'améliorait de minute en minute, peut-être à l'usage ; même son accent semblait s'effacer.

« Nous y consentirons si tu nous expliques ce qui est arrivé aux sept spécimens que nous avons envoyés sur Avalon. Twa. Trije. Fjouwer. Fiff. Seis. Sân. Acht. Comme toi, ils sont sortis de ces matrices de croissance ; nous les avons conçus à partir du matériel génétique récolté sur les cadavres retrouvés dans les abris martiens. Nous leur avons appris l'histoire de la civilisation terrienne, ou du moins, ce que nous en savons. Nous leur avons transmis ce que l'Explorateur Lôr nous avait enseigné d'Avalon. Nous avons cultivé leur indépendance et leur autonomie. Ils étaient la cinquième génération d'humains formée ici ; les plus intelligents, les plus évolués, les plus proches des spécimens sauvages originels. Les meilleurs. Pourquoi ne sont-ils pas rentrés ?

— Ils n'étaient que quatre lors de l'assaut sur Avalon. Les autres ont dû périr dans la traversée de Lôr.

— Et ensuite ? »

Vardia serra le poing, mais aucun cristal ne se trouvait dans sa paume. Le laboratoire de Ien ne semblait avoir qu'un seul accès, ce couloir sombre où rôdait Njoggen. Avec ce corps vieux d'une demi-heure, elle ne pouvait espérer lutter en apesanteur contre les deux spirumains.

« Après la bataille, il ne restait que Trije et Fjouwer. Ils sont morts lors du voyage de retour.

— Vous avez donc tous franchi le portail de votre plein gré ? »

Ien eut un petit rictus de la lèvre inférieure et cligna des yeux plusieurs fois de suite, de façon irrégulière.

« Oh, notre cinquième génération n'était donc peut-être pas une perte nécessaire. C'est ce que vous appelez la tragique ironie, n'est-ce pas ? »

Le baryton s'était tu depuis longtemps, mais il subsistait dans l'air l'écho brouillé d'un orchestre cherchant son la.

« Ainsi leur histoire s'achève, conclut-il, fataliste. C'est vous qui les avez tués, n'est-ce pas ? Trije et Fjouwer. Vous avez ainsi prouvé votre valeur. Votre civilisation peut résider dans le Numérum, mais vous avez, dans votre continuité, gardé quelque chose de plus que la copie.

— Et vous ?

— Malgré cette apparence, nous sommes bien un quadrupôle. »

Un Spirulien, comprit-elle. Ils ont quatre lobes cérébraux ; une masse imposante, trop large pour un crâne de primate, dont les deux tiers doivent être externalisés dans son sac à dos.

Ien approcha sa main d'un autre écran noir et, du bout des doigts, remonta le fil de ses recherches. Combien d'années avait-il passé à peaufiner ses créations, et quelle durée représentaient-elles du point de vue d'un Spirulien ?

Il avait dû, pour élever ces nouveaux humains, jouer le rôle d'un humain. Avait-il un corps, quelque part dans ce vaisseau tentaculaire flottant entre deux étoiles, qui transmettait ses instructions aux machines qui perçaient son crâne ?

« Nous avons beaucoup appris de votre civilisation, ajouta-t-il. Oh, ces connaissances ont excité notre curiosité. Mais ces choses ne sont pas qui intéressent l'Ordonnanceur. La Terre a été classifiée comme monde inhabitable lors du passage des unités d'exploration ; elle a rejoint la longue liste des civilisations échouées.

— Je sais. Dans votre guerre contre les Teuthides, vous avez besoin de Mû, et d'elle seule. Avalon...

— Avalon sera détruit. »

Ien se donna une impulsion contre le filet, et s'envola en direction du conduit voisin. Vardia le poursuivit avec lenteur ; instinctivement, elle essayait de nager, mais agiter les bras ne produisait aucun mouvement.

« C'est inévitable, compléta le scientifique en pianotant sur un nouvel écran incolore. Le Foyer a été détruit. Lôr sera bientôt détruit. Il ne doit rester qu'une seule Onde Close : Mû.

— Vous craignez que les Teuthides s'en servent contre vous ?

— Oh, non de crainte, mais de stratégie. »

Ien se colla contre une paroi et donna quelques coups du dos de la main. Sans les reflets des projecteurs disséminés un peu partout, Vardia n'aurait pas remarqué que c'était du verre, et qu'un océan sombre se trouvait de l'autre côté. L'environnement favori des quadrupôles. Elle crut voir une masse épaisse traverser cette obscurité ; des tentacules larges comme des jambes humaines, qui ne se terminaient jamais.

« Nous pouvons proposer quelque chose, ajouta-t-il soudain. Nous avons perdu les dipôles fonctionnels, mais avec deux humains, et le matériel génétique dont nous disposons, nous avons encore assez pour maintenir votre espèce.

— Nous ne serons jamais les esclaves de la Grande Unité Spirulienne, rétorqua Vardia.

— Sujets d'étude.

— Et combien de sujets d'étude avez-vous dans les fontes de ce vaisseau ? »

Elle surprit, dans le coin de son regard, la silhouette élancée de Njoggen.

« Oh, entre six et sept cent, de différentes espèces, en fonction du temps et des usages.

— Je m'en remettrai à Mû.

— Tu pourrais attendre des années, si l'Ordonnanceur n'obtient pas ce qu'il souhaite.

— Nous avons donc tout le temps pour que vous me meniez à Rizal, comme vous l'avez promis. »

Ien eut de nouveau un tic ; ce n'était pas un sourire, mais cela s'en approchait peut-être. Dans le saint des saints de l'empire Spirulien, régnant sur le quart de la Voie Lactée, on n'était sans doute pas habitué à un tel irrespect.

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