23. Le cristal


La Galaxie a connu d'autres civilisations importantes que les Spiruliens et les Teuthides.

En premier lieu, les Pangalactiques. Mû n'en connaissait presque rien, car leur disparition remonte à des millions d'années, et les traces qu'ils ont laissées sont éparpillées à travers toute la Voie Lactée. Mais selon elle, ils étaient les concepteurs de l'Onde Close, que le Foyer n'avait fait que leur reprendre. Ils étaient restés sans rivaux, de leur temps, comme après leur disparition.

Difficile d'imaginer ce qui a causé leur perte. Ce serait comme exposer le réchauffement anthropique à un homme des cavernes dont les seules préoccupations sont de trouver assez de viande pour nourrir sa tribu d'une semaine sur l'autre.

Journal de l'Archisade


Au-dessus du dernier étage ravagé, le sommet de la tour formait une immense ogive sous laquelle flottait l'écrin de Mû. Essoufflé, Rizal suivit du regard les deux fantômes qui disparaissaient dans la lumière du cristal. Si les défenses établies jusqu'ici par les Sysades ne leur avaient pas fait perdre beaucoup de temps, cet ultime rempart semblait les impressionner.

Un duel venait de s'engager, silencieux et invisible ; le techno-Paladin en ressentit les premiers remous, comme un accès de mal de mer. Les envoyés des Spiruliens, placés de part et d'autre du cristal, faisaient pression sur ses mille facettes. C'était l'esprit de Zora qu'ils avaient face à eux ; l'Archisade, maître de toutes les sciences des Administrateurs Système d'Avalon, supérieure à tous les meilleurs éléments de son ordre séculaire.

Un roulement de débris attira son regard ; Henryk se traînait vers lui en boitant. Il avait ôté son casque déformé ; les extrémités de sa moustache avaient brûlé.

« Je vais devoir faire une pause » s'excusa-t-il.

Il se laissa tomber contre un morceau de cloison, planté au milieu du décor comme le dernier mur porteur d'une maison démolie.

« Ils sont en haut, dit précipitamment Rizal. Je monte.

— Attends, prends ça. »

D'une main, le vieux Paladin lui tendit son pistolet kitonien ; il semblait avoir pris du poids depuis le début de la bataille, et son canon sentait la fumée et la poudre.

« Tu sais bien que je déteste les armes à feu.

— C'est comme tu veux, mais mon mange-métal est la seule raison pour laquelle je suis encore en vie, alors, il pourrait très bien t'être utile.

— Garde-le, au cas où un autre Spirulien débarque.

— T'as bien vu que ce n'étaient pas des Spiruliens. »

Rizal fit non de la tête. Il avait décidé de les nommer ainsi ; même s'ils avaient porté des bottes à grelots et des chapeaux pointus, même s'ils avaient distribué des confiseries à la réglisse en ricanant, on avait décidé qu'il s'agirait de Spiruliens, il ne pouvait pas en être autrement !

Henryk marqua un soupir.

« Magne-toi. Si on ne fait rien, l'Archi va se faire dérouiller. »

Il regarda aux alentours d'un air absent ; peut-être n'avait-il pas vu ce qui était arrivé à Datu.

Oppressé par l'obscurité qui cernait leur îlot de lumière, autant que par la lutte de volontés qui se tramait dix mètres au-dessus d'eux, Rizal ôta son casque pour mieux voir. Il fouilla ses poches couvertes de poussière et retrouva le mécanisme de son grappin à air comprimé, qu'il raccrocha à sa taille en pestant contre ses doigts crispés.

« Attends ! »

La gueule du K-710 se tourna vers l'arrivante. Elle invoqua une Égide devant elle, que Rizal reconnut à ses motifs précieux, avant d'apercevoir le visage de Vardia. Ses cheveux empoussiérés la vieillissaient de dix ans, et son masque de plâtre la faisait ressembler à un mime jouant une statue. Mais elle n'avait que des égratignures ; il craignait que les Spiruliens aient massacré tous les Sysades sur leur passage, et se sentit rassuré de la voir.

« Désolé, dit Henryk en rabaissant son arme.

— Ils sont déjà passés ?

— Je vais monter, déclara Rizal. Ils sont en train de se battre contre l'Archisade, c'est le moment de les prendre à revers. Est-ce que tu me couvres ? »

Vardia hocha la tête.

Le techno-Paladin décrocha le lanceur de son grappin et fit feu en direction du bord régulier du puits de lumière ; le crochet de métal tira derrière lui son câble d'acier, percuta la pierre et s'y arrima en s'ouvrant comme une fleur.

« C'est parti » murmura Rizal en appuyant sur le commutateur de l'enrouleur électrique.

Il fut brutalement tiré par la taille et propulsé en avant ; les trois mètres sous plafond passèrent en une seconde, et il jeta le bras gauche pour s'accrocher au rebord. Derrière lui, Vardia était juchée sur une petite plate-forme de cristal, de la forme d'une Égide, et montait sur cet ascenseur improvisé.

Le Paladin parvint à se hisser sur le plafond en haletant. Son armure l'alourdissait et il tenait toujours son sabre à la main droite, qui commençait à lui engourdir l'épaule. Le sol était uniforme et poussiéreux ; on y distinguait à peine le tracé des pièces que les Synfras avaient rasées, des escaliers qu'ils avaient comblé.

Vardia atterrit à côté de lui, le doigt posé sur sa console holographique personnelle ; elle semblait désigner cette masse opaque couleur de ciel, que l'on aurait pu croire pleine, et qui n'était qu'une feuille moins épaisse qu'une nappe cirée.

« Le serveur d'environnement commence à laguer, remarqua-t-elle. Le temps de réponse des pings a augmenté à une microseconde.

— Ce qui veut dire ?

— Leur lutte est en train de peser sur la réalité. »

Rizal cligna des yeux. La lumière ambiante lui donnait l'impression de se trouver à l'extérieur, sous un ciel d'été ensoleillé ; l'air autour du cristal tremblotait comme un mirage, et il comprit que ce n'était pas l'effet de la chaleur, mais les esprits des Spiruliens et de l'Archisade, comprimés les uns contre les autres, qui faisaient craquer le code source d'Avalon.

« Si ça continue comme ça, ils risquent de faire boguer les cristaux.

— Est-ce que tu peux en attirer un vers nous ? Celui de droite. Fais-le descendre. Je m'occupe de lui. Quand il sera là, monte et va prêter main-forte à Zora. »

Ce n'était certainement pas un Paladin, même de la trempe de Rizal, qui allait venir à bout d'un tel guerrier ; mais Vardia se fit une raison. Elle referma sa fenêtre holographique d'un geste sec de la main droite, invoqua une petite Égide, et de toutes ses forces, lança le bouclier étincelant.

L'Égide fit un arc de cercle, ralentit à l'approche de la silhouette flottante, et se désagrégea sans l'atteindre. L'homme se tourna vers eux et étendit les bras d'un geste menaçant.

« Fjouwer ! » appela la femme.

Trop tard. Il descendait vers Rizal, avec l'assurance d'un dieu venu dispenser les récompenses et les châtiments. La fumée montant de son corps s'effilochait au sommet de sa tête en un casque à crinière inconsistante.

« Décidément, tu t'accroches » ânonna-t-il d'une voix pâteuse, pleine d'accent et de morgue.

Il pointa son doigt vers Rizal ; le Paladin, campé sur ses jambes, para un premier jet de cristaux presque invisibles. D'autres se dirigèrent vers Vardia et se heurtèrent à son Égide ; elle remontait désormais le cristal, jusqu'à se poser à son sommet, telle la gardienne du phare.

« Vous agissez comme des humains, mais vous n'en êtes pas, affirma l'envahisseur. Vous n'êtes que des Processus. Des produits de cette Simulation. C'est Mû qui rêve de vous.

— Ne me fais pas rire. Jusqu'à preuve du contraire, ce que j'ai en face de moi, c'est une simple copie d'humain.

— Mensonge ! Voilà une information que Sô n'avait pas. Les Spi ont su préserver le secret. »

L'homme porta la main à sa tête et releva son masque de fumée. Rizal vit son visage allongé, sa peau blanche et imberbe, son nez plat ; il ressemblait à un humain que l'on aurait modelé à partir d'anciennes statues.

« Fjouwer ! Reviens ! »

Il émit un grognement. C'était bien un homme, à n'en pas douter, jusqu'à cette certitude d'appartenir au bon groupe, au bon côté de l'Histoire, et cette volonté d'y rester, seul contre tous les autres.

Rizal reprit son sabre à deux mains. Voilà un morceau de cristal qu'ils n'auraient jamais ; il avait perdu la propriété d'obéir aux Sysades, véritables ou imposteurs. Fjouwer leva le bras, mais interrompit son geste quand il sentit le sol se pencher.

Le Paladin profita de la confusion pour bondir en avant ; certain de heurter Fjouwer à l'épaule, il rencontra pourtant du cristal. Le choc lui fit perdre son équilibre ; il heurta lourdement le sol, amorti par son armure. On entendait distinctement les piliers des étages inférieurs se tordre tels de simples tiges de roseau ; des failles couraient sur l'ogive surplombant le grand cristal ; des pierres décrochées s'écrasaient sur sa surface.

Fragilisée par la lutte des Synfras, la tour s'effondrait.

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