46. Les prisonniers


Ceux qui m'entourent, dans le Grand Conseil, semblent croire que j'ai pris goût à ce pouvoir. Mais que savent-ils de mon impuissance ? Oh, j'aimerais tellement qu'on me libère, mais personne ne peut me remplacer.

Journal de l'Archisade


À la fin du Grand Conseil, le Haut Paladin Roland, le Grand-Duc de Vlaardburg et le Sygile sans intérêt sortirent de la salle à petits pas ; Zora demeura quelques instants de plus avec Henryk et Sylvia, mais ce ne fut que pour échanger un regard funeste avec la présidente.

Ils furent libérés à leur tour, mais nul ne se présenta pour les guider jusqu'à l'un des portails menant à l'extérieur du Château. Les gardes de l'istrechtoise étaient déjà emprisonnés dans les geôles tentaculaires que l'on imaginait se déployer aux étages inférieurs de la bâtisse, tels un réseau d'égouts où l'Archisade se débarrassait de toutes les oppositions.

Leur randonnée dans les corridors, ralentie par les béquilles d'Henryk, les força à s'arrêter plusieurs fois. Les Sysades semblaient repérer leur chemin grâce à des panneaux invisibles, des interfaces et des consoles toujours ouvertes auxquelles ils n'avaient pas accès. Quant à l'architecture du Château, elle se déformait sur leur passage.

Enfin, une grande porte se présenta à eux, l'une de celles qui menaient aux accès extérieurs. Henryk en avait dénombré une dizaine, toutes surmontées d'un petit fortin ; on y accédait par une passerelle jetée au-dessus du vide. L'espace blanchâtre de ce monde réduit, sans profondeur, y était visible. Les fondations irrégulières du mur y trempaient dans la brume.

Henryk émit un grand soupir et regretta de nouveau ne pas avoir emporté plus de gommes à mâcher ; il avait pu écumer un ou deux celliers avant qu'on le jette dehors comme un voleur, sans y trouver ne fût-ce qu'une boîte de bonbons à la menthe.

Sylvia marcha tout de même jusqu'à la porte fermée, tambourina contre celle-ci, héla le fortin, déclina son identité, insista sur sa fonction, promit que la trahison des Sysades aurait des conséquences diplomatiques terribles. Henryk ne lui trouva pas une éloquence remarquable ; mais au moins, sa voix portait loin.

Après une heure sans obtenir la moindre réponse, ni le moindre signe de vie derrière les fenêtres closes, la présidente tourna des talons.

« Voilà, exactement ce que j'ai dit à Karel. La concentration des pouvoirs génère de l'autoritarisme. C'est une loi de la société humaine, totalement mécanique, indépendante de tout système politique.

— Karel ?

— Karel Bekker.

— Ah, j'ai vu ce nom dans un journal. La soixantaine, un peu chauve, avec le nez tordu ? Il donnait une interview sur... sur la pauvreté, je crois. Il avait l'air sympathique, pas très organisé, mais énergique pour son âge. Vous le connaissez ?

— C'est mon premier ministre. »

Une Sysade passa près d'eux. Il régnait dans le Château une agitation inhabituelle, à laquelle ils demeuraient parfaitement étrangers, tels les deux derniers clients d'un grand hôtel perdu dans les montagnes.

« Au fait, je ne me suis pas présenté. Henryk Lastran, modeste Paladin. Je suis ici depuis deux semaines.

— Enchantée, messire Lastran. Je suis Erna Sylvia. »

C'était une séquence d'événements improbable qui avait mené Henryk à serrer la main de la présidente de la République d'Istrecht, tout en se demandant combien de gens avant lui avaient interverti son prénom et son nom de famille, ce qu'il ferait sans doute à son tour. Car Henryk avait beau avoir cinquante ans et une moustache, il continuait encore d'apprendre, jour après jour, à quel point le monde peut être compliqué.

Il composa un résumé laconique de ses aventures sur le chemin du retour, persuadé de n'y avoir joué qu'un rôle mineur, comme par exemple, réserver une table dans un restaurant à Vlaardburg, dans lequel ils n'avaient jamais pu déjeuner. Sylvia l'interrompait sans cesse pour en savoir plus, le forçant à ajouter des détails de plus en plus précis ; il craignait de devoir bientôt révéler sa chanson préférée ou la couleur de ses caleçons. À chaque fois, la présidente fronçait des sourcils, les yeux mi-clos ; une attitude d'élève consciencieuse, ou de quelqu'un qui vient d'entendre un calembour raté.

Le couloir où logeait Henryk avait des allures de clinique privée, avec des murs blancs auxquels étaient suspendues d'insipides peintures abstraites. À vrai dire, la décoration semblait évoluer d'un jour sur l'autre, et il n'était jamais bien sûr de revenir au même endroit. Une deuxième porte, en face de la sienne, était entrouverte. Sylvia comprit qu'on avait préparé une chambre à son intention et l'invita à entrer.

« Pas de clef, constata-t-elle avec amertume.

— Non, mais un dîner » remarqua le Paladin.

Il s'assit à la petite table et déposa ses béquilles avec un soupir de contentement. En attendant que Sylvia le rejoigne, il admira l'argenterie, les verres en cristal, lut la petite carte indiquant le menu – velouté de patidon aux châtaignes, joue de lotte aux canneberges, crème à la vanille rose.

« Qu'est-ce que vous faites ? »

La présidente parcourait les murs en donnant de légers coups du dos de la main.

« Nous sommes sans doute écoutés.

— Quoi, par des microphones ? Nous sommes entourés de Sysades – et dans le Château, qui plus est. Je mettrais mon feu à couper que l'Archisade a une équipe à l'étage du dessous qui, en ce moment même, note chacun de nos mots et de nos gestes, et qui comptera tout à l'heure le nombre de secondes que j'aurai passées sous la douche. Si vous avez des critiques à faire sur le repas, ne vous gênez pas. Moi, par exemple, je vais dire à haute voix que je suis un peu jaloux de votre traitement. Vous avez un lit plus grand que le mien. »

Elle s'assit en face de lui et posa sa tête dans ses mains. Henryk décida de ne pas insister et attrapa la bouteille de vin blanc mise au frais dans le seau à champagne.

« Fichtre. Château-Schönberg 718. En attendant de nous échapper d'ici, nous aurons au moins la satisfaction de leur coûter cher. Je vous sers un verre, madame ?

— Vous pouvez m'appeler Erna, dit-elle en rouvrant les yeux.

— Dans ce cas, appelez-moi Henryk. »

Le Paladin admira la robe dorée du millésime.

« S'ils essaient de m'amadouer pour m'enlever l'envie de partir, eh bien... je dois dire qu'ils font des progrès. »

La présidente consentit à l'accompagner, sous prétexte que le potage finirait par refroidir.

« Je refuse encore d'y croire, avoua-t-elle entre deux cuillères. Je ne comprends pas ce qu'elle veut. Si c'est faire du chantage à Karel, ou au parlement, ce sera peine perdue. Dans le pire des cas, ils n'arriveront pas à se mettre d'accord, et je moisirai ici des années entières.

— Zora sait comment fonctionne la démocratie istrechtoise, jugea Henryk. Vous garder ici ressemble en effet à un moyen de gagner du temps.

— Mais elle a bien dit que le monde entier devait se ranger derrière elle.

— Peut-être qu'elle souhaite déclencher des élections anticipées à Istrecht.

— Dans ce cas, elle aurait dû me tuer, pas me garder en otage. »

À partir du deuxième plat, la présidente Sylvia ne fit plus que jouer nerveusement avec sa nourriture.

« Il est temps que je vous laisse tranquille, remarqua Henryk. Vous permettez que j'emmène la bouteille ?

— Désolée, dans mon état, elle vous offrira sans doute une meilleure conversation.

— Nous nous reverrons demain matin, Erna. Je me permets toutefois de vous souhaiter une bonne nuit. »

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