36. De la compassion pour les peuples disparus
Si Sisyphe se réveillait chaque matin amnésique, sans savoir qu'il a déjà poussé son rocher un million de fois, alors sa peine ne serait pas si grande..
Mais moi, je sais que le rocher a déjà été poussé un million de fois, sans jamais parvenir au sommet.
J'ai de la compassion pour tous les peuples disparus, mais j'en ai davantage pour ceux qui, comme moi, ont compris à quel point leurs efforts étaient vains.
Journal de l'Archisade
Vardia n'eut même pas la sensation de fermer les yeux ; deux des satellites de Delta Yvanis 7 devinrent les yeux blancs de Morgane, dont les iris ressemblaient à des fleurs ouvertes dans un désert de sel, tandis que le reste de la nuit se fondait dans ses cheveux noirs de jais.
« Il faut qu'on parle. »
La Sysade hocha timidement la tête, et frémit en reconnaissant le décor clos de l'ancien Observatoire, dont les murs blancs, les étagères boisées et les machineries de laiton s'étaient déjà refermées sur elles. Morgane, assise dans un fauteuil pourpre, les jambes croisées, avait une élégance de reine ; elle semblait se trouver à sa place. Vardia, au contraire, ne se sentait pas l'étoffe des Sysades qui avaient entouré Morgane dans ses recherches, qui avaient partagé ses observations, et qui avaient bâti le nouvel ordre d'Avalon.
« Lorsque tu es éveillée, je perçois une partie du monde à travers tes yeux et tes oreilles ; je te vois agir, mais je suis incapable de penser par moi-même, comme si ta vie était mon rêve. Il n'y a qu'ici, lorsque tu es endormie, que j'existe pour de bon. Je suis donc une sous-routine de ton Processus, une conscience secondaire incompatible avec ta conscience principale, et qui ne peut se déclencher que lorsque l'activité de ton esprit conscient est ralentie. »
Elle battit des cils.
« Par la moustache de Fulbert, vous êtes déjà arrivés sur l'Onde Close... Lôr... je comprends mieux. Je peux même dire que je m'y attendais. Je n'ai jamais fait confiance à ce fripon, comme Aelys s'y était décidée ; je savais qu'il finirait par nous trahir, même contre son gré. »
Elle ferma les yeux, se massa les paupières et émit un soupir dont seuls devraient être capables ceux qui ont déjà dû garder des enfants de moins de cinq ans.
« Et toi qui t'es embarquée dans cette aventure pour la plus étrange raison... pas pour retrouver Mû ou pour sauver Maria, mais simplement pour suivre un homme que tu connais depuis tout juste deux semaines, avec qui tu as partagé une poignée de conversations, et qui a eu le malheur de dire que vous formiez une équipe... »
Vardia regarda ses pieds, gênée, mais l'Ase ajouta aussitôt :
« Cela me rappelle ma rencontre avec Fulbert. Moi aussi, j'ai rencontré un Paladin qui m'a guidée à travers un monde nouveau. En arrivant, Fulbert a essayé de me tuer. Cela dit, au début, Rizal n'était pas beaucoup plus avenant à ton égard ; vous faites des progrès. »
Morgane se leva vivement et se tourna vers le Télescope. Elle cherchait sans doute une raison à sa présence dans ce lieu aujourd'hui disparu ; une erreur qu'elle aurait commise ici ou ailleurs, une mission qui expliquerait son retour d'entre les morts.
« Tu sais, de mon temps, il n'y avait pas de concours. Il n'y avait même pas de Château. Toutes ces choses sont nées lorsque Zora a pris la tête des Sysades ; c'est toi qui me l'a appris.
— Comment était-elle ?
— Curieuse, jugea l'Ase avec un regard voilé de nostalgie. Travailleuse, plus que moi. Mais elle avait quelque chose qui la différenciait des autres. Je pouvais lui parler de la Terre, de l'effondrement écologique, du fléau des sables gris, de la querelle des Précurseurs, du désespoir de Koppeling, de la folie de SIVA... et elle comprenait tout cela. Quand nous parlions des civilisations éteintes, elle brûlait d'une affliction secrète pour ces peuples disparus. Pour tous ses collègues, les Termis de Nû Tiôr 2 ou les Scabares de Ceti Alpha 4 n'étaient que des pages dans un atlas ; pour elle, ils étaient comme des frères. Cela l'a rendue, je crois, très malheureuse, puis très amère. La dernière fois que nous nous sommes vues, nous n'avons fait qu'exposer nos divergences d'opinion ; c'était un dialogue de sourds. Nous avions été très proches, mais nous ne nous sommes pas quittées en bons termes.
— Quand était-ce ? »
Morgane chercha ses mots.
« Il y a une vingtaine d'années, je suppose. Un peu avant la réincarnation de Mû.
— C'est aussi à cette époque que tu es...
— Que je suis morte, oui. »
Ce n'étaient pas des mots que l'on prononçait à l'ordinaire, et Vardia sentit que d'autres se bloquaient dans sa gorge ; elle laissa l'Ase faire les cent pas. Malheureusement, elle ne pourrait jamais devenir une oreille aussi attentive que Zora ; la mort de la Terre, le sacrifice de Koppeling, la guerre des premiers Sysades, elle en avait déjà entendu parler, et elle ne se sentait pas capable de s'emplir d'une compassion universelle à l'égard des civilisations éteintes. Elle aussi, pourtant, avait touché les étoiles ; mais leur souffrance et leur solitude étaient tout simplement trop vastes pour elle.
« C'est là que je suis née » ajouta-t-elle brièvement.
Morgane se tourna brusquement, l'œil vif.
« Bien sûr, se rendit-elle compte. C'est le lien qui nous unit toutes les deux, le lien que je cherchais. Un lien temporel. Je suis morte, tu es née. C'est une réincarnation.
— Mais Mû est le seul Processus avec cette propriété...
— Pourtant, je suis bien là. Plutôt que de crier à l'impossible, trouvons une explication. »
L'Ase s'approcha de son fauteuil, et s'appuya sur le dossier, l'air un peu rêveuse.
« Parlons de toi, Vardia, si tu le permets. Je crois me souvenir d'une histoire étrange à ton sujet ; tu serais la fille d'un Nattvas. »
Face à son air interdit, elle ajouta :
« Je sais que tu ne veux pas en parler. Mais que tu sois fille de la nuit ou de l'adultère, tu n'as rien à te reprocher. Moi, je ne suis la fille de personne, et mon seul ersatz de père était un ordinateur fou qui a failli anéantir l'humanité. »
Elle réfléchit quelques instants.
« Tu sais sans doute que les Processus des Nattväsen, qui n'étaient à l'origine que des bogues de la Simulation, sont bien plus malléables que les MODL ou les BST habituels. C'est aussi pour cela qu'ils sont plus vulnérables aux erreurs.
— Le champignon, murmura Vardia.
— Quel champignon ?
— C'était ma première mission. Un MYC-N bogué. Quelqu'un avait rempli ses secteurs mémoire inutilisés avec des tonnes de données. »
Morgane ne put s'empêcher de sourire.
« Voilà qui est intéressant. Se servir d'un Nattvas basique comme hôte pour les données d'un autre Processus. Ce n'est que de la spéculation, mais on pourrait peut-être...
— Transmettre ces données à un Processus MODL ? En utilisant une sorte d'infection logicielle ?
— Ou bien de la même façon que les Explorateurs qui ont infiltré Avalon, Lôr, Hêr et Sô, ont réussi à s'incarner sous forme humaine : en piratant un Processus en formation. »
L'Ase revint vers elle et posa sa main gantée sur son épaule.
« Aujourd'hui n'est pas un mauvais jour pour apprendre la vérité sur tes origines, mon amie. Que dirais-tu d'explorer ton propre code source ?
— D'ici, tu veux dire ?
— Bien sûr. Certaines choses peuvent rester longtemps cachées, même à la meilleure des analystes ; mais à l'intérieur de son propre rêve, on ne peut se mentir à soi-même. »
Morgane s'approcha d'un des murs blancs, le désigna d'un doigt et déclara :
« Ici, ce sera parfait. Creuse-nous une porte vers tes secteurs mémoriels.
— Je peux faire ça ?
— Tu es dans un rêve conscient. Il est possible que ton code source soit en lecture seule, mais tu pourras le passer en revue comme si tu étais éveillée. »
Elle haussa les épaules.
« Moi, je ne suis que ton hôte, et je n'ai pas ce pouvoir. »
Vardia était presque certaine que cela irait à l'encontre des lois de la Simulation, mais Morgane lui prit la main avec fermeté, la posa contre le mur couvert d'un plâtre lisse et morose, et lui intima d'attendre quelques secondes. La Sysade imagina ces données comme une bibliothèque éclatée, bien plus vaste que l'Observatoire. Un instant, cette vision lui parut assez claire pour pouvoir se réaliser ; mais son pessimisme reprit le dessus, et elle se souvint qu'elle faisait face à un stupide mur, dans un stupide rêve, encouragée par le fantôme d'une Ase disparue.
« Tout cela ne rime à rien, décida-t-elle en ôtant sa main. Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Qu'avons-nous en commun ? Suis-je née sous la mauvaise Lune ? »
En vérité, elle n'interdisait pas à Morgane de revenir d'entre les morts sous forme de rêve ; mais dans ce cas, il lui fallait trouver une Sysade à sa hauteur, quelqu'un comme Sô, qui avait brillé au concours !
« Allez, entrons » murmura l'Ase.
Une fine ligne courant sur le mur formait l'encadrement. Poussée par la main de l'astronome, Vardia donna une légère impulsion à cette surface. Son poignet s'enfonça dans le vide, et des spores blanchâtres s'évanouirent aux alentours, comme si elle avait percé une bulle de savon.
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