34. Ne sacrifiez rien aux dieux


Maintenant que Morgane m'a quittée, je n'ai plus pour compagnie que les grands personnages de l'Histoire, dont je lis les biographies et les chroniques. Mais je navigue de déception en déception.

Lennart, le premier empereur de l'Austral, n'avait pour seul projet que de détruire l'humanité d'Avalon pour la remplacer par une poignée de Précurseurs, le tout en vue de l'invasion d'un monde qui n'existait pas.

Auguste voulait unifier Avalon sous sa bannière ; mais si son empire réussit de plus grands tours de force que son prédécesseur, comme la prise d'Istrecht, son seul projet se résumait à passer un pacte avec l'entité nébuleuse de l'Étoile Rouge.

Tous deux étaient des colosses aux pieds d'argile ; ils ont perdu lorsque leurs principes bancals se sont effondrés. Le seul qu'il me reste, le seul qui a vraiment œuvré pour sauver l'humanité, c'est Wos Koppeling. Wotan. Le nouveau Prométhée qui nous a offert Avalon, et qui a donné une seconde chance à notre civilisation. Hélas, les notes de Morgane, que je suis la seule à connaître, m'ont fait perdre toute naïveté. Koppeling avait perdu la foi, et il a failli renoncer. Voici donc le danger qui me guette, moi qui marche dans ses pas ; si je tombe à mon tour, tout cela n'aura servi à rien.

Journal de l'Archisade


« Ça pèse lourd, cet engin ? souffla Lôr à mi-voix en désignant du doigt la bouche d'acier du K-715, si parfaitement incliné dans sa direction qu'il pouvait voir la rayure à l'intérieur du canon.

— Pas trop, dit Rizal. Je peux attendre que tu aies fini ton explication.

— J'ai compris » intervint Sô.

L'Exploratrice prit place à côté du Paladin, impatiente.

« Salut, sœurette. Je pensais que tu serais un peu plus surprise.

— Je suis surprise de te découvrir ainsi. Mais je sais maintenant comment les Spiruliens ont pu mettre la main sur une Onde Close. »

Elle leva les yeux vers les arbres et leurs parasites flottants, vers les collines de sable gris qui semblaient s'agrandir au loin, comme si le monde morne d'Yvanis 7 se poursuivait à l'infini, sur des échelles de plus en plus vastes, tel une litanie d'erreurs humaines.

« C'est toi, Lôr. Tout ce qui nous entoure, c'est toi. Ils t'ont capturé pour se servir de toi comme hôte. Ce monde inventé est à ton image, peuplé de tes souvenirs. Tu as visité Delta Yvanis 7 comme moi. Si nous marchons plus loin, nous verrons d'autres mondes, n'est-ce pas ?

— Oh, oui, tu as vu juste, ma chère. »

Le jeune garçon tendit la main ; son geste avait quelque chose d'un saint de De Vinci, mais ce n'était qu'une marque d'affectueuse ironie ; au bout de son doigt arqué, son ongle se brisa en copeaux de poussière noire.

La main gauche de Rizal se crispa sur son pistolet. Le temps qu'il dégaine son sabre de sa main droite, tout le garçon s'effondrait dans un déluge de poussière grise, jusqu'à sa chemisette, qui persista une demi-seconde telle le pavillon d'un navire qui coule.

Il recula d'un pas et manqua de trébucher sur le caillou que Sô avait lancé au loin quelques minutes plus tôt, et qui était revenu à sa place comme ils le craignaient. Un rire cristallin retentit entre les arbres léthargiques. Ils le cherchèrent tous trois du regard, et se retournèrent avec surprise lorsqu'il réapparut dans leurs dos, adossé nonchalamment à un arbre, mâchonnant une tige de blé qu'il venait tout juste d'inventer.

Il avait vieilli. Sa tenue était désormais impeccable ; elle ressemblait au costume de location un peu trop chic que l'on enfile au petit dernier pour l'emmener à un mariage.

« En vérité, Lôr est mort, et tout ce qu'il en reste, c'est moi, et le monde en toc qui nous entoure. »

Il eut un sourire éclatant ; on aurait dit qu'il prenait la pose pour une photo qui serait transmise à ses descendants. Le Paladin jugea qu'il se tiendrait tranquille, rengaina son pistolet, mais garda la main sur son sabre.

« Raconte-moi ce qui est arrivé, exigea Sô. Lorsque tu es retourné au Foyer.

— Tu ne veux pas plutôt savoir dans quelle direction sont partis vos amis ?

— Où sont-ils ? s'exclama Rizal.

— Ah, la fougue de la jeunesse. Vous êtes mignons, tous les trois, on dirait des chevaux harnachés à un même char ; celui de droite essaie d'aller à gauche, celui de gauche à droite, et celui du milieu ne sait même pas que la course a démarré. »

Lôr sortit de son dos un chapeau de paille, qui avait pratiquement la même coloration que ses cheveux soignés, et le déposa sur son chef avec affectation.

« Dès que le Téléphore a été prêt, Morgane nous a catapultés, moi et Hêr, en direction du Foyer. Je ne m'attendais pas à grand-chose ; je pensais que notre Créateur avait menti à Hêr sur toute la ligne, et que le Foyer ne se trouverait pas à l'endroit indiqué. Mais j'avais tort de douter de notre père à tous ; lorsque nous sommes arrivés, peut-être cinq ou dix ans après notre départ, il était là. Un spectacle de suffisance et de dédain. J'ai eu envie de vomir en le découvrant, tout seul dans son antre, presque trop absorbé pour me remarquer. »

Il examina ses mains manucurées avec un sourire ; ces mains parricides aux ongles patiemment limés, et enduits d'un léger vernis transparent.

« Je pensais avoir une saine discussion avec notre Créateur, mais tout ce que j'ai appris avant de le tuer, c'est que je n'étais pas important. La seule chose qui comptait désormais à ses yeux, je vous le donne en mille, c'était Mû. C'est Mû, la meilleure d'entre nous. »

Lôr se tourna vers un interlocuteur invisible et s'écria :

« Oui, mon beau miroir, c'était Mû la plus belle, encore, toujours, et à jamais ! C'est elle qui, la première, a pu accomplir ce pourquoi les Explorateurs existaient, et qui se faisant, a rendu caduques toutes nos destinées. Lôr est mort, mais de toute manière, Lôr ne pouvait plus exister. »

Il ôta son chapeau un bref instant, en guise d'hommage à cet illustre Explorateur qui avait percé à jour son propre Créateur, et qui avait découvert la terrible vérité.

« Si Lôr est mort, qui es-tu ? l'interpella Rizal.

— Voilà un Paladin comme on n'en fait plus, la quintessence de l'Ordre protecteur d'Avalon : un homme sans cervelle, et sans humour. Je te plains, mon ami.

— C'est un morceau de Lôr, indiqua Sô. Un aspect de son Processus originel. Il doit s'en reformer spontanément à l'intérieur de cette Simulation.

— Oh, oui, en grandes quantités. Les Spiruliens ont dû faire avec. On peut tuer Lôr le Sincère, mais on ne peut pas tuer Lôr le Fou ; la folie survit même à son propriétaire. »

Rizal réfréna l'envie d'essayer son pistolet sur ce fantôme tapageur et choisit la diplomatie. Il était prêt à encaisser toutes les insultes si cela pouvait les rapprocher de Mû.

« Si tu fais partie de ce monde, tu vois tout, tu sais tout ce qui s'y déroule. Où sont les Spirumains ?

— Oh, c'est comme ça que vous les appelez ? J'aime ce nom. Je les appelais les asperges, mais je crois qu'ils l'ont mal pris. »

Lôr cracha sa tige de blé et désigna l'horizon d'un doigt vague.

« Ce monde est une ligne. Car c'est ainsi que sont les souvenirs. Il ne s'agit pas d'espace, mais de temps ; vous voyagez dans mon histoire. Marchez assez vite et vous finirez par croiser vos amis en train de souffler sur le bord d'un chemin où je me suis moi-même arrêté ; attablés à une auberge où j'ai moi-même courtisé la gueuse ; encapuchonnés de noir au fond d'une ruelle où j'ai moi-même égorgé un importun. Et tout au bout de cette ligne, vous trouverez le lieu où commença leur périple et où se termina le mien. »

L'ancien Explorateur rabaissa sa main ; un instant, l'armure d'ironie dont il se protégeait encore se fissura, et Lôr le Sincère leur apparut brièvement comme un éclat de soleil, dans une honnêteté dont seul est capable un être qui vient tout juste de s'éveiller à son humanité.

« Je sais ce que représente Mû pour vous. Pour moi, elle n'était qu'une cible à tuer. Je devais sacrifier Mû à mon Créateur, et ensuite revenir vers lui pour récolter ses faveurs. Mais mon dieu m'avait menti, mon dieu s'était trompé, et entre-temps, c'est Mû, parmi tous mes frères et sœurs, qu'il avait choisie. Mû était importante. Je ne l'avais jamais été. »

Il leur tourna le dos et s'éloigna sans interrompre son discours, dont les mots finirent par leur échapper ; jusqu'à ce que sa silhouette, comme le caillou de l'expérience, fut rattrapée par la mise à jour automatique de l'environnement.

« Voici donc la morale de mon histoire. Ne sacrifiez rien aux dieux. À peine aurez-vous amassé vos offrandes qu'ils vous auront déjà oublié pour quelque autre distraction. Voilà quelque chose que nos amis Spirumains, qui croient en la parole de leurs grands mollusques, auraient dû méditer avec une plus grande application. Oui, voilà... c'était donc Mû, la vraie déesse, celle qui ne demande rien, qui ne dit rien, mais qui ne déçoit point... »

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