3. L'Égide et le Glaive


Je suis l'une des rares à comprendre la situation dans laquelle se trouve l'humanité. Je n'ai aucun mérite : je me suis seulement tenue auprès de la meilleure professeure, Morgane ; elle-même avait connu Mû et puisé à son savoir immense. C'est elle qui m'a tout transmis, même les secrets qu'elle a omis de recopier dans ses livres.

L'espèce humaine a aujourd'hui disparu de la face de la Terre, son monde d'origine ; sans Mû, nous aurions aussi été effacés de la Galaxie. Nous sommes une anomalie du Destin. Mû nous a bénis d'une seconde chance ; mais notre malédiction, c'est ce fardeau d'erreurs commises par nos ancêtres. Quiconque en prend conscience ne peut que s'effondrer sous la peur d'ajouter la prochaine ligne à cet abominable almanach.

Je suis l'Archisade, et je dois sauver l'humanité de l'extinction.

Journal de l'Archisade


La lame de Rizal heurta une faucille. Celle-ci moulinait dans le vide, limitée par ses articulations approximatives ; le champignon frappait au hasard. Le techno-Paladin trancha ce premier bras sans difficultés, dans une gerbe de jus rougeâtre qui vint colorer la rivière comme la première plaie d'Égypte.

Le Creux infecté avait faim ; ses rampements erratiques, qui raclaient le fond de la rivière en arrachant ses peaux incolores, le menèrent bientôt jusqu'au corps du renard. Le Haut-Nattvas ne perdait aucun sang ; il n'était fait que d'ombre, empruntée à la nuit. Rizal le vit emporté par les faucilles, réduit en pièces dans un cliquetis chaotique, aspiré et avalé par la bouche qui devait se trouver derrière cette forêt agitée.

Il était seul. Il avait oublié la présence de Vardia, et jusqu'à son prénom. Datu venait de se faire décapiter par un champignon bogué, et il était trop tard pour reculer.

Le techno-Paladin adressa une prière silencieuse à son sabre. On avait remodelé cette lame à partir du cristal brisé de Brise-tempête, une arme légendaire ayant appartenu au Haut Paladin Anastase de Hermegen. C'était une lointaine époque, celle où les Sysades n'étaient d'aucun secours et les Paladins défendaient Avalon à eux seuls ; mais pour Rizal les choses n'avaient guère changé.

Le tranchant impeccable de Brise-muraille faucha plusieurs bras du champignon sans effort. Mais la foule se mit bientôt en ordre, chercha le point faible ; des lames se cognèrent en éraflant les plaques de son armure.

Rizal roula pour éviter un coup à la taille. Les champignons qui avaient poussé sous l'eau s'agitaient eux aussi, se hérissant de lames semblables, en plus petit, qui formaient des milliers de picots. Certains traversèrent les interstices de sa combinaison et se plantèrent aussi profondément que des aiguilles d'acupuncture. De sa main gauche, il arracha un champignon qui essayait de s'agripper à son casque, et l'écrasa dans son poing.

Bien à l'abri au sommet des arbres, des Changeants l'observaient avec curiosité. Pour eux, tout ceci devait ressembler à un jeu.

« Un peu d'aide ne serait pas de refus ! » leur cria Rizal avant de faire un nouveau bond.

Il avait perdu le rythme. Le champignon passait à l'attaque ; ses mycéliums agités se dépliaient de seconde en seconde, étirant à l'infini leur machinerie mal articulée, grouillant comme un nid de serpents. Le techno-Paladin en balayait des dizaines, mais sans la dextérité d'un Hercule face à l'hydre, il ne put que reculer jusqu'à sortir de l'eau.

« Rizal ! »

Ce cri lui rappela, un peu tard, la Sysade.

Le Paladin balaya une faucille insistante ; le monstre s'élançait désormais à l'assaut des premiers arbres ; ses lames se plantaient au sommet des sapins et s'en détachaient dans de grandes chutes de branches et d'épines. Une huile rouge s'écoulait de ses membres brisés et suintait sur son chapeau gigantesque. Dans une demi-seconde de répit, il aperçut Vardia, les pieds dans l'eau, de l'autre côté du champignon. Elle était descendue à son tour. Ses bras étaient levés, comme si elle essayait d'estimer la taille d'un brochet.

« Sortez de là ! » lança-t-il.

Vardia garda une main ouverte et de l'autre, referma ses doigts un à un.

Quand le décompte fut terminé, Rizal se décida enfin à comprendre ; il reconnut la lumière azurée qui illuminait la Sysade. Les Administrateurs Système, seuls à même sur Avalon de manipuler le cristal, ne savaient pas tous s'en servir comme arme. Une telle liberté n'échoyait qu'aux Sygiles, peu nombreux, et fort rares à croiser le chemin des Paladins.

Un disque transparent d'un mètre de diamètre, aux formes géométriques semblables à des broderies, flottait devant Vardia. Il était la source principale de lumière. Modelé en un instant à partir d'une des pierres que les Sysades emportaient partout avec eux, il formait l'Égide, leur arme favorite. Elle la contrôlait à l'aide de sa main droite. Les mouvements subtils de ses doigts et de son poignet aidaient son cerveau à se concentrer sur sa tâche.

Tout autour du disque se détachèrent des aiguilles presque invisibles, peu lumineuses, aussi tranchantes que le sabre de Rizal. Le Glaive. Elle le contrôlait à l'aide de sa main gauche.

Le Paladin décida de profiter de sa chance ; tandis que le champignon, attiré par la lumière, roulait sur le côté comme un poisson qui se débat, il promena son sabre dans la forêt de lames, frappa dix fois pour se protéger, pour avancer plus loin.

Vardia fit un premier geste ; les épines du Glaive fendirent l'air avec un sifflement de flèches, clouant en l'air plusieurs pattes du champignon, qui demeurèrent figées et tremblotantes. L'Égide se mit en rotation, passa dans les airs telle un feu-follet à l'arête tranchante, désarma une vingtaine de faucilles.

Elle continuait d'avancer, prête à décapiter le champignon. Son plan aurait fonctionné si un cadavre de truite, porteur des filaments à pois rouges, n'avait sauté hors de l'eau pour venir s'accrocher à ses cheveux. Elle émit un petit cri ; par réflexe, son Égide revint vers elle et son Glaive s'effaça dans les airs, laissant le champignon libre.

Le dos d'une lame heurta la jambe de Rizal et il tomba sur le dos dans le sable. Des branches s'écrasaient tout autour de lui, arrachées aux arbres, tandis que le champignon étendait ses bras approximatifs dans sa direction. Il espéra que Vardia reviendrait à son secours, mais la Sysade se battait contre des truites.

Un coup sourd frappa la terre ; à ce signal, les faucilles se rétractèrent et Rizal assista à quelque chose qu'il n'avait encore jamais vu.

Un Creux gigantesque avait remonté la rivière jusqu'au champignon. Son écorce était de couleur grise ; ses bras et jambes asymétriques se devinaient larges et solides, et des lames courbes lui tenaient lieu de doigts. Vardia recula précipitamment à l'abri du surplomb rocheux, tandis que le Creux heurtait le champignon de toute sa masse.

Les deux lutteurs basculèrent dans l'eau. Le bois craqua, les griffes se brisèrent ; le Creux tenait le monstre en étau.

Rizal se releva ; il espérait porter le coup fatal, mais un soubresaut le propulsa à plusieurs mètres en arrière, sans qu'il sût très bien lequel des deux l'avait frappé. Son armure encaissa le choc contre les galets, mais ses épaules endolories refusèrent de bouger pendant une bonne seconde.

Vardia venait de mettre ce temps précieux à profit.

La Sysade bondissait sur un escalier invisible ; chaque marche la menait plus haut, sans qu'il pût deviner où se trouvaient les cristaux qui lui permettaient cet envol gracieux. Elle changeait sans cesse de course pour éviter les bras désarticulés du champignon, qui tournoyaient aux alentours. Enfin, la flamme lumineuse de l'Égide remonta jusqu'à elle.

Le bouclier étincelant plongea en direction du champignon à pois rouges et le traversa de biais, sectionnant le pied épais qui se trouvait quelque part sous son chapeau. La bête perdit toute son ardeur et ses centaines de bras retombèrent.

Le Creux attendit quelques temps avant de desserrer sa prise. Il se dégagea du cadavre et se releva lentement ; un de ses bras avait été sectionné, et il boitait. Plus loin, sa silhouette sylvestre s'enfonça parmi les arbres, et disparut tout à fait, tandis que les chocs sourds de ses pas s'effaçaient dans le sol meuble de la forêt.

Le Nattvas n'avait fait que jouer son rôle. Car ils avaient la garde de la nuit, l'envers du monde ; c'était bien à eux de détruire les bogues d'Avalon.

Assis dans l'eau qui lui arrivait à la taille, Rizal se laissa souffler quelques instants. Une meute de noctureuils descendait des arbres, qui plantaient leurs incisives énormes d'écureuils dans les chairs infectées en roulant leurs gros yeux. Des rats-crapauds remontaient le courant, un air las sur leur gueule énorme, avec des allures d'ouvriers descendant à la mine. L'infection devait avoir disparu d'ici l'aube, et ces phagocytes, capables de tout digérer, s'empressaient de goûter au champignon avarié.

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