27. Gomme ?

La première fois que je vis Morgane, j'avais quinze ans.

Nous étions deux cent à l'attendre dans un petit amphithéâtre bondé. Aucun autre de nos enseignants n'était aussi célèbre qu'elle, et toutes sortes de rumeurs avaient circulé – elle aurait connu la Terre, Koppeling, Mû, Fulbert d'Embert ; on lui attribuait déjà la chute du Premier et du Second Empire.

Elle entra et posa ses affaires, très simplement ; elle n'avait rien d'impressionnant, hormis ses yeux ; avec ces iris blancs, on avait du mal à cerner son regard.

Elle nous enseignait l'étendue démesurée de notre univers, dans l'espace et le temps, au-delà des frontières microscopiques d'Avalon. Je fus la seule à en être vraiment frappée. Je cauchemardais de choses minuscules, de bactéries nichées sous les aisselles d'acariens ; je faisais partie de ces microbes. Mes camarades, eux, confondaient les millions et les milliards.

Je ressentis alors, pour la première foi, toute la fragilité de l'existence humaine. J'en fus scandalisée. Il me semblait qu'on m'avait toujours menti, même sans le vouloir, tels ces parents vivant sans le sou, faisant des efforts surhumains pour cacher leur précarité à leurs enfants.

Journal de l'Archisade


« Viens, Rizal, entre. »

Il régnait un calme absolu, un silence si parfait que le garçon craignait de le briser au moindre geste.

Au coin de la rue, un des derniers tramways de la soirée démarra ; les volets tremblotèrent, et le reflet tamisé de l'éclairage public oscilla sur le mur opposé.

Son père le précédait ; il parlait à voix basse. C'était un homme immense, ou du moins le voyait-il comme tel. Il se pencha avec précaution sur le berceau et sans se retourner, fit un petit signe de la main à son fiston.

« Viens, regarde. »

Elle reposait sur le dos, ses bras et jambes minuscules arqués en désordre, les poings fermés. Une unique mèche de cheveux était collée sur le sommet de son crâne. Rizal était terrorisé. Il n'était pas bien grand lui aussi, pourtant cette chose était infiniment plus fragile.

« C'est ta sœur, Maria. »

Combien de temps allait-elle rester dans ces langes et ce berceau ? Un an, deux ans, c'était immense à l'échelle de Rizal. À moins qu'elle ne reste éternellement sous cette forme larvaire ? Les grands-parents, les oncles et les tantes s'étaient extasiés devant sa petite mine renfrognée, ses petites mains, ses petits pieds, la couleur de ses yeux ; ils lui avaient trouvé un air de ressemblance avec l'un ou l'autre de ses parents. Mais Rizal la trouvait plutôt laide, avec sa mèche noire incongrue qui descendait jusque sur son front, et il n'était pas convaincu qu'elle eût le moindre lien de parenté avec lui.

Dans un des contes qu'on lui lisait, un couple de vieillards malheureux trouvait dans la forêt une petite fille, qui s'avérait être une Nattvas transfuge, échappée du monde de la nuit. Peut-être que ses parents avaient vécu un tel événement, que le nourrisson leur était apparu suspendu dans ses langes à une branche de saule.

À vrai dire, son père paraissait aussi gêné que lui ; il ne souriait pas. Ses mains étaient infiniment plus grandes, plus puissantes que les siennes ; il aurait pu écraser ce petit bourgeon entre le pouce et l'index, sans y prendre garde. Alors il se contentait de regarder sans faire le moindre bruit, inquiet qu'elle se réveille d'un instant à l'autre.

Il aurait presque la même attitude, la même démarche pataude, la même expression inoffensive trois ans plus tard, lorsqu'il ferait un dernier tour dans la chambre vide, avant de quitter l'appartement sans le moindre mot, sans claquer la porte, sans jamais revenir.

« Tu es son grand frère. Lorsque nous ne serons pas là, ce sera à toi de la protéger. »

L'enlèvement de Maria, ce serait le début des disputes, les placards de la salle de bains pleins de ces somnifères et de ces pilules contre la migraine ; les départs de plus en plus fréquents de son père, le regard empli d'une lassitude trop grande pour un être humain ; pour le travail, disait-il, pour le travail, disait-on.

Et lorsque Rizal entrerait chez les Paladins, pour recevoir cette éducation sévère que l'on comparait volontiers aux couvents wotanistes, il partirait d'un appartement déjà vendu, dans lequel le nouveau propriétaire lui avait permis de passer une dernière nuit.

La disparition de Maria, c'était la mort de leur famille. Il avait mis des années à s'en rendre compte. Son foyer avait éclaté en plusieurs morceaux ; son père à un bout d'Avalon, sa mère à l'autre bout. Il ne leur rendait jamais visite.

« Ce sera à toi de la protéger. »

Ils n'étaient plus là, tous les deux. Ils lui avaient tourné le dos. Ils avaient accepté le récit des Sysades ; Maria était Mû, et Mû ne pouvait pas rester dans leur famille.

« ... à toi... »

Protéger de qui ? Avec quelles armes ? Devenir Paladin, était-ce suffisant pour sauver sa sœur ?

« Rizal ? »

Il ouvrit les yeux. Une lumière blanche diffuse s'étendait sur tout son champ de vision ; au milieu, de travers, le visage de Vardia. La Sysade était pâle et tenait à peine debout ; on avait mis sur ses épaules un manteau de Synfra déchiré et poussiéreux, dont dépassaient les fils d'un pansement noué autour de son épaule.

« Eh ben, tu as la tête dure. »

À demi allongé entre deux cailloux, une jambe pliée, l'autre étendue pour ne pas gêner sa cheville brisée, Henryk lissait sa moustache entre deux doigts noirs de poudre. Il parut soudain avoir une idée, fouilla dans les poches de son équipement, entre les grenades à percussion inutilisées, et extirpa une petite boîte en carton.

« Gomme ? » lança-t-il à la cantonade.

Rizal fit non de la tête. Il avait des hématomes sur le visage, et aurait été encore incapable de mâcher quoi que ce soit. Vardia, éreintée, ne l'entendit même pas ; elle venait de se rasseoir. Le jeune Paladin regarda aux alentours et constata qu'ils étaient sur un îlot de roche grise. Ils étaient tombés tout en bas de la bulle, là où l'eau de condensation de l'atmosphère du Château s'accumulait en un lac, dont la surface reflétait la lumière ambiante.

Tous ces reflets rampaient jusque sur la roche inégale, et donnaient presque l'impression de se trouver tout au fond de l'océan.

« Gomme ? » répéta Henryk en tendant le bras vers Sona.

La Synfra était assise au bord du rocher ; elle avait ôté ses chaussures et trempait ses pieds dans l'eau d'un air absent. Elle avait donné son manteau gris à Vardia et n'était plus qu'en bras de chemise. Un de ses boutons de manchette avait sauté.

Rizal se surprit à étouffer sous le poids de son armure, et il commença à ôter ses brassards en soufflant.

« Gomme ? » insista Henryk.

À l'écart de leur groupe, l'Archisade Zora avait aussi le regard ailleurs. Elle s'était assise en hauteur, sa canne posée sur ses genoux – le cristal du pommeau s'était fendu. Si ses cheveux rouges n'avaient en rien perdu de leur éclat, son regard s'était assombri. Plusieurs Sygiles et Synfras survivants étaient assis autour d'elle, tels les disciples venus pour écouter l'enseignement du prophète. Mais ils étaient hébétés et écrasés de fatigue.

« Et Datu ? » demanda incidemment Henryk en attaquant sa dernière gomme à la menthe.

Il faisait de grands efforts pour ne pas le montrer, mais rien qu'à la sueur perlant sur son front, on pouvait deviner que sa cheville lui faisait un mal de chien.

« Il est mort » annonça le jeune Paladin.

Il remarqua que son sabre était posé à côté de lui. Il ne se souvenait pas de l'avoir tenu en main tout au long de la chute. Certains vous diront qu'un tel objet, mêlé d'un cristal aussi ancien que le monde, possède une petite partie de l'âme de Mû, qu'il demeure loyal à son propriétaire, et qu'il le suit jusque dans la mort. Rien de plus faux. Anastase de Hermegen est bien mort, et pourtant les éclats de son sabre ont été modelés en une nouvelle lame, qui ne se souvient pas de lui.

« Encore ? Belle excuse pour nous laisser bosser à sa place. Je lui en dirai deux mots la prochaine fois que...

— Il est vraiment mort, cette fois. »

Rizal le laissa se débattre quelques secondes avec son air ahuri. Il songea qu'il faudrait bientôt remonter aux îles du Château, ne fût-ce que pour soigner leurs blessures ; mais les Sysades présents ne semblaient pas pressés de les escorter.

« Mais par les Écailles de mes fesses, c'était quoi ? Qu'est-ce qui nous est tombé dessus ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal dans ma vie pour mériter ça ?

— Commençons par le début, dit Vardia. Les Spiruliens n'ont jamais envoyé de message. »

Les regards se tournèrent vers Zora, mais elle ne paraissait pas les entendre ; puis vers Sona, qui avait replié les jambes et s'était recroquevillée comme pour leur cacher son visage.

« C'est moi, reconnut-elle doucement.

— Tu es une Teuthide, avança Vardia.

— Non, j'ai été envoyée par les Teuthides. À l'origine, je suis une Exploratrice du Foyer. Je m'appelle Sô.

— Enchanté, Sô » dit Henryk, qui malgré ses jurons, n'avait pas perdu toutes ses manières.

Rizal retira ses gants noirs ; ses mains étaient encore moites.

« Les Teuthides et le Foyer collaborent ?

— Il n'y a plus de Foyer. Il a été détruit lors du retour de Lôr et Hêr. Je dois être la dernière Exploratrice. D'une manière ou d'une autre, les Spiruliens ont appris l'existence d'Avalon, et les Teuthides, qui les espionnent, à leur tour. Je me suis rangée de leur côté, et je suis arrivée ici il y a vingt ans pour prévenir Avalon de la confrontation. »

Une Exploratrice, comme Mû... elle avait suivi le même apprentissage pour se fondre dans l'humanité. Depuis quand l'Archisade était-elle au courant ? Personne n'oserait poser la question à la méditante dressée sur son rocher.

« Les Spiruliens veulent Mû, à cause de ses souvenirs d'Exploratrice. Elle a vu quelque chose dans la zone de la Terre, quelque chose qui les intéresse ; ils veulent la position de cet objet. Même le Foyer ne pouvait leur donner cette information, puisque Mû n'est jamais revenue partager sa mémoire avec ses Créateurs.

— Et les Teuthides ?

— Ils préfèrent le statu quo. Empêcher les Spiruliens de récupérer Mû leur suffisait. Maintenant que cette opération a échoué, ils changeront sans doute de stratégie. Ils chercheront peut-être à la détruire avant que l'information n'atteigne l'Ordonnanceur d'Orion. Mais tout recours à la force brute augmente le risque de précipiter la guerre stellaire. »

Rizal ne demanda pas à quoi pouvait bien ressembler un tel conflit, dans lequel il fallait des années aux belligérants pour sauter d'un système à l'autre, comme si la Grande Armée avait dû marcher un siècle dans les steppes avant d'atteindre les portes de Moscou, et qu'entre-temps, tout l'Empire de Russie s'était déplacé de mille kilomètres à l'Est.

« Ceux que nous avons affrontés, qui sont-ils ?

— Ce n'étaient pas des Spiruliens. Je pense que c'étaient des humains. Pas forcément des humains comme vous. Si un savant fou des derniers âges de la Terre a décidé d'encoder son cerveau dans un seul paquet d'ondes et d'envoyer ce faisceau vers Epsilon Orionis, les Spi auraient pu le décoder et en tirer une approximation d'humain, idéale pour explorer l'environnement d'Avalon.

— À l'inverse, proposa Rizal, ce sont peut-être des humains originels. De la Terre. Peut-être qu'ils n'ont pas tous disparu, et qu'ils collaborent désormais avec les Spiruliens. »

Cette interprétation fut loin de récolter l'approbation générale.

« Les Spi savaient qu'Avalon était peuplé d'humains, reprit Sô. Ils connaissaient sa trajectoire. Ils connaissaient l'importance du statut d'Administrateur Système. Mais je ne pense pas qu'ils avaient un espion parmi nous...

— Pourtant, j'ai des hypothèses très pertinentes, dit Henryk avec un sourire féroce, je t'en soumettrais bien une.

— Les seuls qui auraient pu leur apporter des informations aussi capitales seraient Lôr et Hêr. À ma connaissance, ce sont les seuls à avoir quitté Avalon depuis son lancement de la Terre.

— C'est pratique, de reporter la faute sur des gens disparus depuis un siècle. »

Sans relever la pique de Henryk, elle ajouta :

« C'est mon hypothèse. Lôr et Hêr étaient tous deux des Sysades. Les Spi se sont servis d'eux pour décortiquer le mécanisme de signature numérique, et trouver la faille qui leur a permis de s'octroyer les privilèges.

— Il faut qu'on les suive. »

Rizal aurait fini par faire la proposition, mais il ne s'attendait pas à ce que Vardia le devance, d'une voix faible. Il remarqua que son pansement sommaire s'était taché de sang, et sans rien ajouter, lui découvrit l'épaule pour évaluer la dangerosité de la plaie. Il était temps que les Sysades se décident à les remonter.

« Comment ? »

De son surplomb, Zora leur opposait une moue presque dédaigneuse, telle une banquière d'affaires prise dans une conversation d'anarchistes ; elle était la seule ici à comprendre vraiment les choses, et ils ne faisaient que lancer des idées en l'air.

« Le Téléphore, proposa Vardia. Dans l'ancien observatoire de Morgane... »


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Ce serait extraordinaire qu'on en profite pour faire une coupure pub, et que la pub en question essaie de vous vendre des gommes à mâcher à la menthe. Juste pour information, je suis ouvert aux sponsors.

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