45. Deux cent années-lumière sous terre


Dans ce monde, nous sommes en stase. Nous avons cessé d'évoluer et de grandir. Les humains de la Terre pouvaient rêver des étoiles ; mais nous, quels sont nos grands projets ? Je crois que nous sommes en train de rétrécir.

Je ne m'attends pas à ce que Morgane en soit consciente ; après tout, malgré sa grande science, n'a-t-elle pas une vision très incomplète de l'humanité ?

Journal de l'Archisade


La présidente Sylvia faisait des efforts évidents pour ne pas paraître aussi désemparée que le Grand-Duc. Le Haut Paladin Roland s'apprêta à dire quelque chose, mais devina que l'Archisade lui clouerait aussitôt la bouche avec un cristal.

« Ça ne tient pas debout » protesta Henryk.

Zora garda le silence quelques instants, sans le regarder.

« Je veux dire... on s'est battu dans le Château. On a tous failli y rester, et vous aussi. Vous avez perdu un grand nombre de Sygiles.

— Lorsque les Spirumains sont montés jusqu'à Mû, j'ai envisagé plusieurs options. La première était de repousser leur assaut. J'en aurais été sans doute capable. Mais les Spiruliens connaissent la position d'Avalon et les ressources de leur empire sont illimitées. Je savais désormais à quel point nous étions vulnérables face à eux. La défaite des Sygiles en était la preuve flagrante. Je ne pouvais pas protéger Avalon à moi seule.

La deuxième solution était de tuer Mû. Elle se serait réincarnée et nous avions une chance de disposer bientôt d'une Super-Administratrice pour nous aider, pour changer la trajectoire d'Avalon et échapper aux Spiruliens. Mais Mû ne se serait pas laissée faire, et malgré tout ce dont je suis capable, son pouvoir supplante le mien. Et les Spiruliens auraient continué de nous traquer.

C'est en voyant venir à moi ces deux envoyés humains que j'ai envisagé la troisième solution, et la meilleure. Puisque Mû ne semblait pas vouloir se défendre, sauf contre moi, j'allais les laisser l'emmener avec eux. »

Les membres du Grand Conseil, effarés, en restèrent sans voix.

« Vous avez chassé Mû de son propre monde, conclut Henryk.

— Je n'ai jamais eu aucune loyauté envers elle, confirma Zora. Ma loyauté ne va qu'à l'humanité. Les Paladins et les Sysades se trompaient lorsqu'ils sacralisaient Mû, son Pacte et notre voyage dans les étoiles. Même en cette époque, où l'origine de notre monde est pourtant bien connue, nous avons perdu de vue les leçons essentielles de notre Histoire.

— Je suppose que vous avez envoyé Rizal, Sô et Vardia pour se débarrasser d'eux. »

Zora hocha la tête.

« À vous de voir. Je n'ai fait qu'accéder à leur requête.

— Et s'ils réussissent ? Cette trahison pourrait bien tomber à l'eau. »

L'Archisade sembla peser cette possibilité.

« Je ne sais pas ce qu'il leur arrivera, admit-elle, mais Mû ne reviendra pas. Je l'ai faite accompagner de quelqu'un en qui j'ai une confiance absolue, afin de traiter en personne, à mon nom, auprès de l'Ordonnanceur Spirulien d'Orion. Je ne leur ai pas livré Mû simplement pour sauver notre peau. Il s'agit d'un échange. Nous avons quelque chose qu'ils veulent, et qui a cessé de nous servir.

— Et eux, qu'ont-ils ?

— Le moyen de sortir de notre prison. »

Zora se leva, s'appuya sur sa canne, et entama un tour de la pièce ; l'Histoire d'Avalon défila derrière elle, matérialisée par les vitraux étincelants. En premier lieu vinrent les Précurseurs, penchés sur des écrans d'ordinateur, le crâne enserré dans des casques de réalité virtuelle. Armés du langage mathématique de Mû, ils concevaient l'architecture de la Simulation, qu'une armée de Processus de plus en plus complexes se chargeait de compléter et de peupler, des fonctions primaires jusqu'aux Ases conscients. Dans le creuset d'un super-calculateur, alimenté par le combustible de la toute dernière forêt terrestre, Avalon prenait forme.

L'Archisade s'arrêta devant la silhouette voûtée d'un homme de dos, au cheveu rare et blanchi par l'effort. Wos Koppeling. Après lui, les motifs de cristaux se multipliaient sur les vitraux, jusqu'à former ce Dragon qui avait pris Avalon sous son aile.

« Réveillez-vous, asséna-t-elle. Souvenez-vous de nos origines. Avalon était une arche qui devait mener l'humanité vers un nouveau monde. Notre civilisation devait s'émanciper de sa Terre malade et perdurer sur une nouvelle planète. Où en sommes-nous à présent ? »

Elle désigna du doigt cet homme qui portait le monde au creux de ses épaules. L'audience frémit.

« En vérité, Wos Koppeling ne croyait pas au projet Avalon. Il avait perdu espoir pour l'humanité depuis longtemps, et c'est pour cela qu'il s'est tourné vers Mû. Pour lui, Mû était l'assurance de commencer quelque chose de nouveau, d'échapper à l'éternel recommencement de nos erreurs. Mais Mû est une voyageuse, et Avalon est devenu à son image : un monde errant. »

Cela se voyait à présent. Elle était furieuse. Ni contre Koppeling, ni contre Mû, ni contre eux, sans quoi elle aurait déjà remplacé les vitraux et les membres du Conseil. Mais elle se tenait toute seule, arc-boutée contre les forces de l'Histoire, et c'était sa colère, plus que sa canne, qui la maintenait debout.

« Réveillez-vous ! répéta-t-elle. À deux cent années-lumière de la Terre, nous sommes pourtant toujours prisonniers de ce bunker dans lequel Avalon a été conçu. Savez-vous combien de civilisations disparues nous entourent ? Savez-vous quel est leur point commun ? Chacune d'entre elles, à un moment de son histoire, est tombée dans un trou, sans réussir à s'en sortir, et bien souvent, sans essayer. »

Elle s'arrêta sous le Dragon, qu'elle défia du regard.

« Notre errance doit prendre fin. Pour cela, il nous faut deux choses : une planète pour nous accueillir, et le moyen de transférer nos Processus hors de la Simulation. Durant mes décennies de recherche, j'ai fait des progrès sur les deux volets. Mais si les planètes habitables sont nombreuses, beaucoup portent les cicatrices empoisonnées d'une civilisation disparue – nous en savons quelque chose. Et s'il est bien possible de convertir un Processus avalonien sous forme de code génétique, comme les Précurseurs le souhaitaient, encore faut-il disposer d'une machine permettant de convertir cette information en matière. Une machine elle-même matérielle que nous, qui ne sommes que des fantômes, ne pouvons qu'emprunter à quelqu'un qui la possède déjà. »

L'Archisade posa ses mains sur la table.

« Voici ce que nous obtiendrons des Spiruliens. Une planète viable, située hors de la zone disputée avec les Teuthides, et une matrice de conversion. »

Elle attendit quelques instants ; Roland s'éclaircit la gorge et ajouta :

« Sinon, je voudrais bien qu'on parle du cas de ce champignon...

— J'ai toujours mené des expériences sur les Nattväsen. Votre Paladin a éliminé un bon nombre de mes essais ratés.

— Vous nous avez donc conviés ici pour voter sur l'avenir d'Avalon ? jugea le Grand-Duc. Pour décider si nous devions quitter notre monde ? »

Zora fit non de la tête.

« Je ne vous demande pas de choisir, mais de comprendre la décision que j'ai prise. L'humanité a commis une erreur en plaçant son avenir entre les mains de Mû. Mais depuis qu'elle s'est tue, nous avons eu une occasion de nous rendre compte de cette erreur. »

Un silence s'étira ; la présidente Sylvia regarda de droite à gauche.

« C'est tout ? s'exclama-t-elle. Personne ne proteste ? Avez-vous seulement entendu ce qu'elle vient de dire ?

— Êtes-vous d'accord avec moi ? opposa l'Archisade.

— Je ne me soumettrai pas à cette parodie de plébiscite » rétorqua la présidente.

Le Sysade anonyme posa ses mains sur le bord de la table et poussa légèrement son siège en arrière. Henryk crut d'abord qu'il allait se désolidariser de sa cheffe, mais il le vit baisser les yeux. Les autres faisaient de même, vaincus par l'évidence, par la rationalité ; c'était comme s'il ne demeurait plus dans cette pièce, cernés par les lumières chatoyantes, que le Paladin éclopé, la jeune présidente effarée, et l'Archisade déterminée à choisir toute seule le destin de l'humanité.

« C'est une mascarade, abonda Henryk. Dites quelque chose, Roland ! Ramenez-la à la raison ! »

Le Haut Paladin passa une main dans sa barbe désordonnée.

« Mon cher, il est évident que nous avons tous une dette envers Mû ; mais nous devons avant tout penser à l'humanité, comme le fait l'Archisade... n'est-ce pas le sens de notre engagement en tant que Paladins ? Notre Ordre a débuté sur un Avalon dévasté par la guerre des Sysades, en proie aux Nattväsen bogués. Une poignée d'hommes en armes itinérants, chargés de protéger le secret des derniers Sysades, en attendant que l'humanité remonte la pente, qu'elle retrouve le souvenir – et la raison d'être d'Avalon. N'est-ce pas ce qui est arrivé ?

— Nous venons d'entendre la confession d'un crime abominable, asséna Sylvia. Ne détournez pas le sujet sur le champ philosophique.

— Ce crime a eu lieu, observa le Grand-Duc. Il ne peut être nié. Nous pouvons décider de punir Zora, mais cela ne ramènera pas Mû. La question est donc de choisir, aujourd'hui, ce qu'il y a de mieux pour Avalon.

— Pour Avalon, ou pour vous ?

— Personne autour de cette table ne fait passer son intérêt personnel devant l'intérêt général. »

La présidente eut un sourire narquois. Elle attrapa du bout du doigt une mèche blanche parmi ses cheveux châtain et la releva au-dessus de son oreille, un tic qui trahissait son appréhension.

« Vous n'apprendrez pas à une politicienne que des gens peuvent avoir des conceptions très différentes de l'intérêt du peuple. »

Elle se leva de table, défia l'assemblée d'un dernier regard brillant, et s'arrêta sur Zora qui ne paraissait nullement impressionnée.

« Rasseyez-vous, ordonna l'Archisade.

— Continuez sans moi si vous le souhaitez.

— Qu'est-ce que vous comptez faire ? Nous n'avons pas le temps que vous organisiez une votation, pour que le peuple d'Istrecht se prononce sur un sujet auquel il ne connaît rien. Restez ici. »

Comme Sylvia ne semblait pas l'entendre, Zora leva la main, la pointa dans sa direction, et referma le poing d'un geste sec. La présidente fut comme prise dans une toile invisible, traînée sur deux mètres par des fils d'araignée, et remise dans son siège, le cœur battant, la respiration courte.

« Vous ne partirez pas d'ici tant que vous n'aurez pas accepté ma proposition, annonça l'Archisade d'une voix neutre, en caressant le pommeau de sa canne.

— Vous êtes folle. Mes gardes du corps seront ici d'une minute à l'autre.

— Vos gardes du corps ont eu un empêchement.

— Et si... et si nous leur laissions le choix ? proposa timidement le Grand-Duc. Entre ceux qui souhaitent rester sur Avalon, et ceux qui souhaitent partir ?

— Je suis la seule autour de cette table à avoir lu tout l'Atlas de Morgane, rétorqua sèchement Zora. Vous n'êtes pas le premier à avoir eu cette idée, et je peux vous dire ce qu'il advient de toutes les civilisations qui se séparent en deux modes de vie. Ce qu'il arrive en ce moment même aux Spiruliens et aux Teuthides. Je vous apprendrai que tous les Décapodes sont issus de la même souche, qui a divergé il y a cinquante ou cent mille ans, et ce sont maintenant deux races étrangères au bord de l'extinction commune. Nous ne pouvons pas faire la même erreur. »

Zora se pencha vers le Haut Paladin et le Grand-Duc, tous deux écrasés dans leurs chaises comme des cancres avant l'interrogation surprise.

« Nous avons terminé. Assurez-vous que les absents d'aujourd'hui sont bien informés. La grande migration du peuple d'Avalon commencera d'ici quelques mois. Nous partirons tous pour notre nouvelle terre, et ceux qui s'y refusent encore, d'ici là... devront être convaincus. »

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