28. L'île
Les Sysades sont mon armée pour défendre Avalon et l'humanité. Le concours les classe par ordre d'importance ; cette importance, c'est moi qui l'ai décidée. En avant-garde, j'ai besoin des Sygiles ; en soutien, je veux les Synfras. Et ceux qui me seront toujours inutiles, ceux sur lesquels je ne peux compter, je les relègue au rang de Symechs. Ils pousseront des cristaux dans des centrales, et donneront de l'électricité aux hommes ; ce sont, en quelque sorte, des amuseurs. Même lorsqu'on ramène un enfant malade chez le médecin, il suffit de secouer un hochet, d'animer deux marionnettes, et il oublie tous ses désagréments.
Journal de l'Archisade
À l'Ouest, le Soleil d'Avalon plongeait dans l'océan. De grandes oriflammes vermillon se suspendaient au ciel presque exempt de nuages ; on aurait dit les tentures décoratives accueillant un roi de retour en son domaine. Peut-être que le Dragon de cristal surgirait tantôt de cet astre à l'agonie, dans une explosion de flammes rouges, et qu'il se lèverait sur Avalon comme une nouvelle étoile, comme une nouvelle ère.
Quand ils avaient embarqué sur le petit navire à moteur asynchrone, le Symech chargé des machines avait contemplé avec indiscrétion la broche en laiton de Vardia. C'était un homme taiseux, aussi mal habillé que Henryk, mais sans la moustache. Il avait lâché un unique « bonjour » avant de s'enfermer dans la cale. Son rôle se bornait à pousser des cristaux pour alimenter le moteur et recharger la batterie de secours. Il se contentait sans doute de lire des livres sans s'occuper du reste du monde.
Le capitaine n'était pas beaucoup plus causeur. Il avait vite compris que sa casquette de marin désuète n'impressionnerait pas les Sysades et le Paladin qui avaient pris place sur son rafiot ; ce voyage ne lui rapporterait rien de plus que les couronnes de Vlaardburg payées en avance. Aussi n'avait-il pas essayé d'engager la conversation.
Sur la banquette arrière, Rizal et Sô s'étaient assoupis ; le premier avait posé son béret sur ses yeux pour faire de l'ombre ; la seconde s'était enveloppée dans son manteau gris.
Le capitaine s'ennuyait ferme, et contemplait d'un œil éteint les vieilles traces de pluie qui apparaissaient en surbrillance rougeâtre sur le pare-brise. Assise juste derrière lui, Zora avait un air de gouvernante sévère, avec ses mains posées sur sa canne. De l'autre côté de l'habitacle minuscule, Vardia croisait et décroisait les jambes toutes les deux minutes, incapable de trouver le sommeil, et intimidée par la présence de l'Archisade.
Que faire si elle se mettait à lui parler ? Zora semblait connaître personnellement tous les Sysades ; son sceau validait tous les classements du Château ; c'était comme si elle donnait elle-même leurs marques de noblesse aux uns, et aux autres leur lettre de cachet. Le seul espoir de Vardia était d'être assez insignifiante pour que l'Archisade omette sa présence.
« Nous sommes bientôt arrivés, dit le capitaine.
— Je sais, commenta sèchement Zora.
— Vous savez, il n'y a rien là-bas. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas qu'on vous attende ? »
Vardia eut un élancement à l'épaule. Sa blessure, recousue par une aiguille de cristal, ne laisserait aucune cicatrice ; mais la douleur la prenait parfois sans raison, sans qu'elle sache quel mouvement l'avait causée.
« Nous repartirons par nos propres moyens. »
L'île abandonnée ne formait au loin qu'un cap rocheux, d'un seul bloc, dont la forme rappelait le col remonté d'un uniforme de Paladin. On y devinait la pâleur du grand dôme d'observation ; une armature métallique dont la peinture blanche, attaquée par le sel, s'écaillait en grandes traînées verdâtres. Les autres bâtiments apparurent à mesure de leur avancée ; le réservoir d'eau douce, les logements ; on aurait pu bâtir ici un phare, s'il avait eu la moindre route maritime à éclairer.
Sô renoua son manteau et secoua légèrement Rizal pour le réveiller.
Maintenant qu'ils avaient établi que cette jeune femme n'était pas humaine, Vardia ne pouvait s'empêcher de repasser en mémoire tous ses souvenirs du Château, et d'y trouver mille signes tout à fait anodins. En vérité, Sona n'avait jamais été la plus étrange des étudiants Sysades. Au contraire, parmi tous ces jeunes qui se savaient supérieurs de naissance, qui avaient été choisis par la loterie d'Avalon pour accomplir de grandes choses, elle ne considérait pas son pouvoir comme un dû ou un acquis. Sona conduisait ses études comme une athlète, dont les performances décroîtront au moindre entraînement manqué.
Sô n'avait pas triché pour prendre la tête du classement. Son seul secret était d'avoir choisi l'enfant dans lequel elle allait naître, le Processus dont elle modifierait les données pour y héberger sa mémoire, comme Lôr et Hêr en leur temps – les précédents enfants du Foyer infiltrés en Avalon.
En substance, même cet incroyable secret ne pouvait expliquer l'échec personnel de Vardia au concours.
Le navire ralentit en s'approchant de l'embarcadère en bois ; ses piles plantées dans l'eau, toutes recouvertes de coquillages, ressemblaient aux reliefs d'une galère échouée surgissant à marée basse. Il ne subsistait plus qu'une ligne rouge qui séparait l'océan du ciel ; toute l'île était plongée dans la pénombre.
Le capitaine jeta un coup d'œil vers le dôme. Il n'était jamais venu ici ; cette île n'était même pas marquée sur sa carte, et jusqu'au dernier moment, il avait songé qu'on se moquait peut-être de lui.
« Bon, eh bien, vous êtes arrivés. »
La canne de l'Archisade heurta le bois avec un claquement sec, qui le fit sursauter ; elle venait de se lever. Rizal appuya sur l'interrupteur de sa lampe, et le faisceau jaunâtre accompagna leur sortie à l'extérieur. Il ne portait ni son armure de combat, ni son uniforme de ville, mais une tenue d'éclaireur plus légère. Le fourreau du sabre était passé à sa ceinture, et de l'autre côté, un holster pour un pistolet de petit calibre.
Henryk avait longuement argumenté pour qu'il le prenne. Cloué au lit à cause de sa cheville emplâtrée, il faisait de grands gestes des bras pour compenser. À cinquante ans, avait-il insisté, même si je me remets à marcher sans boiter, le Paladinat m'enverra à la retraite anticipée. Dès que je sors d'ici, je vois avec mon assurance professionnelle. Il faudra bien que quelqu'un hérite de mes bijoux, et ce sera toi, Rizal, je n'ai personne d'autre.
Le Paladin sauta sur la jetée et tendit la main à l'Archisade, qui hésita une seconde avant d'accepter son aide. Lorsqu'ils eurent remonté le quai jusqu'au chemin pavé, le navire s'était déjà évanoui dans les ombres ; le dôme pesait sur eux comme une pleine Lune.
Le premier Observatoire de Morgane, situé dans une bulle séparée d'Avalon, avait été détruit lors de la Peste d'Auguste. Aidée des deux Sysades Lôr et Hêr, l'Ase avait fait surgir des eaux une île artificielle, au Nord-Est de la région de Vlaardburg, et installé là ses nouveaux outils. Elle avait d'abord travaillé seule, puis aidée de quelques astronomes.
Après sa mort, l'endroit était tombé en désuétude ; on avait abandonné le vieux Téléphore, déménagé les bibliothèques et les bureaux, et gagné le nouvel Observatoire que l'on construisait alors au Château, bien plus facile d'accès. Cela se devinait rien qu'à l'attitude de Zora, à ses yeux dorés pleins de nostalgie et de regret.
La lampe de Rizal, qui marchait en tête du groupe, devint bientôt leur seule source de lumière ; les formes des rochers devinrent difficiles à discerner, même les plus proches ; on croyait les voir bouger. Seul demeurait fixe le dôme blanc du Téléphore, tel une montagne lointaine qui ne se rapproche jamais.
Le Paladin s'arrêta brusquement et balaya les environs avec sa lampe.
« Montrez-vous » ordonna-t-il.
Le chemin avait été creusé au cristal dans une ancienne formation volcanique ; les cheminées de basalte s'échelonnaient autour d'eux telles de grandes orgues. Rizal éteignit sa lampe et attendit quelques instants. Un coup de vent glacé, ou un mauvais pressentiment, fit frissonner Vardia, et alluma deux éclats de lumière jaunâtre.
« Qui êtes-vous ? » demanda le Paladin.
Un grand sourire dentu s'étendit sous ces yeux moqueurs.
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