50. La meilleure Sysade


Depuis que j'ai perdu Morgane, je travaille seule. Personne ne me complimente sur mes avancées. Personne ne boit un thé avec moi lorsque je suis bloquée sur un problème. Personne ne passe à onze heures du soir pour me dire qu'il faudrait peut-être arrêter pour aujourd'hui... et par conséquent, je travaille sans cesse.

Journal de l'Archisade


L'ancien dieu de Lôr, le cœur du Foyer, n'était plus qu'une immense stèle noire suspendue dans le ciel grisâtre. Un petit soleil ambré avait pris sa place en-dessous de lui, dont la lumière se répandait sur le sable comme un flot de lave interrompu par des ilots de pénombre.

Deux silhouettes humaines marchaient dans cette lumière. Quatre jambes et une canne.

« Maria ! »

La plus petite des ombres s'arrêta. C'était la première fois qu'elle réagissait ainsi à son nom. Elle se retourna vers Rizal, bras croisés, le regard terne.

Une main ferme s'appuya sur son épaule.

Le Paladin se remit en garde. Vardia leva la main, murmurant à l'interface invisible sur laquelle reposaient ses pouvoirs.

Comme elle le soupçonnait, la femme qui accompagnait Maria n'était autre que l'Archisade Zora. La lumière du portail installé par les Spiruliens avait mis le feu à ses cheveux rouges ; elle avait l'œil du titan qui s'apprête à écraser les hommes.

« Comment pouvez-vous être ici ? » lança Rizal.

Un bourdonnement électrique emplissait l'air ; des courants de plasma furieux roulaient sur eux-mêmes tels les serpents dans leur nid.

« C'est une copie, expliqua Vardia. Depuis la mort de Morgane, Zora a mené d'intenses recherches sur la manipulation de données dans la Simulation – jusqu'à la copie des Processus.

— La copie n'est pas le plus difficile, confirma l'Archisade. Ce qui est difficile, c'est de faire vivre la copie.

— Les Processus d'Avalon ont un code d'authentification, ajouta la Sysade. Pour vérifier leur intégrité basique. Si on copie le Processus complet, on doit aussi reprendre le même identifiant. Sans quoi, le Processus-01 détectera une erreur, et la copie ne fonctionnera pas. »

L'air absent, Maria leva la tête vers les monolithes noirs suspendus dans le ciel tels un planétarium en ruines.

« Elle a essayé différentes méthodes. Copier la mémoire et l'injecter dans un nouveau Processus, en espérant que le parasite prenne le pas sur l'hôte...

— Oui, tu dois en savoir quelque chose.

— Je sais que ça n'a pas fonctionné. Alors comment avez-vous fait, cette fois ?

— Cette fois, j'ai respecté les règles. La copie doit avoir le même identifiant. Deux identifiants distincts ne peuvent exister sur le même serveur. Mais nous avons changé de Simulation, Vardia. Nous sommes sur un monde étranger, qui ne nous connaît point, qui ne connaît Avalon que de la mémoire de Lôr. C'est cela qui m'a permis de venir jusqu'ici et qui me permettra de parlementer en tête-à-tête avec l'Ordonnanceur d'Orion, comme convenu avec les Spirumains. »

Elle attrapa la main de Maria et la tira à elle. Le sol sous l'étoile artificielle était constellé d'impacts de foudre, qui avaient fondu le sable en de petits éclats de verre noircis de suie. Ces éclairs avaient tracé un disque, similaire à la plate-forme du Téléphore.

« Nous sommes attendues, dit Zora. N'essayez pas de nous arrêter. »

Vardia ouvrit et referma sa main plusieurs fois, mais le cristal refusa de se séparer d'elle. En la voyant lutter, l'Archisade ajouta :

« Vous avez tué ces deux idiots, mais n'oubliez pas qui je suis. »

Rizal approcha sa main gauche du holster ; une aiguille de cristal manqua de transpercer sa main. Des bouts de métal tombèrent de sa poche déchirée, ainsi que quelques balles à chemise d'acier kitoniennes ; l'étincelle bleutée regagna la main de Zora telle une docile fée Clochette.

« Écoutez-moi bien, Rizal. Aussi grande soit votre détermination à ramener Mû, vous devez admettre qu'elle a déjà fait son choix. Si Vardia a réussi à dompter les cristaux dans ce monde, alors sûrement, Mû doit en être mille fois capable. Pourtant elle a suivi jusqu'ici sans protester. Mû, comme moi, souhaite sauver Avalon. »

Le Paladin referma ses deux mains sur la poignée. Ses bras tremblaient. La lumière écrasante du soleil, qui conférait aux deux femmes un halo de déesses, épuisait déjà ses yeux.

« Vous lui devez tout, asséna Zora. Comme moi, vous êtes ses enfants. Vous devez respecter sa décision.

— Je ne le croirai que quand elle me le dira elle-même. »

L'Archisade pencha les yeux vers la jeune fille mutique.

« As-tu quelque chose à dire à ton grand frère, petite ? »

Maria fit un pas en arrière, vers le portail, le regard toujours distant, tourné vers le passé, vers Avalon, plutôt que vers Rizal lui-même.

Mais il ne la laisserait pas partir.

Zora ouvrit la main ; une dizaine de lames cristallines fusèrent dans sa direction, plus que Brise-Muraille ne pouvait arrêter en un coup. Elles s'arrêtèrent à mi-chemin ; Vardia marchait à côté de lui, une main pointée vers les cristaux, l'autre circulant sur l'interface invisible, semblable à une dompteuse de loups.

L'Archisade ramena ses armes, puis renvoya la vague ; Rizal donna un coup de sabre mû seulement par le réflexe, qui brisa un cristal. Les autres se déformèrent contre le bouclier invisible improvisé par la Sysade.

« J'admets, Vardia. Tu aurais pu réussir le concours. Mais avec la mémoire de Morgane qui te ronge de l'intérieur, c'est déjà un miracle que tu aies survécu jusqu'ici. »

Zora remodela tous ses cristaux en une lame brillante, soudée à sa main, tandis qu'elle empoignait sa canne de l'autre. Elle n'avait aucun problème à se tenir debout, et peut-être qu'il en avait toujours été ainsi.

« Je sais ce qui va te détruire, et pour moi, ta vie est déjà terminée. »

L'Archisade repoussa l'assaut de Rizal d'une main ferme ; le pommeau de sa canne rencontra le poing de Vardia. Les deux chocs du cristal contre le cristal résonnèrent à l'unisson. La canne et l'épée tournèrent en parallèle, l'une emmenant le bras de Vardia en tenaille, l'autre esquivant la pointe du sabre. En reculant, Rizal vit Vardia perdre son équilibre et finir contre l'Archisade, dans le creux de son épaule, la canne fermement plaquée contre son cou.

Maria s'était rapprochée du portail, sans poser le pied dans le cercle central.

« On dirait que tu as un choix, dit Zora en resserrant sa prise.

— Mû est plus importante... parvint à articuler Vardia avant de se remettre à suffoquer.

— Tu oublies que ce n'est pas Mû, ce qu'il voit, c'est Maria. Et que vaut Maria, cette sœur qu'il n'a jamais connue ? Qui lui a refusé le moindre mot ? »

Son regard brûlait de colère. Depuis quinze ans, Zora ruminait cette trahison de Mû, ce refus insondable du Dragon de cristal.

« Recule, Rizal, ou je lui brise le cou. »

Les mains agrippées sur la canne, Vardia lutta vainement quelques secondes – jusqu'à toucher, du bout du doigt, le pommeau de cristal.

Celui-ci explosa dans une gerbe de poussière bleutée. L'Archisade poussa un cri et porta la main à son visage ; libérée, Vardia tomba dans le sable en hoquetant.

Entre les doigts de Zora coulaient des filets de sang ; mais sur ce flot rouge flottait toujours un ilot ambré, un œil furieux qui se posa sur la jeune Sysade avec rancœur, elle qui rampait à terre en cherchant des cristaux.

L'Archisade empoigna son épée et l'abattit sur la femme à terre ; Rizal intervint tout juste assez vite pour dévier la lame. Le visage de Zora était coupé en deux par une immense brûlure, parsemée de stries ensanglantées, qui se mêlaient à ses cheveux. Son œil gauche disparaissait dans la dévastation.

Elle donna plusieurs estocades. Plus que ce qu'un Paladin pouvait attendre d'une Sysade, blessée et à demi aveugle. Rizal enchaîna les parades ; les tintements familiers du cristal se succédèrent au rythme d'un tambourin, en toile de fond. Mais le dernier choc n'eut pas lieu.

Brise-Muraille traversa l'épée de cristal, devenue liquide un bref instant, qui se reforma aussitôt telle une cascade de glace. La lame mordit son épaule ; Rizal perdit rapidement les sensations dans son bras, lâcha son sabre, et tomba à genoux dans le sable.

La silhouette inflexible de l'Archisade coupait en deux ce soleil artificiel, comme si elle venait d'en sortir. Derrière elle, le Paladin trouva le regard de Maria. Une tempête agitait cet océan de cristal. Il ne l'avait jamais vue ainsi. Ou peut-être n'était-ce qu'un jeu de lumière.

Zora s'apprêtait à déclamer son épitaphe, lorsqu'une perle de sang apparut sur son manteau, juste au niveau de son insigne de laiton. Une pointe de cristal dépassait de son cœur.

Elle refusa d'accepter la défaite et demeura raide droite, plusieurs secondes, avant de tomber en avant telle la statue du dictateur.

Finalement, ce n'était pas elle, la meilleure Sysade.

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