37. La somme de toutes les choses
Il existe une incroyable dissonance cognitive entre la valeur que nous accordons aux vies humaines, et le fait que nous naissons, mourons et que nos vies sont maintenues dans cette Simulation.
Je me sens à l'étroit entre ces murs. Comme en Mû, puis en Morgane, j'ai fini par perdre confiance en le Processus P-01, Avalon. Je sais que je dois libérer l'humanité de son étau. Nous devons sortir de cette prison.
Journal de l'Archisade
« Bienvenue chez toi, Vardia. »
Des rails de lumière traversaient l'espace, de couleurs oscillant entre le doré des interfaces holographiques et un violet foncé que la Sysade n'avait encore jamais vu sur Avalon. Des disques d'aluminium grands comme un immeuble y étaient suspendus, qui se déplaçaient en groupes à la manière d'un banc de poissons placides. Chacun d'entre eux était lui-même fait de deux roues dentelées tournant en sens inverse l'une de l'autre. Les millions de dents de verre surmontant les roues, de la taille du doigt, scintillaient sous l'effet de courants locaux, dont les charges venaient tantôt s'accumuler sur des pointes d'oursins qui émergeaient de ces vis sans fin. Et tantôt, un gigantesque éclair violacé bondissait d'un disque à l'autre, franchissant l'espace en une fraction de seconde, et ne laissant qu'une odeur acide pour seule trace de son passage.
Ce spectacle lui parut se poursuivre à l'infini, dans un espace sans lumière éclairé seulement par le grésillement perpétuel de ces circuits électriques.
« Où sommes-nous ? demanda la Sysade d'une voix paniquée, qui disparaissait presque dans la crépitation de ses propres pensées.
— Toujours dans ton rêve. Tu as conçu une représentation mentale de ton Processus, de ses fonctions et de ses données. C'est pour nous ce qui s'approche le plus d'une interface. »
Vardia chercha vainement du regard la porte qui les avait menées ici ; celle-ci s'était effacée après leur passage. Elles étaient toutes les deux debout sur une surface de verre, qui les séparait d'un des rayons porteurs. La rotation de ces tunneliers hippopotamesques lui donnait le tournis, et l'impression que le sol se déroberait bientôt sous ses pieds, dans ce monde qui ne semblait admettre ni haut ni bas. Peut-être était-ce là le point de vue d'un cafard titubant à l'intérieur du Télescope.
« Regarde bien, Vardia, car c'est instructif. Ce que tu as sous les yeux, c'est toi. Toutes tes pensées, tous tes sentiments, tous tes instincts, aussi bien ceux qui te sont familiers, ceux auxquels tu t'abandonnes, ceux que tu ignores encore, ils sont tous ici, quelque part, impossibles à déchiffrer pour qui n'y consacrerait pas sa propre vie. Et toi et moi, nous sommes nous-mêmes à l'intérieur de ces machines, et l'image même de ces machines, qui s'est spontanément engendrée, est encodée en elles. »
Cette image n'était guère différente du champ d'étoiles qui l'avait happée lors de son envol d'Avalon. Une nouvelle fois, elle faisait face à un univers inatteignable pour sa compréhension humaine, et qui anéantirait toutes ses tentatives.
Morgane s'engagea sur le sol transparent, en-dessous duquel brillait cette rivière de lumière qui passait de l'orange à un rouge tamisé. Il était difficile d'en tracer les contours ; Vardia craignait de poser le prochain pied sur du vide.
« Peut-être que les Spirumains ont raison, avança-t-elle. Nous ne sommes pas des vrais humains, mais des machines qui s'imaginent être humaines.
— Et que devrais-je dire ? Que devrait dire Mû ? C'est une question qui nous a été posée, Vardia, et voici ta réponse : des machines qui s'imaginent humaines, c'est déjà ce qu'étaient les précédents humains. Oh, il y a quelques différences, j'en conviens. Le système d'impulsions électriques formant leur conscience était encodé de manière analogique, dans ce kilogramme et demi de matière organique que l'on nomme le cerveau, et les quelques terminaisons nerveuses par lesquelles il contrôlait ce vaisseau que l'on nomme le corps. Le nôtre est numérique, et l'interface entre corps et cerveau est un peu différente. Leur propre biologie était le résultat d'une accumulation d'essais et d'erreurs de l'évolution ; notre architecture est le résultat des errements de scientifiques tels que Koppeling, épaulés par de vastes intelligences artificielles sans conscience. Dans les deux cas, nous ne sommes que mystère ; notre vérité demeure inaccessible. À voir cet orage, je peux deviner que tu es inquiète, mais je ne saurai jamais ce que tu penses. »
Elles entrèrent dans l'ombre d'un anneau, qui tournait sans la moindre attache autour de son axe lumineux. L'intérieur était creux, mais tout juste assez large pour les laisser passer toutes les deux. En parallèle des écailles de verre plantées sur la surface extérieure, celles de la surface intérieure formaient l'index des secteurs représentés. Des caractères de la langue des Précurseurs étaient dispersés sur de petites balises semblables à des panonceaux.
La foudre frappa tout près d'elle ; Vardia fit un petit bond en arrière.
« Tu peux le voir de deux façons, poursuivit l'Ase. Tu peux constater que tous tes échecs sont inscrits ici dans le verre, dans la pierre et dans le métal ; que tous tes défauts sont placardés sur tes secteurs mémoriels, que tous tes vices sont enfouis au creux de tes engrenages, et que tu ne peux rien y faire. Ou bien, tu peux remarquer qu'ils sont tous là, mais pas toi, en tant que personne, en tant que conscience. Tu es la reine qui règne sur ce monde. La somme de toutes ces choses. Et en tant que telle, tu leur es supérieure. Regarde autour de nous et dis-moi donc, mon amie. Où est-il, ton échec au concours des Sysades ? Le vois-tu quelque part ? Peut-être là-bas, dans le secteur F04C ? Peut-être du côté des sous-routines de gestion des interfaces ? Peut-être dans l'émulateur de la console ? Dans le secteur I/O ? »
Elle approcha la main des secteurs mémoire qui défilaient devant elle. Ils ressemblaient à des tessons de verre plantés de travers dans du béton, gravés de minuscules poèmes.
« En tout cas, ce n'est pas ici. »
Morgane fit un geste vague, et l'anneau gigantesque s'évanouit dans un mouvement d'air, catapulté à des kilomètres. Il fut suivi par une file de dizaines d'autres, qui grondèrent aux oreilles de Vardia comme un troupeau d'éléphants paniqués.
Des rayons de lumière changèrent d'inclinaison et des dizaines d'éclairs ricochèrent de l'un à l'autre.
« Hum, c'était un peu brutal, mais nous y sommes. »
Vardia observa par-dessus son épaule. La roue était plus large que la précédente ; on y stockait ici des données statiques, sur des écailles de verre plus fines et plus nombreuses. Morgane les regardait défiler en comptant les numéros.
« Ce doit être ici. Es-tu certaine de vouloir la vérité ?
— Et toi ? »
L'Ase rabattit ses cheveux noirs avec un sourire. La lueur ambiante se mêlait au blanc de ses iris, qui prenait les mêmes dégradés changeants.
« On ne peut pas se mentir éternellement à soi-même. »
Elle ferma le poing et l'anneau, qui obéissait mollement à son geste, arrêta sa course et demeura en suspension. Vardia s'approcha de plus près. Il n'était pas besoin de lire ces petites pattes de mouches gribouillées dans la pâte de verre pour y reconnaître de curieux motifs, dans lesquels circulaient de faibles courants résiduels. Du code qui n'aurait jamais dû se trouver ici, et qui par un véritable tour de passe-passe, échappait à la vigilance des sous-routines de correction d'erreurs, et parvenait à fonctionner alors qu'il se trouvait au fond des coffres de sa mémoire.
« C'est moi, conclut Morgane. J'ai été copiée ici. »
Elle saisit une des plaques et l'ôta de son support, auquel elle était reliée par une petite fibre de verre.
« Je ne sais pas si c'est la réponse que tu escomptais, Vardia, mais ton père était bien un Nattvas. Un Changeant, je pense, modifié pour s'en servir comme vecteur. Il n'a pas dû vivre longtemps. Tu es le résultat de cette union improbable.
— Pourquoi ?
— À cause de moi. Tu étais censée être ma réincarnation. »
Elle remit en place ce morceau de verre. Que contenait-il d'elle ? Quelle pièce de sa pensée ? Si on l'arrachait au support et qu'on la jetait dans le vide, Morgane commencerait-elle soudain à parler à l'envers ?
« Pourtant, je ne suis pas...
— Oui, si tu étais moi, tu le saurais déjà... j'imagine. Mais cette expérience n'a pas fonctionné. J'étais en germe dans ton Processus, comme un parasite qui aurait dû supplanter ton esprit en formation. »
Vardia sentit ses jambes trembler. Ces machines qui tissaient son existence ressemblaient aux roues invincibles du Destin ; et pourtant, sa présence ici ne tenait qu'à quelques minuscules erreurs qui avaient empêché Morgane d'éclore à sa place. Quelques commandes mal placées qu'on aurait pu corriger, avec des années d'efforts supplémentaires, et surtout, de nombreuses expériences...
« Et voilà ce qui explique ma présence. »
L'Ase posa le doigt sur une tablette plus épaisse, qui semblait avoir été introduite après coup, en poussant toutes les autres. Elle portait un code incompréhensible, mélange de routines de Nattväsen et de commandes de Sysade compressées en quelques expressions sibyllines.
« Le champignon, se souvint Vardia.
— Si tu as été blessée, ou touchée, il est possible que ce bout de code se soit frayé un chemin jusqu'ici. Tes routines de correction d'erreur l'auraient mis en pièce, mais pas à l'intérieur de mon œuf, auquel elles n'ont pas accès. C'est cela qui m'a réveillé.
— Un pur hasard. »
Morgane hocha la tête.
« Il y a eu sans doute d'autres expériences, mais ce sont les circonstances qui t'ont amenée, toi, à rater ton concours, et à te retrouver en face d'un MYC-N trafiqué. Je ne pense pas qu'elle ait soudainement décidé de me réveiller. Même si l'existence de ce champignon prouve qu'elle continuait ses expériences sur les Processus.
— L'Archisade » murmura Vardia.
Morgane s'en doutait, c'était une évidence ; elle le savait même depuis qu'elle avait ouvert les yeux sur cet Observatoire fictif, sur cette prison où elle se trouvait confinée.
« Zora. Elle n'était pas encore Archisade lorsqu'elle a essayé de me ressusciter. »
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