35. Personne à qui penser
Face aux vestiges d'une civilisation disparue, on peut se dire qu'elle a bien vécu, et qu'elle a fait son temps ; les tombes ne disent souvent rien des luttes terribles que les uns et les autres ont traversé durant leur vie.
Mais ce qui me remplit de tristesse, de désarroi, et même d'horreur, ce sont ces projets colossaux et désespérés, révélés par les Explorateurs, que Morgane répertoriait dans ses journaux, et dont elle n'osait même pas révéler la longue liste à ses étudiants. Des vaisseaux à demi assemblés sur orbite, qui auraient dû emmener une graine de civilisation sur un autre système stellaire ; des usines gigantesques insufflant de nouveaux gaz dans l'atmosphère pour qu'elle demeure respirable ; des nuées de robots microscopiques pour remplacer les espèces disparues, indispensables à la biosphère – et qui continuaient de voleter autours de leurs centrales de recharge, des siècles après l'extinction de la vie, des abeilles n'ayant plus aucune fleur à butiner.
La mort paisible qui survient dans le sommeil, on ne peut que l'accepter. Mais la mort comme une défaite, dans une bataille aussi déterminante, c'est un drame. Et savoir qu'ils n'avaient aucune chance de réussir, c'est une tragédie.
Journal de l'Archisade
Peu après le départ de Lôr, le soleil d'Yvanis accéléra sa course et descendit entre les arbres manchots ; il parut s'interrompre une éternité au-dessus de la ligne rugueuse qui formait tout leur horizon. Puis il s'enfonça d'un coup dans un néant d'où il ne reviendrait jamais. De la nuit qui tombait sur Delta Yvanis 7 surgirait un nouveau souvenir de l'Explorateur Lôr.
Sur leur chemin, Sô se baissa à de multiples reprises pour poser la main au sol, et alors que Rizal s'apprêtait à le leur proposer, elle annonça qu'ils feraient halte ici. Un arbre était mort ; il n'en restait plus qu'une souche haute comme le genou, et ses voisins en cercle formaient comme une sorte de veillée funèbre. Sô déposa son sac et déplia une toile sur le sable.
« Je ne pensais pas que ça prendrait autant de temps » avoua-t-elle en retirant ses chaussures.
Rizal vérifiait les environs avec professionnalisme. L'imminence de la nuit semblait réveiller son instinct ; même s'il n'y avait aucune créature aux environs, hormis ces montgolfières qui n'étaient même pas photosensibles. Vardia le regarda faire le tour de leur futur bivouac en comptant ses pas. À intervalles réguliers, il disposait des détecteurs de mouvement à batterie de la taille d'une pièce de monnaie, attachés à des piquets plantés dans le sable.
Elle vint ensuite s'asseoir à côté de Sô, qui entamait sans conviction une de leurs rations froides. En posant la main au sol, elle fut surprise par la chaleur qui en émanait. L'ancienne Exploratrice lui rendit un sourire amusé et expliqua :
« Il va faire froid pendant la nuit, autant s'installer près d'une source d'énergie naturelle.
— C'est de la géothermie ?
— Oh, non, Delta Yvanis 7 est une planète si froide qu'elle en est presque morte. Il s'agit des larves qui vivent dans la couche de sable. Elles peuvent former d'assez grandes colonies. Leur chaleur s'évacue par le sol et forme des anomalies thermiques que l'on peut même voir de l'espace. »
Vardia eut un bref haut-le-cœur en imaginant les invertébrés photophobes dévorant les racines sous la surface du sol, séparés de sa main par rien d'autre que dix centimètres de sable poudreux et une toile cirée.
Rizal revint vers elles d'un pas lourd, mécanique ; son regard et ses pensées étaient ailleurs.
« Ils ne sont pas plus rapides que nous, dit Sô. Il suffit que Mû traîne un peu des pieds, et nous rattraperons notre retard.
— Je prends le premier tour de garde » indiqua-t-il, l'air absent.
Les premières étoiles se placèrent dans le ciel d'Yvanis, et parmi elles, un chapelet de petites billes blanches qui devaient être de modestes satellites. Tandis que le Paladin s'asseyait en bordure du terrain, allumait la lampe sur son épaule et commençait à vérifier son pistolet, Sô reconnut ces astres. Elle s'était déjà emmitouflée dans une couverture, comme Vardia, mais ne semblait pas pressée de s'endormir.
« C'est une formation inhabituelle, murmura-t-elle. C'est la raison pour laquelle nous avons exploré cette planète. Au final, nous n'avons jamais trouvé si les satellites étaient d'origine naturelle ou non. Les Yvaniens peuvent les avoir amenés ici dans le but de construire des vaisseaux-générations, dans lesquels ils auraient installé toute leur civilisation pour partir vers un autre système. »
À l'entendre, elle préférait cette hypothèse ; l'idée que les anciens habitants de cette planète avaient pris conscience de leur fin prochaine, et qu'ils avaient dressé un plan grandiose pour sauver leur peuple. Car même si ce plan avait échoué, il leur en restait un panache face auquel l'humanité, comme le Foyer, ne pouvait que s'incliner.
Vardia avait un avis plus mitigé. Ces Yvaniens carapaçonnés dressant les plans de leurs nefs stellaires étaient peut-être restés inconscients, jusqu'au bout, des erreurs de jugement qui les avaient amenés à cette situation désespérée – et qu'ils s'apprêtaient à commettre de nouveau. On peut s'enorgueillir de lutter jusqu'à la mort, mais pas dans un duel que l'on a soi-même provoqué.
« Sô, as-tu triché au concours ? »
L'Exploratrice se tourna vers elle, surprise. Assis à la frontière de leur domaine, presque aussi immobile que les arbres, Rizal ressemblait à un gardien de la nuit. Son caractère introverti avait quelque chose des Nattväsen qu'il côtoyait depuis des années.
« Cela fait des mois, Vardia. Tu n'as toujours que ça en tête, le concours ? Est-ce que c'est vraiment tout ce qui définissait ta vie ? »
Elle soupira.
« Non, je n'ai pas triché, je n'en ai pas eu besoin. Il n'y a eu aucun hasard dans ma vie, Vardia, depuis ma naissance jusqu'à aujourd'hui, j'avais tout planifié et organisé. J'ai choisi de naître comme Sysade, dans une famille aisée et sans histoires, qui me laisserait tranquille. J'ai travaillé de mes deux ans à mes vingt ans pour devenir l'une des meilleures de ma génération. Ma mission, c'était de prévenir Avalon du projet des Spi. Mon véritable objectif, c'était de me rapprocher de Mû. Et mon seul loisir, durant ces années, c'était de découvrir cette espèce humaine que j'avais infiltrée de l'intérieur. »
Sô se retourna sur le dos pour faire face aux satellites, qui ressemblaient aux petites taches blanches d'une culture de pénicillium.
« Mais ma vie était sans histoires, telle que je l'avais voulue, et à cause de cela, je n'ai commencé à comprendre les humains que quand je suis entrée au Château. Tu passais peut-être tout ton temps à travailler, mais pas moi ; je sortais, je faisais la fête, je rencontrais des hommes, parfois des femmes. C'est là que j'ai vraiment découvert ce qu'était une espèce sociale. De mon temps d'Exploratrice, j'ai vu des étoiles qui ne brillaient que pour moi, et j'ai caressé la surface de mondes tombés dans l'oubli, dont la mémoire n'appartenait plus qu'à moi. Mais je ne connaissais pas la solitude ; je ne me sentais pas seule, car il n'y avait personne d'autre. Je n'avais personne d'autre à qui penser, hormis peut-être un Foyer duquel me languir, et un Créateur auquel je ne ressentais aucun attachement. Mais tes frères et sœurs d'Avalon, Vardia, étaient creux, et tristes, tant qu'ils n'auraient pas trouvé quelque chose pour combler ce vide. Quelque chose pour les définir, pour les faire exister. Je sais que plusieurs d'entre eux ont pensé que je serais cette flamme dans leur vie ; à cette époque, je ne comprenais pas encore cette ardeur à faire dépendre sa vie d'autre chose ; elle équivalait pour moi à se faire disparaître. »
Comme elle l'avait prédit, il faisait bien plus froid qu'en journée, malgré le sol qui leur réchauffait naturellement les pieds.
« Je sais quel deuil terrible tu portes, mon amie ; tu as fait dépendre toute ta vie d'un nombre, et tu as tiré le mauvais. Que cherches-tu désormais ? Qui doit valider ton existence ? Mû peut-être ? Ou le Paladin grognon ?
— Peut-être que je le méritais, souffla Vardia. Je me suis abandonnée au Château, mais le Château ne voulait pas de ma faiblesse ; il ne récompensait que ceux qui savaient le dominer.
— Voilà bien les mots de quelqu'un qui n'a pas été assez aimé. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top