26. Ici, dans ton rêve


Morgane me manque. Je voudrais lui raconter tout ce qui est arrivé depuis sa mort ; tout ce que j'ai essayé de faire, ce qui a fonctionné ou pas. Je sais qu'elle n'approuverait pas tout, mais elle serait quand même de bon conseil. Peut-être même qu'une ou deux choses la rendraient fière.

Je rêve encore d'elle, de son vieil Observatoire, de nos nuits d'étude ; jamais des disputes qui ont fini par nous éloigner l'une de l'autre.

Journal de l'Archisade


Vardia était allongée sur un sol de pierre ; lorsque ses yeux s'ouvrirent, elle remarqua pour la première fois que le dallage avait un motif différent de ceux, assemblés par les Synfras, que l'on trouvait dans le Château et la Spire.

Une femme en robe blanche élégante était accroupie devant elle. L'astronome Morgane, aux cheveux d'un noir profond, et aux yeux d'Ase blancs sur fond blanc.

« Tu as raison, murmura-t-elle en l'invitant à se lever.

— Sur quoi ?

— Nous sommes ici dans ton rêve. »

Levée trop vite, Vardia eut un léger vertige ; elle gagna un des fauteuils disposés à intervalles réguliers entre les bibliothèques. Une nappe de lumière descendait de la coupole transparente et des fenêtres élevées de l'Observatoire, rebondissait sur l'immense Télescope et s'évasait sur le sol en faisceaux blancs.

« Comment es-tu arrivée à cette conclusion ?

— Parce que je n'existe pas sans ta présence. J'imagine que notre dernière conversation remonte loin pour toi, d'une journée ou plusieurs ; quant à moi j'ai à peine cillé. Je n'ai même pas conscience de ton départ. Lorsque tu disparais, je disparais en même temps que toi. »

L'astronome légendaire fit les cent pas, telle Sherlock sur la scène de crime ; elle voyait là un problème à résoudre, qui demandait toute sa perspicacité. Même Vardia ne comprenait pas qu'elle en fît une telle affaire ; ce n'était qu'un rêve, un fragment discontinu, un passage sans valeur, comme une idée griffonnée au dos d'un papier gras par une nuit d'insomnie, qui se révèle au matin décevante et incompréhensible.

Une tasse à thé était posée sur la table basse, mais elle était vide.

« Pourtant, j'ai bien l'impression d'être Morgane, et non le rêve de Morgane. »

Elle s'assit en face de Vardia.

« Le seul moyen d'en être certaine, ce serait que tu accèdes au Code Source.

— D'ici, je ne peux pas ouvrir une console.

— Il y a d'autres méthodes. »

L'Ase papillonna du regard ; un instant, elle sembla avoir oublié quelque chose ; Vardia crut qu'elle lui demanderait d'une voix ingénue où elle se trouvait, ce qu'on lui voulait, et qui était son interlocutrice ; ce rêve n'aurait alors été guère différent de ses visites à sa mère mourante. Mais Morgane revint aussitôt à elle, les lèvres serrées ; elle lui prit la main.

« Je viens de me souvenir. Je suis désolée.

— Quoi donc ?

— J'ai vu ce qui était arrivé. »

Qu'est-ce qui est arrivé ? songea Vardia. Elle repassa en mémoire ses souvenirs épars, les mêmes auxquels Morgane, en tant que partie intégrante de son inconscient, semblait avoir accès. Les mêmes qui se trouvaient peut-être dans ces livres classés autour d'elles... elle revit les Synfras, Sona, les fantômes humanoïdes envoyés par les Spiruliens... l'explosion du cristal. La Spire qui s'effondrait, et sa propre chute à travers les débris, en traînant les deux Paladins amochés... étaient-ils vivants ?

Elle n'osait pas poser la question à Morgane. Au Château, elle avait toujours fonctionné ainsi ; là où une étudiante comme Sona ne perdait pas de temps et se levait en plein amphithéâtre pour réclamer une précision, Vardia s'écrasait et cherchait plus tard la réponse dans un livre.

« Je suis désolée, pour Datu. »

Elle ne l'avait même pas vu mourir, mais la notification était tombée dans sa console de bord, parmi le flot des logs. Le Processus MODL-N avait été effacé de la Simulation. Vardia ne s'y attendait pas et n'avait même pas enregistré cette information avant de sombrer dans l'inconscience. Elle sentit une boule se former dans sa gorge.

« Ainsi, les Spiruliens étaient renseignés sur Avalon, et ils avaient des humains avec eux, ou des ersatz d'humains. Cela peut signifier qu'ils ont collaboré avec le Foyer. »

Sans lui lâcher la main, l'astronome revenait naturellement à son enquête. Vardia aurait aimé pouvoir lui signifier qu'elle n'avait pas besoin de ses commentaires. Mais cet esprit brillant, multiséculaire, était enfermé dans son rêve ; sa position n'était pas plus enviable.

« Et il y a cette fille que tu connais... Sona. Elle a échangé avec eux. Je mettrais ma main à couper que Sona a été envoyée par les Teuthides. Peut-être en tant que simple observatrice. »

Par pur réflexe, son regard tomba sur sa main gantée ; elle lâcha Vardia et replia les bras avec précipitation.

« Zora est compétente, mais elle n'est pas habituée à l'asymétrie d'information. C'est ce qui a causé cette défaite. Et maintenant, Mû a disparu... »

Et Rizal ? Et Henryk ? Et Sona ? La jeune Sysade serra les poings ; elle aurait voulu se forcer à se réveiller.

« J'avais peur que la perte de Mû détruise la Simulation, mais il semble bien que l'architecture repose sur le Processus-01, Avalon, et non sur Mû elle-même. En revanche, c'est bien elle qui dispose des privilèges de Super-Administratrice.

— Est-ce qu'elle se réincarnera ?

— Non, elle est partie ; il n'y a rien à réincarner. D'ailleurs, elle n'est pas morte. »

Morgane se leva d'un bond, du geste que font ceux qui s'emparent aussitôt de leur manteau et de leur parapluie ; mais en relevant les yeux sur les murs de sa prison, ses épaules s'affaissèrent avec lassitude.

« Nous... vous devez aller la rechercher.

— Où ? Comment ? Ils sont partis, d'un claquement de doigts.

— C'est vrai. Je ne vois qu'une explication. Ils voyagent à l'aide d'une Onde Close. »

L'Ase croisa les bras, concentrée.

« Une Onde Close qu'ils contrôlent mal, car les Spis ne sont pas censés posséder cette technologie. À l'aller, ils sont passés par le Télescope, mais au retour, ils se sont contentés de lancer un câble à travers la surface d'Avalon. Ils sont maintenant dans une Simulation qui, selon toute vraisemblance, est habitable pour des humains, puisqu'ils ont forme humaine. En route vers un système stellaire contrôlé par les Spiruliens.

— Cela ne nous avance en rien. Nous n'avons aucun moyen de les poursuivre. Nous ne contrôlons pas la course d'Avalon... c'est bien tout le problème.

— Il faut utiliser mon Téléphore.

— Le Télescope a été détruit, je te rappelle... tu l'as vu. »

Morgane fit non de la tête. Elle avait une voix douce et sincère ; c'était sans doute, encore vingt ans plus tôt, une remarquable professeure. Savait-elle qu'elle était morte, et qu'on avait immergé son corps dans l'océan d'Avalon ?

« Le Téléphore, corrigea-t-elle. Certes, il ressemble à un Télescope, et je l'avais aussi utilisé comme tel ; mais la première fonction de cet instrument était d'expédier Lôr et Hêr en direction du Foyer. Si nous parvenons à voir la trace de cette Onde Close qui s'éloigne, nous pourrons utiliser le Téléphore pour vous y expédier, sous forme d'Ondelettes détachées d'Avalon, avec un peu de sa matière complexe. Pour peu que leur vitesse soit inférieure à 0.9 c, vous pourrez les intercepter. Mais il faut faire vite. Les Ondelettes sont des objets sous-critiques, instables, elles disposent de trop peu d'énergie propre. Si la distance à parcourir est trop grande, vous vous dissoudrez dans le cosmos. »

L'astronome hocha tristement la tête.

« Je dis « vous », mais c'est une façon de parler. Tu t'es déjà bien battue, Vardia, alors que ce n'était même pas ton rôle. Tu devrais te reposer... Zora s'occupera de l'expédition.

— Où se trouve ton Téléphore ? »

Elle n'avait pas confiance en Zora, qui philosophait au sommet de sa tour en ruines, ni à Sona, qui parlementait avec les extraterrestres ; ni en toute la hiérarchie des Sysades, tissée de mensonges. Le seul qui n'avait rien à cacher, qui n'avait pas manqué à son rôle, c'était Rizal. Il allait partir en quête de Mû, et elle... elle allait le suivre.

« Dans mon ancien Observatoire. C'est sur une île, au Nord de la mer de Mardékie... Zora connaît le chemin. »


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Le mystère s'épaissit autant que les biceps de Gudule après deux ans d'assiduité à la salle de sport...

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