38. Le réel, c'est ce qui peut te tuer
Et si les Précurseurs s'étaient trompés ? Et si la Terre n'était pas invivable ? Si nous pouvions simplement rentrer à la maison ?
Journal de l'Archisade
La nuit d'Yvanis n'était pas aussi sombre que celles auxquelles Rizal s'était autrefois habitué. Il n'aurait su dire si cela tenait à la présence de ces petites lunes qui se déplaçaient à la surface du ciel, ou à une source de lumière à la fois plus puissante et moins visible, comme un incendie fourrageant derrière la ligne l'horizon.
Le techno-Paladin releva le col de sa vareuse, un manteau d'un vert terne, couleur d'étang abandonné. Il jeta un coup d'œil en biais aux deux Sysades qui dormaient côte à côte sur les couvertures. L'une était en train de ronfler ; difficile de deviner laquelle.
Les montgolfières avaient cessé leurs sauts de puce et demeuraient en place sur leurs arbres, telles des cigognes au sommet des cheminées de Vlaardburg. Toute la journée, Rizal avait été déconcentré par le léger sifflement de leurs chaudières intestinales ; désormais, et malgré le bruit de scie à disque qui faisait trembler la clairière, son oreille attentive pouvait percevoir le grattement perpétuel qui remontait du sol. Le peuple invisible d'Yvanis, dont les mandibules aveugles affleuraient sur le sable, ne dormait jamais.
Et il y avait encore autre chose. Plus loin que son regard, les silhouettes des arbres se mouvaient dans l'ombre charbonneuse. C'était le monde entier qui se refaçonnait autour d'eux. Comme l'avait prédit Sô, ils se trouvaient ici dans la mémoire de Lôr, un creuset où s'entremêlaient le temps et l'espace. Même après cette longue journée de marche, ils n'avaient peut-être pas fait l'équivalent d'un pas. Cette nuit, sans bouger, ils avanceraient peut-être de kilomètres, d'années, de siècles, selon ce qu'en décidait l'Explorateur déchu.
Le Château formait les Sysades à voir derrière la surface d'Avalon, à ressentir le monde errant comme la simulation computationnelle qu'il était. Il fallait que les humains sachent qu'ils étaient les hôtes d'une pièce de théâtre, orchestrée par le Processus-01, qui contrôlait chaque brindille et chaque goutte de pluie. Mais la Simulation, pour ces Sysades – à l'exception sans doute des Codeurs-analystes – était une chose abstraite.
Rizal, au contraire, était tombé très tôt dans le monde onirique des Nattväsen, et tandis que Datu le guidait à travers ces forêts nocturnes, dont les chemins changeaient sans cesse de direction, où les ombres prenaient forme pour tenir leurs conciles, il avait dû se forger une idée de ce qui était réel ou non.
Voici ce que lui avait enseigné Datu : le réel, c'est ce qui peut te tuer.
Et ce furent des pas dans le sable qui le ramenèrent soudain à la réalité.
« Bonsoir, Paladin. »
Lôr lui faisait face, comme s'il avait toujours été là. Alors que son regard portait à l'infini entre les arbres, aussi éloignés les uns des autres que les étoiles du ciel, Rizal n'aurait jamais pu le voir venir ; il était apparu à la faveur d'une mise à jour silencieuse du serveur d'environnement.
C'était un Lôr adulte, pleinement investi dans son rôle humain ; il portait une chemise en lin impeccable, ses cheveux blonds étaient soignés, et un vernis transparent faisait briller ses ongles limés comme les griffes d'un tigre.
« Que fais-tu ici ? demanda Rizal sans geste brusque.
— Sais-tu ce que je suis, Paladin ?
— Un Explorateur. »
Lôr fit non de la tête avec un sourire moqueur. Rizal savait qu'il écouterait ses palabres d'une oreille, tout en surveillant de l'autre le sommeil de ses protégées.
« Un indice, dit le jeune homme endimanché. Nous sommes semblables. »
Il se rapprocha insidieusement ; ses pas ne faisaient pas beaucoup plus de bruit que les larves souterraines d'Yvanis. Rizal remarqua enfin son bras gauche le long du corps, sa main à demi ouverte, paume tournée vers lui.
Ils dégainèrent tous les deux en même temps ; Lôr la dague cachée dans les coutures de son pantalon de toile, lui son sabre de cristal. Les lames s'arrêtèrent à quelques millimètres l'une de l'autre.
« La première chose que nous avons fait, tous les deux, lorsque nous sommes sortis dans le monde ; lorsque nous sommes devenus adultes... tu ne te souviens pas, Rizal, de ta toute première mission ? Moi, je m'en souviens... »
Un cri épouvantable résonna parmi les arbres ; les deux Sysades se réveillèrent en sursaut. Le hurlement se poursuivit durant plusieurs secondes. Les yeux encore embrumés, Sô le chercha du regard, mais cet homme n'existait plus que dans les souvenirs de Lôr, et Lôr ne s'en souvenait que sous la forme d'un cri résonnant dans la forêt. La victime criant qu'on l'achève ; le bourreau titubant d'un arbre à l'autre, incapable de revenir terminer son œuvre ; l'agonie interminable d'un travail mal fait.
Lôr cligna des yeux et prit une inspiration ; il flottait dans l'air comme une odeur de pâquerettes et de sang frais.
« Notre métier est de tuer. Nous avons beaucoup d'expérience ; nous le faisons bien. C'était ma mission pour le Foyer, te souviens-tu ? Tuer Mû. J'ai échoué, mais ce n'était pas faute d'être le meilleur tueur en activité sur Avalon. Laisse-moi te montrer. »
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Eh oui, c'était un chapitre très court :o
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