31. La solitude des étoiles
Je suis seule ; je ne peux m'attacher à personne ; il n'y a eu que Morgane, mais j'ai perdu Morgane. Lorsque je me sens dériver ainsi, j'ai l'impression d'être, comme Avalon, un misérable vaisseau perdu dans l'espace.
Journal de l'Archisade
Au loin brillaient les étoiles.
Elles étaient si éloignées que si on les faisait disparaître, une par une, le reste de l'univers ne l'apprendrait que des années plus tard.
Des civilisations entières pouvaient mourir dans leur ombre, personne ne le saurait.
Vardia avait toujours eu le même problème.
Dans certaines périodes de sa vie, durant son enfance chez ses grand-parents, durant ses études au Château, elle avait été entourée ; c'était comme si elle pouvait partager avec d'autres le poids de l'existence, même s'ils n'étaient pas proches, même s'ils ignoraient son nom.
Mais cela ne durait jamais. Ses grands-parents, lassés d'être la cible de la rumeur, finissaient par l'envoyer en internat ; ses pairs du Château, une fois le classement de sortie proclamé, se dispersaient de par tout Avalon pour accomplir les grandes destinées décidées pour eux par Zora. Et Vardia se retrouvait seule, aussi seule que les étoiles.
Qu'adviendrait-il si un jour, les Nattväsen surgissaient à sa fenêtre ouverte, comme dans l'histoire de sa mère, et qu'ils l'emmenaient dans leur monde souterrain ? Combien de temps avant que d'autres le remarquent ? Un mois ? Un an ? Jamais. Vardia appartenait désormais aux rangs des voyageurs ; toujours de passage, indistinguable de tous ceux qui la précèdent, et de tous ceux qui la suivent.
Les humains de la Terre et d'Avalon s'étaient sans doute longuement demandé pourquoi personne, parmi leurs hypothétiques voisins galactiques, n'avait tenté de les contacter. La vérité était un peu cruelle : pour ceux qui auraient pu les voir de si loin, ils n'avaient rien de particulier, rien d'intéressant. Un voyageur ne s'arrête pas à chaque hameau pour frapper aux portes ; on n'ouvre pas ses volets au moindre voyageur qui passe.
Vardia n'avait jamais vu la Voie Lactée aussi nettement ; ses rivières d'étoiles ressemblaient à de la poussière d'argent en suspension dans un grand lac. Même ces lueurs innombrables n'étaient que les plus visibles, qui cachaient l'écrasante majorité des soleils. Après deux siècles de voyage, on ne pouvait plus distinguer à l'œil nu le système stellaire d'où s'était envolé Avalon ; la Terre avait été engloutie par la nuit.
Elle ignorait où se trouvait son corps ; elle avait perdu l'ouïe et le toucher. Il ne lui restait que cette image, ce disque fait de petites étincelles crépitantes, dans laquelle il lui semblait plonger, alors que toutes les étoiles demeuraient fixes.
Vardia eut l'impression étrange que c'était son âme qui flottait dans l'espace, et qu'elle se mêlait à tous les astres situés dans son champ de vision, qu'elle se dispersait au loin comme une poignée de cendres. Une angoisse naquit dans son esprit jusque-là paisible. Elle était en train de devenir une étoile. Cette terrible pensée s'accrocha à son esprit et le fit dériver dans le vide. Là, loin de toute source de lumière, elle devina sans la voir la cohorte silencieuse des planètes errantes, leurs glaciers de méthane plongés dans la nuit perpétuelle. Des voyageurs plus hardis qu'elle, à bord de vaisseaux à propulsion atomique, s'étaient embarqués pour des périples millénaires ; mais même ces explorateurs de civilisations disparues n'avaient jamais pu faire escale sur ces mondes morts, invisibles, indiscernables du brouillard cosmique. Et pour beaucoup d'entre eux, morts ou endormis, leurs appareils en panne avaient rejoint la horde fantôme.
Vardia crut qu'ils l'appelaient, qu'ils l'invitaient dans leur monde en dehors du temps ; tout un univers inaccessible, mille fois plus sombre que la forêt souterraine des Nattväsen. Toute chose serait amenée à traverser sa frontière. Et la Sysade comprit que si cette ombre lui paraissait à la fois terrifiante et envoûtante, c'est qu'elle avait elle-même un éclat de cette ombre dans le cœur, comme tous les humains. Un éclat du vide le plus pur et le plus certain. Un faux remède pour la solitude.
Elle ne contemplait pas la Galaxie ; elle s'observait elle-même. Et Vardia, vue de l'extérieur, était une chose fragile et contradictoire, faites de deux autres choses entremêlées sans que l'on sache très bien laquelle s'était formée en premier.
Elle ne se souvenait déjà plus d'Avalon et de son humanité lorsque son miroir se brisa ; elle eut l'impression de naître, contre son gré. Son corps lui revint sous forme de douleur. Quelque chose l'écrasait et l'empêchait de se mouvoir ; elle avait quitté un océan pour un autre.
Vardia creva la surface de l'eau. Sa vision était encore floue, et ses membres cotonneux parcourus de fourmillements. Une vague la renversa ; elle but la tasse. Tout cela signifiait que son Processus s'était automatiquement interfacé avec la Simulation étrangère ; c'était bon signe. Malheureusement, elle allait mourir étouffée avant d'avoir compris pourquoi cette eau n'avait aucun goût.
Elle sentit qu'on l'agrippait par les épaules et qu'on la tirait à la lumière. Un soleil pâle apparut, puis une plage de sable gris. On l'allongea sur le côté pour qu'elle puisse tousser. Des vaguelettes moqueuses venaient lui lécher les pieds ; elle avait failli se noyer à quelques mètres du rivage.
« Est-ce que ça va ? »
Elle cligna des yeux et reconnut le profil de Rizal, accroupi devant elle. Sô les attendait plus loin, agitant ses mains comme dans un discours imaginaire ; elle parlementait avec le code de la Simulation locale.
« Respire, ordonna le Paladin. Nous sommes interfacés avec l'air. »
Vardia hocha la tête, s'assit et commença à éponger ses cheveux. Au moins, l'eau n'était pas froide ; vu la position du soleil, on pouvait prédire qu'il ferait trente ou trente-cinq degrés en milieu de journée. Elle crut voir quelque chose bouger à côté d'elle, et eut un geste de panique, mais ce n'était qu'un morceau d'écume arraché par le vent.
« Je ne pensais pas que cela fonctionnerait aussi bien, dit Rizal, mais maintenant je comprends. Les Spirumains nous ont précédés avec Mû ; ils ont donc déjà codé les routines nécessaires à l'interface des Processus d'Avalon. »
Il se leva avec un soupir et lui tendit la main. Lui aussi était trempé ; il n'y avait que le sommet de ses épaules qui avait commencé à sécher.
« Mais ils ne savent pas encore que tout ce qu'ils ont fait pour Mû sera utile pour nous. Ils vont avoir une bonne surprise. »
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