32. Les frères cachés
Pourquoi faut-il préserver l'humanité ? Pour notre art, notre culture ? Rien de tout ceci n'est original. La loterie cosmique a eu tant de joueurs que chaque numéro a été tiré plusieurs fois. D'autres que nous ont eu le même rapport à la mort, à l'existence, au temps ; d'autres que nous ont inventé les mêmes notions d'amour et de fidélité, de religion et de foi. D'autres que nous ont fait les mêmes prières, avant de commettre les mêmes erreurs, et d'être punis de la même manière.
C'est pire encore si l'on envisage que l'enveloppe totale de ce que pouvait créer l'humanité, de ce qu'elle pouvait devenir, était déjà déterminée à l'avance par les conditions initiales de sa formation. Par l'emplacement exact, dans le buisson des hominidés, où devait se séparer la lignée dominante de l'homo sapiens. Par notre nature profonde de primates et la taille exacte de notre cerveau.
Car si la loi d'airain du déterminisme s'applique à un humain individuel, que dire d'un groupe dont toutes les caractéristiques sont avant tout des statistiques, dont l'écart relatif à la moyenne tend vers zéro ?
Journal de l'Archisade
Rizal parcourut cette plage de sable gris pendant quelques minutes, le temps que Vardia, sur les conseils de Sô, se familiarise avec les commandes mentales qui leur permettraient peut-être d'invoquer des interfaces holographiques.
Leur arrivée s'était mieux déroulée que prévu ; ils craignaient une chute sans fin à travers des sols incapables de supporter leur poids ; voire, une désintégration totale de leurs esprits par d'intransigeants pare-feux logiciels. Ce n'était que maintenant que le Paladin pouvait se rendre compte de leur chance.
Tandis que les deux Sysades échangeaient des murmures, Rizal fouillait le sable du bout du pied. Cette crique cernée de roches sévères, que la mer avait lentement pulvérisées, lui inspirait une certaine inquiétude ; mais il cherchait vainement la source du danger. Pour une fois, son instinct semblait mis en échec.
Il ramassa un petit caillou, l'éleva dans sa paume gantée, et le tint face au soleil, tel Hamlet récitant son discours. Cette Simulation matérialisait un monde étranger ; pour un pessimiste comme Rizal, étranger signifiait hostile. Derrière ce silence, à peine troublé par le bruit du vent et des vagues, viendrait peut-être l'assaut d'un prédateur féroce. Ou l'agonie sournoise d'une maladie contagieuse, dont les toxines empoisonneraient l'air à leur insu.
« Un problème ? »
Sô ne paraissait pas aussi inquiète que lui. Quant à Vardia, encore désorientée, elle effleurait déjà du bout des doigts des formes invisibles. Si elles accédaient déjà au code source de cette Simulation, c'était qu'il était semblable à Avalon, ou du moins, facilement traduisible.
Rizal fronça des sourcils. Le manteau gris de Sô portait encore de grandes taches humides, et les traits de maquillage soulignant ses sourcils s'étaient dilués dans l'eau. Elle n'était pas aussi inoffensive que Vardia ; le sentiment de grande assurance propre aux Sysades, que l'on cultivait au Château, était aussi clairement visible sur elle que les atours d'un paon. À moins qu'il ne s'agisse de sa nature d'Exploratrice, de son passé qui ressurgirait à mesure qu'ils s'éloignaient d'Avalon.
Ce qui le gênait le plus, c'était la manière dont sa part humaine et sa part inhumaine étaient inextricablement liées, car cela le renvoyait à Maria et Mû, deux concepts prisonniers d'un seul corps humain, inséparables, voire indistinguables.
« Qui nous dit que cette eau n'était pas toxique ?
— A priori non, à moins qu'elle ne soit chargée en arsenic. La Simulation ne nous interface qu'avec le décor minéral. Pour les processus et les sous-routines liées à la biosphère, c'est comme si nous étions nous-mêmes des cailloux – et l'inverse.
— Ça veut dire qu'on ne pourra pas se nourrir, remarqua Vardia en les rejoignant.
— Oh, de toute façon, nous n'aurions pas trouvé grand-chose à grignoter. Reste à espérer que nos propres routines internes sont ralenties, et que nous ne mourrons pas de faim. Prévenez-moi si vous avez mal au ventre. »
L'Exploratrice se hissa sur les rochers. Elle semblait oublier qu'elle avait laissé ses cristaux sur Avalon, et que Rizal était le seul des trois à avoir apporté des armes.
« Laisse-moi passer devant, grommela-t-il.
— Inutile, je connais l'endroit. »
Le Paladin tendit la main à Vardia pour l'aider à monter. Son geste chevaleresque passa inaperçu, car la jeune femme avait le regard ailleurs, les yeux plissés ; on aurait dit une cliente arrêtée au milieu d'une allée dans une épicerie, interrompue dans ses courses par la lecture d'une liste d'ingrédients particulièrement longue.
Mains sur les hanches, Sô prit une grand inspiration. Le sable gris se poursuivait à perte de vue, une fine couche qui recouvrait des roches aux arêtes coupantes, en blocs inégaux parcourus de failles et d'anciennes ravines. Des veines rouges d'oxydes ferreux apparaissaient parfois sur ces empilements grisâtres, tels des vaisseaux sanguins éclatés. Et sur ce décor horizontal venaient se planter d'innombrables pylônes noirs, farouchement rectilignes, tous de hauteurs et de diamètres semblables ; seule l'imperfection de leur placement attestait de leur origine naturelle.
« Ce sont les arbres de Delta Yvanis 7, expliqua Sô. C'est le monde que reproduit cette Simulation. »
La force de gravité était du même ordre que sur Avalon, peut-être un peu plus faible. Les arbres s'élevaient bien à trente mètres de haut ; on les devinait secs et solides. Sans branches et sans feuilles, ils ressemblaient à une forêt de pins brûlée.
« A priori, ils ne font pas de photosynthèse. Je les appelle des arbres, mais ils se rapprochent plus des champignons. »
À presque chaque sommet, à une distance inatteignable pour eux, flottait une petite montgolfière ovale de la couleur d'un œuf dur. Sa bouche ouverte, d'où l'on pouvait voir l'envers de sa fine enveloppe, était entourée d'un cercle de mandibules que le dirigeable vivant plantait au sommet des troncs pour en suçoter la sève. Contrairement aux arbres, ces parasites flottants, aux allures de tiques gonflées, avaient une taille variable ; certains sautaient d'un tronc à l'autre en agitant leurs petits membres crochus, sans parvenir à s'arrêter ; d'autres, gigantesques, ressemblaient à des ballons que l'on aurait fixés au sommet d'une cheminée d'usine.
Hormis le grattement occasionnel d'une montgolfière glissant contre un tronc de façon ridicule, il régnait dans cette forêt à ciel ouvert un incroyable silence. Celui qui dans le monde de Rizal, au cœur des nuits les plus sombres, signifiait souvent l'approche d'un prédateur.
« Ce sont les seules formes de vie macroscopiques du biotope, à l'exception des mycéliums et des larves qui vivent dans la terre, et que nous n'allons certainement pas déranger.
— Tu es sûre qu'il s'agit bien d'une reproduction fidèle ? tenta Vardia.
— Je ne peux pas en être sûre, mais j'en ai bien l'impression. Pourquoi, je l'ignore. Peut-être que les Spiruliens adorent Delta Yvanis. Pour être honnête, je ne sais pas grand-chose d'eux, ni des Teuthides ; je ne sais même pas de quelle planète ils originent, ni de quel bras galactique. »
Elle mit les mains dans les poches de son manteau, pour camoufler sa propre appréhension derrière son masque d'assurance. Ni les Explorateurs, ni les Sysades ne pouvaient se permettre d'être vulnérables.
« Qu'est-il arrivé à ce monde ? demanda Rizal.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu connais cette planète. Tu l'as approchée lorsque tu étais exploratrice, c'est donc qu'elle avait quelque chose pour intéresser le Foyer : une civilisation disparue. Qu'est-il arrivé sur Delta Yvanis ? »
L'histoire des mondes perdus est comme un livre dont on aurait arraché toutes les pages, et qu'on voudrait remettre dans l'ordre. Sô haussa d'abord les épaules, puis elle se décida à lui répondre.
« Quelque chose de banal. La même chose que sur Terre, je suppose. Un effondrement écologique de la biosphère, une extinction de masse des espèces, qui a entraîné celle de la civilisation locale. C'était il y a des dizaines de millions d'années. Les arbres et les montgolfières sont les premières formes de vie complexes depuis l'extinction ; ils ont évolué à partir de micro-organismes, de manière totalement différente de ce qui les avait précédés. Je crois bien que les Yvaniens n'étaient pas très différents des humains. Hormis le fait qu'ils n'avaient pas d'os, bien entendu, juste des carapaces molles dont je n'ai retrouvé que les empreintes. »
Avec un sourire en coin, elle laissa Rizal se débattre avec l'image mentale de ce peuple insectoïde. S'arrêter à ces détails aurait été une erreur ; ils étaient, malgré leur apparence, les frères cachés de l'humanité.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top