41. Créer le meilleur, avant de disparaître
Lorsque j'étais étudiante, dans ce qui se nommait alors l'Université des Sysades, à Hermegen, je travaillais sans relâche. Je voulais impressionner mes professeurs, et sans doute, Morgane.
Mais maintenant, ces professeurs sont sous mes ordres, Morgane a disparu ; je n'ai plus personne à dépasser, plus personne à impressionner. Pour eux tous, il est naturel que je sois la meilleure Sysade. Avant, je me nourrissais de leurs espérances, je m'élevais à chaque victoire ; maintenant je n'ai plus rien à vaincre ; je redescends la pente, et je dois seulement éviter de sombrer.
Journal de l'Archisade
Au milieu des herbes surgirent de premières maisons incomplètes. Rizal les prit d'abord pour des rochers de formes étranges, avant d'y reconnaître des toits posés sur le sol, des cheminées perçant de crevasses dans la terre, des portes solitaires et des murs sans fenêtre.
Il s'agissait des souvenirs d'Avalon, vécus par un Lôr humain, bien plus subjectifs et imprécis que le journal de bord d'un Explorateur. Le serveur d'environnement semblait avoir toutes les difficultés à les trier pour en faire une matière cohérente. De ses tentatives naissaient ces chaumières incomplètes et menaçantes, aux portes closes, aux intérieurs déjà rongés par des flammes tourmentées sorties de l'âtre.
Les façades se multiplièrent, dont les toits oubliés par la gravité flottaient parfois loin au-dessus des bibliothèques et des chambres à coucher abandonnées. Leurs colombages penchés étouffaient la faible lumière de l'éclairage public. Celui-ci était assuré par des lampadaires de hauteurs aléatoires, parfois de simples lanternes se balançant à mi-hauteur comme des fruits mûrs, parfois de hautes tiges grinçant sous l'effet du vent.
« Vos impressions ? » se hasarda à dire Rizal en enjambant un muret qui leur barrait la route.
Il balayait les environs de sa lampe torche, sans pouvoir atteindre le dixième des niches et des alcôves de cette ville déconstruite. Vardia, les yeux lourds de fatigue, le suivait par automatisme, tout en guettant dans son interface holographique les signes d'une prochaine apparition.
« C'est Avalon, reconnut Sô.
— Merci, j'avais deviné. »
Il essayait de marcher en ligne droite, mais les rues s'arrêtaient parfois de manière abrupte, obturées par l'aile d'une maison qui s'était décalée de son emplacement prévu. Quant aux portes, elles s'ouvraient sur d'autres murs.
Un clapotis leur parvint au détour d'une ruelle formant un angle obtus. Rizal raccrocha sa lampe et reprit son sabre à deux mains ; ce n'était qu'une fontaine coupée en deux, dont le poisson central crachait un ruisseau sur les pavés.
« Je suis presque sûr que nous allons recroiser Lôr. Qu'est-ce qu'il faudra que je fasse ?
— Le tuer ne sert à rien, observa Sô. Il existe dans la Simulation elle-même ; il ne fera que réapparaître ailleurs, plus énervé. »
Elle poussa du doigt une brique suspendue dans l'air, qui se mit à glisser sur un rail invisible, et partit se cogner contre une vitre noire.
« Je le trouve déjà bien assez énervé à mon goût, protesta Rizal.
— Ne le juge pas trop durement. À l'origine, Lôr était un Explorateur comme moi, pas un tueur. Il a dû se renier pour se conformer aux ordres du Foyer, et au final, il a été trahi. C'est un miracle que la jeune Aelys d'Embert ait réussi à le rallier à sa cause, mais ce n'est pas quelque chose dont nous serons capables en une seule nuit. »
Un pavé s'écrasa à ses pieds, les forçant à lever la tête.
Le jeune homme aux cheveux blonds indisciplinés les narguait d'un toit proche, à demi écrasé par un morceau de route pavée qui était venu s'y déposer. Il arracha un autre caillou terreux et le laissa rouler en contrebas.
« Ah, Aelys, murmura-t-il d'une voix suave. Mon Aelys. Voilà une personne qui se hissait au-dessus de la condition humaine. Je suppose qu'elle a vieilli et qu'elle est morte, comme tout le monde, même si cela me paraît impensable, oui, scandaleux. Un témoignage de plus que Dieu se moque de nous. Car une héroïne comme Aelys ne devrait pas mourir, mais s'élever ; les cieux devraient lui dérouler le tapis rouge. »
Il se leva d'un bond et leva le poing serré en direction du clair de lune.
« Ô, Paradis, nous regardes-tu ? Tu peux les garder, tes vierges béates et tes pommes juteuses, on trouve mieux ici-bas de toute façon. »
Prudent, Rizal rengaina son sabre mais garda la main sur la poignée ; d'un signe du menton, il indiqua aux Sysades de poursuivre leur chemin. Lôr les suivit d'un pas nonchalant, sautant de toit en toit avec l'agilité d'un chamois.
« Nous parlions d'être le meilleur, tout à l'heure, mon petit Paladinet. Et plus j'y pense, plus je me rends compte que c'est une loi inflexible : les civilisations sont comme de grands artistes ; une fois qu'elles ont produit leur meilleure création, elles se retournent et s'effondrent. Ainsi, Mû était la meilleure du Foyer : le Foyer a disparu. Elle était aussi la meilleure de la Terre : la Terre a disparu. Quant à Avalon... n'est-elle pas aussi la meilleure d'Avalon ? Qu'en pensez-vous ? »
Rizal émit un pesant soupir.
« À moins qu'il ne s'agisse d'Aelys, tout simplement. Ou de votre Archisade.
— Comment la connais-tu ? » s'exclama Vardia.
D'un geste, elle poussa sur le côté la fenêtre invisible de sa console. Rizal aurait préféré qu'elle n'engage pas la conversation, surtout au milieu de ce chaos architectural interminable, qui les laissait exposés de tous côtés, et les confinait à des ruelles de plus en plus étroites et sinueuses. Pourtant, elle avait raison ; Lôr ne pouvait pas avoir entendu parler de l'Archisade, sauf par les Spirumains qui les avaient précédés ici.
« Ah, Zora, la meilleure des Sysades. Voilà quelqu'un capable de mener la barque de l'humanité, même si je ne crois pas qu'elle puisse aller nulle part...
— Réponds-lui, abonda Sô.
— Tu crois pouvoir me donner des ordres ? Tu crois que tu es la meilleure, petite Exploratrice ? Mais tu n'es rien, rien du tout ; tu as été oubliée de tout le monde, et Zora t'a envoyée ici pour mourir, comme les deux autres, parce que tu allais te placer en travers de son plan.
— Nous sommes venus sauver Mû. »
Lôr eut un sourire ; il bascula en arrière, disparaissant derrière un mur immense qui semblait fait de peinture lisse.
« Personne ne doit sauver Mû. Sinon, pour commencer, vous ne l'auriez jamais perdue. »
Rizal eut la certitude que quelque chose se déplaçait aux alentours ; la disparition de Lôr était un signal. Dans la précipitation, il dégaina son pistolet et le déposa dans la main de Sô.
« La sécurité est ici, là c'est la détente. C'est un automatique, le chargeur a dix coups. Tiens-le à deux mains. Ne me tire pas dessus.
— Qu'est-ce que tu... »
Un coup sourd ébranla la porte la plus proche, suivi du raclement de griffes de fauve. Sans se faire prier, Sô pointa le pistolet vers l'encadrement, dont ruisselaient déjà des cascades de poussière plâtreuse. Vardia se rapprocha de Rizal, tout en lisant dans l'interface.
« Tu sais ce que c'est ?
— Non. Mais ils sont nombreux. Au moins six ou sept identifiants autour de nous. »
Sur la façade la plus proche, des fenêtres se mirent à s'agiter. On aurait dit que des bonnes gens tambourinaient sur leurs volets clos pour protester contre un tapage nocturne.
« On y va, dit le Paladin. Restons groupés. Suivez-moi et ne vous arrêtez pas, quelle qu'en soit la raison. »
La porte la plus proche s'arracha de ses gonds et s'écrasa sur les pavés.
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