42. Les corbeaux
Quand je me regarde dans un miroir, je vois une autre femme. Une statue, faite de données et de fonctions. C'est moi qui ai la charge de l'animer ; c'est un effort de tous les instants. Elle semble ignorer ma lutte. Je la déteste.
Journal de l'Archisade
Le K-715 « mange-poussière », modèle été, est une arme efficace et simple d'utilisation. En effet, comme il en va de tous les meilleurs produits de l'ingénierie humaine, son opération se résume à appuyer sur un bouton. En comparaison, les meilleurs Paladins de l'époque de Fulbert d'Embert auraient mis quinze bonnes secondes à recharger laborieusement leur pistolet, et se contentaient donc de tirer une fois avant de faire des moulinets avec leur sabre réglementaire.
Si autrefois la ville de Kitonia résonnait du martèlement excité de forgerons aussi musclés que dévoués à leur tâche, c'étaient bien des ingénieurs maigrichons à lunettes qui, dans leurs bureaux chauffés à l'électricité, avaient conçu ces pistolets automatiques ; des armes terrifiantes, pourtant incapable d'inspirer la moindre anxiété à des Sysades persuadés que leurs cristaux les rendent invincibles.
Lorsque Sô appuya sur la détente, le puissant ressort logé au fond du canon vint frapper la balle de toutes ses forces, enflammant la poudre spéciale « Kitonia », dont l'explosion propulsa le projectile à deux fois la vitesse du son. Un petit levier absorba le recul et le reste de l'énergie produite vint faire remonter une nouvelle balle dans la chambre. Tout ceci se déroula en moins d'un quart de seconde. De vains efforts, car elle rata son coup de cinquante centimètres, faisant sauter un morceau de plâtre.
Une silhouette filiforme, couleur de bitume, s'extirpa de l'encadrement ; ses épaules à l'étroit raclaient contre la pierre. Elle tomba sur les pavés, libéra son deuxième pied griffu, se redressa fièrement en s'appuyant sur ses bras, qui se terminaient en de longues faux courbées.
C'était une parodie d'être humain ; la tête était coiffée d'un chapeau à large bord, soudé à son crâne, et son visage remplacé par un masque aux yeux ronds opaques, où pointait le bec crochu d'un corbeau.
Ils avaient tous les trois vu de telles images dans les livres ; on connaissait même plusieurs clichés authentiques de la Nuit des Corbeaux, bien souvent une traînée noire sur fond noir où l'on ne pouvait rien reconnaître, sinon la terreur et l'abattement. Avalon s'était senti condamné, cette nuit-là.
Plus haut, des volets éclatèrent ; un morceau de bois vint s'encastrer dans une vitre voisine.
« Courez ! » ordonna Rizal.
Cela tombait sous le sens, mais les deux Sysades n'avaient pas autant d'expérience que lui dans l'art d'être chassé par des créatures nocturnes.
Un deuxième corbeau apparut au sommet d'un toit ; sa tête se tournait de droite à gauche comme les girouettes au sommet des tours d'Istrecht. Son pied glissa sur une tuile et il dégringola avant de s'écraser juste devant Rizal. Le techno-Paladin écrasa sa botte sur ce nez crochu et logea son sabre entre les deux yeux.
Sô baissa les bras, toujours cramponnée au K-715, et lui emboîta le pas.
« Par ici ! » s'exclama Vardia en pointant le doigt vers un mur qui leur barrait la route.
Rizal choisit de lui faire confiance ; il prit de l'élan et envoya son pied droit dans les briques ; le choc, suivi d'un craquement, lui rappela la nuit où sa botte était restée coincée dans l'écorce d'un Creux. D'un coup de coude, il élargit l'ouverture et y poussa Vardia qui passait justement à sa portée.
Aux alentours, les corbeaux se renvoyèrent des cris perçants, qui ressemblaient à des hurlements de douleur.
Ils ne seraient pas en sécurité tant que le jour ne se serait pas levé, et cela ne dépendait que du bon vouloir de la Simulation. De Lôr, peut-être, des vestiges de cet esprit détraqué semblables à un nid de vipères. Ces monstres étaient d'autres de ses aspects.
Sô était à la traîne. Pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés dans ce monde, la peur s'était logée dans son regard. Elle prenait conscience de son insignifiance, même en tant que Sysade, même en tant qu'Exploratrice. Si Rizal et Vardia avaient intériorisé leur impuissance depuis assez longtemps, Sô se découvrait une nouvelle facette humaine, au plus mauvais moment.
« Allez ! » beugla-t-il pour la réveiller.
Une faux passa au-dessus de sa tête ; il contre-attaqua d'un coup précis, qui trancha le bras du corbeau dans un déluge de sang noir, et sabra une jambe du revers. La bête roula au sol en l'assourdissant de ses cris les plus atroces.
Sô eut un déclic et elle se mit à courir avec plus d'entrain, se retournant une dernière fois à mi-chemin pour tirer une balle vers un corbeau, qui cette fois, traversa la tête en faisant éclater son bec démesuré.
La Sysade se glissa dans l'ouverture et Rizal la suivit. Un détail le frappa aussitôt dans l'agencement des ruelles et des maisons en morceaux.
« Nous sommes de l'autre côté, dit Vardia. La ville est symétrique, nous avons fait la moitié du chemin. »
Elle pointa le doigt vers une sorte de clocher posé en équilibre au-dessus d'une ruelle, puis sur les toits voisins. Les corbeaux les dévalaient d'une démarche de pingouins lourdauds, embarrassés par leurs bras en faux et leurs pieds déformés. Deux d'entre eux trébuchèrent dans une grande vague de tuiles.
« Je me souviens de notre route, dit Sô. Suivez-moi. »
Ainsi, l'Exploratrice avait sans doute gardé quelques-uns de ses talents innés ; elle savait, mieux encore que Rizal, se repérer dans l'obscurité.
Elle usa du K-715 à plusieurs reprises pour maintenir les corbeaux à distance ; des tuiles, des ardoises, des cheminées éclatèrent, et de temps à autre, une silhouette filiforme tombait en arrière et dégringolait comme un moustique sous un coup de savate. Plus d'une fois, Rizal évita une faux qui perçait un volet ou une porte, et répliqua de coups de sabre dont la violence laissait les corbeaux sur place, comme effarés qu'on puisse s'opposer à leur invasion.
Les minutes s'écoulèrent, semblables à des heures ; Rizal crut plusieurs fois qu'ils s'étaient perdus. L'architecture de cette ville impossible jouait avec ses sens, et lui donnait l'impression que les maisons se déplaçaient, formant un labyrinthe mouvant qui les aurait gardés à jamais en son sein.
« Nous y sommes ! » s'exclama Sô en voyant percer les premières lueurs au sommet des maisons.
L'aube qu'ils espéraient venait enfin. Et derrière elle, Mû, qui pourrait enfin remettre les choses en ordre. Non seulement à Avalon, mais aussi pour eux trois. Pour elle, privée de ses pères du Foyer avant d'avoir eu le temps de renoncer à eux.
« Arrête-toi ! » cria Vardia.
À l'angle de la rue, un puissant souffle de vent la heurta de biais. Sô tomba sur les pavés, baignée d'une lueur orangée, surréelle. Un corbeau se dressait au-dessus d'elle, ses oculaires rondes colorées en rouge sang. Il écrasa son pied sur son thorax pour la maintenir en place ; elle hoqueta, riposta d'un coup de feu qui lui traversa l'épaule. La créature vacilla, se pencha vers l'avant, et d'un geste furieux, la poignarda de sa faux.
Dans ces deux secondes, Rizal avait franchi les dix mètres qui le séparaient de l'Exploratrice ; il abattit son sabre en hurlant comme un démené, et se rendit compte au bout du quatrième coup que le corbeau était déjà décapité, et que seule son inertie le maintenait encore debout. Il le dégagea d'un coup de pied.
Un mur de flammes les séparait de leur salut. Un manoir gigantesque que la Simulation avait posé ici, sur leur chemin, et qui brûlait comme un feu de joie. Toutes les poutres de l'étage craquaient déjà, et bientôt le toit s'effondra dans un grand dégagement de fumée.
Rizal jura au nom de Wotan, bien que d'autres à sa place eussent plutôt choisi de le prier. Il écrasa une compresse sur la blessure la plus large de Sô. Celle-ci, hébétée, ne semblait pas le voir ; elle tendait la main en direction de Vardia.
« Prends-les » commanda-t-elle.
La Sysade s'agenouilla à ses côtés en tremblant. Des corbeaux étaient déjà en train de se regrouper plus loin, aiguisant leurs faux l'une contre l'autre.
« Prends-les, répéta Sô. Je n'arrive pas à m'en servir. Mais tu peux peut-être... »
Les larmes sur son visage prenaient la teinte orangée des flammes ; celui de l'Exploratrice avait une couleur de cendre.
« Je ne comprends pas ce que tu dis » hoqueta-t-elle tandis que Rizal continuait d'appuyer sans succès, sans perdre de vue les corbeaux grouillant aux alentours.
Sô écrasa ses mains dans les siennes avec force et lui rendit un regard de fierté.
« Tu es la meilleure Sysade » proclama-t-elle.
Elle tourna de l'œil ; Rizal poussa sa coéquipière d'un geste sec et commença un massage cardiaque voué à l'échec. Vardia regardait ses mains ; elles étaient couvertes de sang. Elle gratta avec ses ongles pour révéler un éclat bleu niché au creux de sa paume droite.
« Occupe-toi d'elle. »
À ce moment, Rizal fut presque sûr que ses yeux avaient changé de couleur. Il avait fini par s'habituer à leur brun plutôt terne, sans histoire, et à vrai dire, il l'appréciait. Mais c'est un éclair bleu qui le frappa, qui contredisait les drapés de feu et de sang étendus sur la ville. La couleur du cristal, le pouvoir confié par Mû aux Sysades, sous sa forme la plus pure, la plus impressionnante ; un pouvoir qui connectait Vardia à toute une lignée d'Administrateurs Système, jusqu'à Mû elle-même. Un pouvoir dont elle était la digne héritière.
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