40. Le jeu

Nous jouons à un jeu.

Nous gardons nos véritables intentions secrètes, même à nos plus fidèles lieutenants ; et nous essayons de deviner chacun ce que pense l'autre.

Cette partie dure depuis des années...

Journal de l'Archisade


La nuit était tombée sur Vlaardburg, mais la lumière de la Lune se reflétait sur ses grandes arches blanches, et dessinait encore des ombres très nettes aux lampadaires qui tardaient à s'allumer. Les employés de bureau du centre-ville sautaient dans les derniers tramways ; dans le ciel, la forteresse du Nid d'Aigle trônait au milieu des étoiles.

Un groupe de lycéennes faisait la queue pour acheter des tickets, toutes accoudées à une balustrade en fer-blanc. À quelques dizaines de centimètres, dans un recoin d'ombre, cheminait une minuscule souris au pelage bleu-gris. Quand elle entra dans la lumière du lampadaire suivant, elle se changea en vapeur ; un enfant eut l'impression d'avoir aperçu quelque chose, mais sa mère le tirait par la main en direction du wagon.

La souris traversa une rue bondée ; tous ces pieds alourdis par une dure journée de travail s'écrasaient autour d'elle et faisaient trembler la terre tels des marteaux d'airain. Elle aperçut une ruelle minuscule et se faufila derrière des poubelles.

Un chat l'y attendait, en équilibre sur les tuiles branlantes d'un muret. Ses griffes étaient sorties, ses oreilles dressées ; il se ramassa sur ses quatre pattes et fit un bond d'un mètre et demi, atterrissant à quelques centimètres devant elle.

La souris bleutée se redressa et le regarda dans les yeux.

Le prédateur recula en feulant, comme frappé par la foudre ; il trébucha, glissa sur des épluchures de pommes de terre de la veille et s'enfuit à toute vitesse.

La souris baissa les yeux vers ses pattes minuscules, et reconnut qu'il lui restait du chemin à parcourir. Quelques instants s'écoulèrent, l'ombre d'un nuage passa sur la ville des Arches, et un instant, le recoin derrière les poubelles fut à l'abri de tout regard.

Un gros chat grimpa sur le muret, prit son élan et bondit sur une gouttière, qu'il remonta pas à pas en dodelinant de la tête d'un air flegmatique. Il avait la fantaisie d'un sauvageon, mais le port d'un prince ; sa fourrure grise impeccable, finement brossée, portait des reflets bleus. Alors qu'il grimpait ce toit en pente, se rapprochant des Arches, il aperçut les yeux jaunes et suspicieux d'autres prédateurs nocturnes. Ils le regardaient de loin, sans trop comprendre d'où il venait, ce qu'il faisait là, et pourquoi il n'avait pas d'odeur. Ils se tenaient à distance, car sa présence les terrifiait, et son passage laissait derrière lui un silence de mort.

Cela l'amusait un peu.

Le chat réussit un saut prodigieux qui l'emmena sur un toit voisin, légèrement plus haut. Ses coussinets ne faisaient aucun bruit sur la tôle de zinc, dont il grimpa la pente sur une dizaine de mètres. Il n'était pas ici pour contempler le centre-ville, mais il s'arrêta néanmoins pour profiter de cette vue imprenable, d'où il aurait pu compter les lampadaires, ainsi que les créatures nocturnes qui se mettaient en chasse.

Mais sous cette forme, le Nid d'Aigle demeurerait inaccessible. Alors le chat se coucha à plat ventre et passa la tête dans un trou du toit, entre deux tôles mal fixées. Après que le bout de sa queue ait disparu dans ce coin d'obscurité, ses pupilles reflétèrent encore la lumière de la Lune durant quelques instants ; il attendait que celle-ci ait le dos tourné.

Un vol de chauve-souris passa au-dessus du toit, et une intruse de couleur gris-bleu se faufila parmi les murins, avant de gagner en altitude. Elle battit des ailes avec frénésie pour résister au vent, qui l'aspirait vers les Arches. En quelques minutes, le courant l'emporta à des dizaines de mètres au-dessus de la ville ; la Lune lui paraissait bien plus proche. Quand le rempart du Nid d'Aigle apparut, elle n'eut qu'une demi-seconde pour virer de bord en direction de la forteresse, et s'écraser contre la muraille.

Quand la souris tomba sur le rempart, encore essoufflée par son vol, elle entendit des éclats de voix provenant de la tour de guet. C'était l'heure de la relève pour la garde du Grand-Duc, c'est-à-dire, d'un thé noir relevé d'une rasade de liqueur de poire. Le reste du chemin n'était plus qu'une promenade ; la souris se cacha dans les anfractuosités de la pierre, puis se glissa dans les buissons fleuris du jardin, dérangeant d'autres mulots qui y avaient fait leur nid.

À l'opposé de la tour de guet, où les mousquetaires étaient en train de voter pour la plus belle moustache, une porte-fenêtre s'ouvrit ; deux personnes revenaient du jardin.

« ... bien sûr, je sais que je peux compter sur vous. Merci, messire Roland.

— Je vous en prie, madame.

— Je vous reverrai pour le Grand Conseil. »

Le Haut Paladin Roland s'enfonça dans le bâtiment, sans doute en direction des cuisines, avec la hâte de quelqu'un qui ne laisse pas facilement le travail empiéter sur l'heure du dîner. L'Archisade Zora balaya les jardins d'un regard las, appuyée sur sa canne à pommeau de cristal. Elle allait refermer la porte lorsqu'elle sembla se rendre compte de quelque chose ; elle tourna la tête en direction des rhododendrons où la souris s'était camouflée.

« Que voulez-vous ? »

Il y eut un bruit qui ressemblait à un battement d'ailes ; un large sourire moqueur apparut devant Zora, suspendu au milieu du jardin, puis toute la tête d'un lynx qui la regardait avec insistance. À l'autre bout du jardin, les mousquetaires tiraient à la courte paille celui qui devrait monter la garde à l'ascenseur entre deux et quatre heures du matin.

« Je viens prendre de vos nouvelles, susurra Cheshire.

— Il est inhabituel de vous voir ici. Quelque chose doit vous préoccuper.

— Je pourrais dire la même chose de vous, dame Zora. Vous avez quitté la quiétude de votre Château, et moi celle de ma forêt.

— Et donc, que voulez-vous ? »

Le lynx matérialisa ses pattes arrière pour s'asseoir. Peu importe le nombre de dents pointues de son sourire, il n'était sans doute pas le plus effrayant de leur duo, et cette réalité l'amusait beaucoup.

« J'espère que la mort de ce pauvre Arthus ne vous a pas trop affectée. »

Ils savaient tous les deux que ce n'était pas le cas.

« Quant à moi, répliqua Zora, je pense à votre fidèle Datu. »

Cheshire accepta cette fausse commisération d'un hochement de tête. Il ne se sentait pas aussi coupable qu'elle. Arthus n'était qu'un pion pioché au hasard dans un grand sac que l'Archisade traînait avec elle, tandis que Datu connaissait au moins l'étendue de son ignorance ; sur les manigances secrètes de Zora, sur Morgane et sur Vardia, sur les Teuthides et sur Avalon. Et quant au renard bleu, il n'avait dépensé qu'une de ses neuf vies ; un autre Datu, vierge de souvenirs, avait repris une existence paisible au plus profond de la forêt souterraine.

Leur dialogue silencieux se poursuivit durant quelques secondes. Je sais ce que vous projetez, aurait pu dire Cheshire. Vous ne pouvez pas m'en empêcher, aurait-elle répondu. Vous êtes tenu de garder votre rôle, ce sont les ordres de Mû.

« Pourquoi les Teuthides voulaient-ils se débarrasser de Sô ? »

Zora fronça des sourcils. Il devait en dire plus pour prouver tout ce qu'il savait, pour qu'elle consente à répondre ; ainsi fonctionnait leur jeu.

« C'est très simple, vraiment, poursuivit-il. Selon les notes de l'Atlas de Morgane, les Teuthides sont moins nombreux que les Spiruliens, et leur avantage dans la guerre froide des Décapodes vient de leur intelligence stratégique. Pour eux, Sô, la dernière Exploratrice, devait représenter un atout inimaginable. En l'envoyant ici, ils ont gaspillé cet atout. La seule mission qu'ils lui ont confiée était d'entrer en contact avec vous, mais ce ne peut être la seule raison pour laquelle ils l'ont envoyée ici. Vous devez connaître cette raison. Et si vous l'avez autorisée à partir, c'est que vous les trahissez.

— Continuez, maître Cheshire, vous êtes presque arrivé au bout de votre raisonnement. Je n'ai rien à ajouter. »

C'est qu'il avait vu juste sur toute la ligne. Son sourire s'agrandit.

« Aussi sympathique que soit Sô, elle n'a rien de spécial, si ce n'est son origine. C'est une Exploratrice, issue du Foyer ; donc une Onde Close ; un être constitué de champs électromagnétiques. Les Teuthides ne veulent pas se servir d'elle... mais ils ne veulent pas que les Spiruliens s'en servent à leur place. L'envoyer ici, c'est la cacher. Voici la vraie raison. Et la raison pour laquelle les Spi en voulaient à Mû. »

Zora recula et lui ferma la porte au nez. Les mousquetaires, à force de boire une « dernière » liqueur pour se donner du courage, avaient terminé la bouteille, et les grands gaillards à l'œil un peu brillant se dispersèrent dans le jardin pour regagner leur poste, indifférents à la chauve-souris qui battait des ailes au-dessus de leurs têtes.

Bien sûr, il avait douté d'elle depuis le début ; douter faisait partie de son rôle. Il avait surveillé Zora depuis l'époque où elle étudiait sous l'aile de Morgane ; et ce n'était pas une mince affaire, car l'Archisade savait se faire aussi insaisissable que les Nattväsen.

Mais en cherchant à comprendre ses actions, plutôt que sa motivation, il avait pris un temps de retard.

Et aujourd'hui, il connaissait l'étendue de ses crimes passés et à venir, mais aussi les raisons qui l'avaient poussée à agir ainsi ; et si tout lui semblait désormais simple et limpide, pour autant, il ne pouvait plus rien faire contre elle.


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