44. Le Grand Conseil
L'administration que j'ai bâtie dans ce Château remplit différentes fonctions. En premier lieu, celle de contrôler les Sysades ; ensuite, de surveiller le monde d'Avalon et toutes ses nations indépendantes. Et enfin, s'il se trouve quelque chose que je souhaite faire disparaître, comme une affaire gênante impliquant des Sysades, ou une expérience qui aurait mal tourné, l'administration me procure des formulaires, appelant d'autres formulaires annexes, des précisions, des clarifications ; toute une armée de pantins de papier capables d'étouffer tous les problèmes, et d'administrateurs formés à ne dire qu'une seule chose : « nous traitons votre demande, et nous reviendrons vers vous dans les meilleurs délais ». Je n'ai aucun mérite. Je n'ai fait qu'améliorer le système avec lequel l'Université des Sysades évacuait, année après année, les harcèlements et violences émaillant parfois nos insouciantes études.
Journal de l'Archisade
Le lendemain de la bataille du Château, Henryk se réveilla dans une chambre confortable de ce qui ressemblait à un vaste hôpital presque vide, la cheville encastrée dans un énorme plâtre. Il fallait contacter son assurance professionnelle, terminer son contrat d'engagement auprès du Paladinat et négocier les conditions de sa retraite anticipée. Tout cela le déprimait et il décida donc d'essayer ses béquilles.
Il se promena dans l'îlot jusqu'à trouver un point de vue en hauteur, chercha en vain une gomme à mâcher et tritura sa boîte en carton vide avec un grand dépit. La pipe au bec, face au vent, il aurait ressemblé à un vieux loup de mer se souvenant de ses compagnons avalés par Moby Dick ; au lieu de cela, il se sentait plutôt comme un vieillard en maison de retraite. Cette impression persista lorsque des Sysades vinrent le chercher pour le déjeuner, avec une amabilité feinte.
Il n'imaginait pas avoir à répéter autant de fois qu'il souhaitait maintenant rentrer à Vlaardburg ; chaque fois qu'il interpellait une nouvelle Sysade, son regard se faisait vague, comme si son cerveau avait été remplacé sur l'instant par du fromage frais, et elle le dirigeait vers un autre bureau, promettant que la décision appartenait à une autre personne. Il fallait, en effet, signer plusieurs formulaires bénins, mais dont tout le monde semblait avoir égaré les annexes.
À la vitesse d'une tortue centenaire, Henryk franchit les ponts qui menaient d'une île à l'autre et se perdit dans des couloirs tortueux à s'en arracher la moustache. Quand il revenait en arrière, les chemins avaient changé, car le Château se reconfigurait autour de lui. Les îles se rassemblaient comme les pièces d'un puzzle, les tours jusqu'ici séparées se regroupaient comme une fratrie de quinze sur la photo de famille, et une imposante muraille se réassemblait, encerclant toute la bâtisse comme le rideau d'un mirage.
Pendant un ou deux jours, Henryk refusa de croire qu'il était assez important pour qu'on le gardât prisonnier, et comme personne n'osait le lui confirmer, il erra dans le Château à la recherche d'une sortie qui refusait de se montrer.
Vous devez être débriefé par les Sygiles, expliqua-t-on sans qu'il ne vît jamais l'ombre d'un escogriffe à manteau noir. Nous attendons le retour de l'Archisade, ajouta-t-on pour mettre fin à ses plaintes, alors que Zora tardait comme une starlette à son premier concert. Il nous faut une confirmation du Paladinat, asséna-t-on avec confiance, alors que ledit Paladinat devait le croire mort ou déserteur. En fin de journée, Henryk regrettait d'avoir laissé à Rizal son fidèle K-715 de poche, et aux Sysades le reste de ses armes. Ils les avaient sans doute classées, annotées, puis mises dans un coffre fermé à clé ; jeté la clé dans le lac, et enfin expédié le coffre au sous-intendant de la République d'Istrecht en charge des moulins à vent. Heureusement qu'on lui avait au moins laissé ses bottes.
Ils avaient attaqué par surprise ; ils gagnèrent à l'usure. Henryk vit les murs du Château se refermer autour de lui. Tandis qu'il longeait les kilomètres de son chemin de ronde, large comme le pont d'Istrecht, le Paladin découvrit enfin la forteresse de légende, celle dont Avalon entretenait le fantasme, et qui n'avait été jusqu'à présent que diluée dans le brouillard.
Le quinzième jour trouva Henryk assis sur un banc, ses béquilles posées par terre. Il faisait face à la porte d'entrée du Château, une immense arche percée dans le mur. N'ayant aperçu ni gonds, ni grille, ni pont-levis, il se demandait comment on la fermait – peut-être en la comblant avec des petits cailloux. On aurait pu loger deux éléphants sous cette voûte, mais elle n'était empruntée que par des petits groupes de Sysades, et cela ressemblait à un gâchis.
« Henryk, c'est cela ? »
Par réflexe, il ajusta le col de son uniforme.
L'Archisade Zora, mains jointes sur sa canne, ses cheveux rouges assagis par un chignon, son manteau noir sans le moindre grain de poussière, avait un air pensif, comme si elle était venue soutenir Henryk, réfléchir avec lui aux moyens de s'enfuir de ce Château dont la porte semblait pourtant à quelques dizaines de mètres.
« Venez, ordonna-t-elle.
— Parlez à ma moustache » rétorqua Henryk.
Zora répondit à cet excès de politesse en ramassant ses béquilles pour l'aider à se mettre debout. Elle se moquait totalement de ses insultes.
« Vous auriez dû rester au lit. Si vous la sollicitez trop, votre cheville ne se remettra jamais en place.
— Même en faisant attention, je resterai un homme cassé. »
Ils marchèrent jusqu'à se couper du monde, dans des couloirs spacieux nimbés de lumière, et atteignirent une salle abritant une grande table ronde. Les murs étaient chargés de motifs colorés, sculptés par des vitraux ouvragés représentant différentes figures mythiques d'Avalon en motifs cristallins, couleur azur. Quand Zora prit enfin place sur son fauteuil de velours noir, les lèvres pincées, Henryk leva la tête pour découvrir un Dragon rugissant s'élevant au-dessus du globe d'Avalon, qu'il recouvrait à moitié de ses ailes déployées.
« Asseyez-vous, Henryk, je vous prie, murmura l'Archisade.
— Henryk ? Qu'est-ce que vous faites ici ? »
Il aurait aimé renvoyer la question au Haut Paladin Roland, mais l'homme à la barbe broussailleuse demeurait son lointain supérieur hiérarchique, et il se contenta de hocher la tête sans répondre.
À la droite de l'Archisade, un vieillard grincheux semblait occupé à compter les bagues décoratives qui peuplaient ses doigts ; le Grand-Duc de Vlaardburg. C'était le moment ou jamais de lui dire que les nouveaux horaires du tramway avaient fortement engorgé le centre-ville aux heures de pointe.
À sa gauche patientait un Sygile à la coiffure proche d'un balai-brosse, et à la personnalité du même acabit. Considérant la manière dont les suppôts de Zora le traitaient depuis une semaine, à savoir comme un mouchoir usagé en équilibre sur le rebord d'une poubelle, Henryk décida de ne pas faire l'effort d'enregistrer son nom.
Celle qui faisait face à Zora, et affrontait son regard ambré de félin, n'était autre que la présidente Sylvia d'Istrecht. Sa cadette de quelques années, elle portait un tailleur gris clair et des chaussures à talons dont la tenue parfaite faisait oublier ce fond de discorde sur lequel surnagent toutes les démocraties.
C'était le Grand Conseil.
Zora désigna trois sièges vides et précisa que leurs occupants, les dirigeants de Hermegen, de Vehjar et de Breda, avaient été excusés.
« Pourquoi avez-vous convoqué cette session exceptionnelle ? attaqua le Grand-Duc.
— À cause de décisions importantes pour l'avenir d'Avalon » exposa l'Archisade.
La lumière se déplaçant sous les écailles bleutées du Dragon donnait l'impression qu'il s'enroulait autour d'Avalon tel un Ouroboros, gardien du monde, mais aussi son geôlier.
« Avant que nous en venions à l'ordre du jour, intervint Roland, je voudrais porter à votre attention un cas qui a été, hum, porté à mon attention. Cela concerne un, hum, champignon, qui...
— Pas maintenant, messire » asséna Zora.
Elle avait prononcé cet ordre sur un ton poli, sans élever la voix ; mais le silence qui s'ensuivit était aussi profond que le vide régnant sur la Terre des Précurseurs après l'extinction des espèces. Tandis que le Grand-Duc roulait de grands yeux outrés, la présidente d'Istrecht se garda de toute réaction, comme s'il lui restait encore à choisir son camp.
« Expliquez-vous, dit le ponte de Vlaardburg.
— Conformément à mes informations, l'attaque des Spiruliens a eu lieu il y a deux semaines, au moyen d'humains extérieurs à Avalon et dotés de pouvoirs de Sysades. Cette attaque était mûrement préparée et nous avons été pris par surprise. Mû a été enlevée.
— Vous nous aviez assuré que cela n'arriverait pas... »
Zora leva la main pour interrompre Roland une nouvelle fois. Son regard était aussi brûlant que celui du Dragon.
« Que ce soit bien clair. Le Château a été attaqué de l'intérieur, ce que je n'avais pas prévu. Mes Sygiles et mes Synfras ont défendu la Super-Administratrice contre des envahisseurs mieux formés qu'eux, et beaucoup l'ont payé de leur vie.
— Savez-vous pourquoi ils en voulaient à Mû ? » demanda le Grand-Duc en levant un sourcil suspicieux, comme s'il tenait là quelque chose auquel personne n'avait pensé avec lui.
L'Archisade fit retomber son poing sur la table ; les épaules couvertes de flanelle grise, les moustaches peignées et les cheveux blancs dépareillés sursautèrent d'un même mouvement. Même le Sygile silencieux semblait mal à l'aise.
« Mû possède une information acquise au cours de ses voyages, avant de rencontrer la Terre. La localisation d'un objet céleste proche de notre monde d'origine, que les Spiruliens convoitent, car il pourrait leur donner l'avantage décisif dans leur guerre contre les Teuthides. »
La fureur qui transparaissait dans ses yeux ambrés diminua graduellement. Henryk avait une assez bonne expérience pour y reconnaître une des frustrations inévitables de la vie : parler à des imbéciles.
« Que les choses soient bien claires. Même si les envoyés des Spiruliens avaient tué jusqu'au dernier de mes Sysades, ils n'auraient jamais remporté le combat. Pas tant que je me chargeais moi-même de la sécurité de Mû. La seule raison pour laquelle ils ont pu partir avec elle est que je l'ai autorisé. »
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