29. Les hommes sans foyer


L'esprit du Pacte de Mû, et du Pacte d'Embert, c'est d'inscrire le monde d'Avalon dans la durée, de protéger son équilibre, de le maintenir tel quel. Les Nattväsen se conforment à ce Pacte. L'idée d'un avenir au-delà d'Avalon est pour eux impensable, presque sacrilège.

Journal de l'Archisade


« Pardonnez-moi, nous n'avons pas été présentés. Je suis Cheshire. »

D'autres sourires identiques apparurent autour d'eux, de simples filigranes qui disparaissaient aussitôt. Vardia ne connaissait rien au peuple de la nuit, mais elle savait qu'il était dirigé par une clique de Nattväsen très anciens, et le nom de Cheshire lui disait quelque chose. On n'en voyait que les yeux, les dents et le bout des oreilles, mais elle compléta mentalement la silhouette du lynx. Difficile en revanche de dire si tous les autres chats perchés sur les colonnes de lave grise formaient la garde personnelle du prince de la nuit, ou s'ils n'étaient que des mirages recopiés.

« Pourquoi êtes-vous ici ? lança Zora, la main crispée sur sa canne.

— Étrange question, rétorqua Cheshire sur un ton badin. Les derniers humains ont quitté cette île voici plus de vingt ans. Si personne n'avait été ici pour faire l'expérience de ses murs solitaires et de son dôme silencieux, sans doute ce rocher se serait-il de nouveau enfoncé dans l'océan. »

C'était une métaphore ; la Simulation n'était pas aussi instable qu'il le prétendait. Mais dans une nuit aussi impénétrable, comment ne pas être gagné par l'impression que le monde est sur le point de disparaître, et qu'au-delà de l'horizon qui se rétrécit, il a déjà disparu ?

L'Archisade caressa le pommeau de sa canne, en une menace à peine voilée.

« Je suis désolé de la mort de Datu, intervint Rizal.

— Moi aussi, Paladin, moi aussi. Certaines erreurs sont sans conséquences, mais parfois, nous en sommes châtiés. Datu s'est montré bien présomptueux.

— Nous l'étions tous.

— C'est vrai. »

Cheshire étira davantage son sourire, ce qui écarta ses dents pointues.

« Certains se sont laissés dire que si Mû avait été mise à l'abri dans notre monde souterrain, entourée du Bandersnatch aux mille épines, des Creux aux milles griffes et des chats-fuyants aux mille reflets, elle serait encore sur Avalon. »

Il pencha la tête sur le côté.

« Pour ma part, je ne suis pas aussi catégorique. Les Sysades ont mené un admirable combat. Mais certaines batailles se mènent mieux de nuit que de jour. Qu'en pensez-vous, Zora ?

— Je vous laisse épiloguer si vous le souhaitez. Interprétez cette défaite comme cela vous chante. J'ai autre chose à faire.

— Oh, oui, je sais pourquoi vous êtes ici. »

Le sourire et les yeux échangèrent leurs places ; sa tête était à l'envers, suspendue dans l'ombre.

« Mais pour être exact, je sais ce que vous allez faire, mais j'ignore pourquoi vous le faites. »

Il retomba sur ses pattes et s'approcha de leur groupe, comme s'il entendait renifler chacun d'entre eux.

« À vous, Rizal.

— Je dois retrouver ma sœur.

— Vous n'avez jamais eu de sœur, Rizal. Maria n'a toujours été qu'un réceptacle pour Mû. Je suis sûr que les Sysades vous l'ont déjà expliqué. »

Le Paladin était peut-être habitué à ce genre de remarque, mais son cœur se serra encore d'amertume.

« Mais votre quête n'en reste pas moins légitime, jugea le Nattvas. C'est plutôt vous, Sô, qui me donneriez quelque doute. La première chose que vous avez faite, une fois acquise votre liberté vis-à-vis du Foyer, a été de la vendre aux Teuthides. À ce que vous dites. Qui nous dit qu'il ne s'agissait pas des Spiruliens depuis le début, qui vous ont infiltrée en Avalon afin de garantir le succès de leur opération ? Pour comprendre pourquoi vous partez, il me faut d'abord vérifier pourquoi vous êtes venue. »

L'Exploratrice croisa les bras. La multiplicité des regards brillants, qui s'ouvraient et se refermaient sans cesse tels des floraisons éphémères, leur donnait à tous l'impression d'être pris au piège.

« Pourquoi avez-vous accepté cette mission des Teuthides ?

— Je voulais voir Mû. »

Elle croisa brièvement les regards de Rizal et de Vardia.

« Lorsque le Foyer a été détruit, j'ai compris que je ne rentrerais plus jamais à la maison. J'avais déjà été seule durant des siècles, mais à ce moment, je me suis sentie seule, pour la première fois. Et la seule Exploratrice encore en vie, ma seule famille, c'était Mû. Mais j'ignorais où se trouvait Avalon ; ce sont les Teuthides qui m'ont donné cette information, qu'ils avaient volée aux Spiruliens.

— Ne pouvons-nous pas envisager que ce sont les Spiruliens, qui se sont joués de vous ?

— Je n'en sais rien. Je m'en moque. Je suis devenue humaine pour passer inaperçue, mais ces vingt ans d'existence en Avalon ne peuvent effacer mes six siècles de souvenirs. Personne ne peut comprendre ce que je ressens, sauf Mû. »

Le félin s'arrêta à côté d'elle ; son sourire s'adoucit.

« Mais Mû ne vous a pas parlé, ajouta-t-il, pas plus que quiconque.

— Non, lâcha Sô. Et cela ne change rien. Je reviendrai toujours vers elle. »

Cheshire hocha la tête, compréhensif. Ainsi, pour elle aussi, cette jeune fille enlevée par les Spi représentait son seul repère dans cet univers immense. Sô n'avait jamais eu de maison, elle n'avait plus de foyer, pas plus que Rizal ou Vardia. Cet endroit à l'abri de tout danger, vers lequel on peut toujours s'en retourner, en lequel on sera toujours accueilli, c'est la plus grande bénédiction faite aux humains. Mais les hommes sans foyer, guidés par leurs seuls souvenirs, à la recherche des fragments de leur bonheur passé, sont des voyageurs qui ne peuvent jamais s'arrêter, car ils n'ont nulle part où se reposer. Même dans leur mort, ils ne peuvent trouver la paix.

« Et vous, Vardia ? Qu'est-ce qui peut bien vous pousser à vous envoler dans cette longue nuit ?

— Nous ne savons pas à quoi ressemble la Simulation étrangère que nous poursuivons, et dans laquelle nous devrons interfacer notre code source. Nous n'avons que quelques pistes. Mais pour mettre en œuvre ces protocoles, Rizal et Sô ont besoin d'une Codeuse-analyste.

— Ce que vous n'êtes pas, nota le Nattvas.

— Je ferai tout aussi bien.

— Je n'en doute pas, dit Cheshire. Je connais un peu votre filiation, moi aussi ; vous n'êtes pas n'importe qui. Mais c'est une raison bien triste de partir sans retour ; d'autres Sysades fort compétents pourraient se trouver à votre place, et ils me diraient tous la même chose. Ils ont besoin de mes aptitudes, je suis essentielle à la mission... n'avez-vous pas une motivation plus personnelle ? »

L'Archisade frappa le sol de sa canne, avec un bruit mat.

« Ça suffit, Cheshire. Nous n'avons pas le temps pour vos joutes verbales.

— C'est vrai qu'il me reste vous, Zora. L'éternelle incomprise. Vous naviguez entre deux mondes ; l'Histoire ne sait pas encore si vous rejoindrez Fulbert et Aelys, ou Lennart et Auguste. Avez-vous choisi ? C'est une tâche difficile que de préserver l'humanité de l'extinction. Mais le plus difficile, comme toujours, c'est de croire. Votre foi, voilà ce qui vous rend unique ; c'est ce que j'admire en vous. Vous n'avez jamais douté que la race humaine devait se poursuivre dans l'éternité. Mais en retour, de tout le peuple d'Avalon, vous êtes celle qui croit le moins en Mû. C'est sans doute la raison pour laquelle vous entendez rester ici.

— Je ne peux pas abandonner mon poste » rétorqua l'Archisade.

Le lynx bondit sur les rochers, accompagné des autres yeux jaunes, qui remontèrent tous de quelques mètres.

« Vous ne pourrez jamais remplacer Mû.

— Ce n'est pas mon intention.

— À la bonne heure. J'avais cru, un instant, que vous entendiez sauver l'humanité à vous toute seule. Ce serait faire preuve d'un remarquable courage, et aussi, d'un terrible orgueil. »

Le cliquetis de mille griffes sur la pierre retentit au-dessus d'eux ; de petits cailloux roulèrent sur le chemin. Cheshire avait regagné son royaume.

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