21. Les défenseurs
Il faut garder de l'indulgence pour nos moi passés.
Ils sont peut-être ignorants, immatures et irresponsables, mais ils ont des rêves et des idéaux. Ils n'ont pas encore échoué, eux.
Journal de l'Archisade
Rizal avait rêvé toute sa jeunesse de libérer Maria du Château des Sysades. Vaguant sur les routes qui bordaient sa ville, il mimait avec un bâton les joutes décisives qui l'amèneraient au pied de la tour, d'où il entendrait le chant mélancolique de sa sœur captive. Et ce serait seulement après avoir renversé les séides aux manteaux noirs, après avoir affronté l'ultime gardienne, la Zora aux cheveux rouges, qu'il délivrerait véritablement Maria de son sort.
Mais Maria ne parlait pas. Maria n'avait jamais parlé. Dans son dos, les Sysades parlaient d'un bogue irréversible, d'une affection spécifique à l'hôte du Dragon de cristal. Quelque chose s'était brisé en elle, entre deux incarnations ; l'intelligence des Codeurs-analystes et la finesse des Sygiles se heurtait à ce mystère.
Et Rizal avait grandi. Il s'était éloigné de ses parents, engagé dans le Paladinat, enfoncé dans une nuit perpétuelle où il affrontait tous les monstres troublant la paix d'Avalon. Ses missions quotidiennes ne ressemblaient en rien à cet avenir autrefois promis ; les Sysades demeuraient étrangers à son monde, et les portes du Château ne s'ouvraient qu'une fois l'an pour lui permettre de voir une Maria qui ne gagnait pas le moindre mot, la moindre expression ; rien qu'un an de plus.
Mais cette vision d'enfance lui était revenue, claire comme le dernier songe avant l'aube. L'instant présent ressemblait furieusement à ce vieux rêve. C'était comme si le passé avait prophétisé ce moment, en ne se trompant que sur quelques détails.
Il glissa pour éviter une lame de cristal sifflante. Les faisceaux des lampes électriques accrochées sur son casque et ses épaules faisaient virevolter des taches de lumières sur les cloisons éclatées et les bureaux renversés. Toutes les deux secondes, avec une régularité de papier à musique, le K-710 mange-métal de Henryk crachait une douille ; une plante en pot, une fontaine à eau, un placard à vêtements explosait avec fracas. L'air sentait la poudre, ainsi qu'une odeur piquante d'ozone, celle des cristaux gorgés d'énergie que les deux assaillants promenaient à travers l'étage. Les armes en forme de croissant traversaient les murs sans effort et presque sans bruit, se cachaient derrière les faux plafonds en agglomérats de bois, et sous les carreaux de grès du sol ; elles surgissaient sans cesse tels des serpents. Rizal ne les repérait plus qu'à l'odeur, au son, et aux légères vibrations qui se transmettaient à la lame de son sabre.
« Elle se trouve au-dessus de nous. »
C'était une voix de femme ; elle avait parlé entre deux tirs d'Henryk, dans un de ces rares instants de silence. Rizal repéra aussitôt sa forme de brume, entourée de mobilier en désordre dont les accumulations ressemblaient aux barricades d'une révolution étudiante.
Le techno-Paladin surgit dans sa ligne de mire et tendit le bras, pour la menacer de la pointe de son sabre.
« Vous n'irez pas plus loin » annonça-t-il.
Cette tentative de nouer le dialogue faillit tourner court ; une demi-lune de cristal tournoya dans sa direction, qu'il dévia d'un coup sec. Une autre effleura son plastron mais ne fit qu'entailler sa cuirasse épaisse.
« Celle que vous recherchez n'est pas ici, poursuivit Rizal. Mû n'existe pas encore. »
Avec ce voile de fumée qui l'enveloppait, la silhouette paraissait sans cesse se pencher d'avant en arrière, de droite à gauche. On croyait la voir hésiter alors qu'elle ne faisait qu'enregistrer une information.
Les coups de feu avaient cessé. Dix ou vingt mètres plus loin, Henryk jouait à cache-cache avec le deuxième envoyé Spirulien.
« Pourquoi avez-vous besoin d'elle ? » insista le Paladin.
Il fit un pas en arrière et se vit brutalement enveloppé par la lumière qui descendait au centre de la tour. Ils étaient tout proches. Zora pouvait sans doute les voir d'en haut ; mais la dernière ligne de défense lui revenait, et elle ne bougerait pas de son poste.
« Maria n'a jamais rien dit. Quelle que soit l'information dont vous avez besoin, elle ne vous la donnera jamais.
— Quel est votre nom ? »
Le techno-Paladin reprit sa position de garde ; tous ses sens étaient en alerte.
« Rizal.
— Rizal, je suis Trije. Je suis une vraie humaine. Je ne veux pas me battre contre vous.
— Vous mentez. Avalon est notre dernier refuge. Vous venez de l'extérieur...
— Cela fait plusieurs dizaines de cycles que l'humanité collabore avec l'Ordonnanceur Spirulien d'Orion. Votre Avalon est ignorant de ces réalités ; vous êtes à contre-courant. Donnez-nous Mû, et nous repartirons. Votre monde n'a pas besoin d'elle. »
Mais moi, si, se dit Rizal.
Une brusque décharge sonore emplit l'étage, que le casque de Rizal amortit à moitié. Henryk venait d'utiliser une grenade ; un nuage de poussière voleta jusqu'au cercle de lumière bleue. Surprise, Trije marqua un léger repli ; à ce moment, des crocs argentés se découpèrent dans l'ombre et se refermèrent sur son épaule.
C'était Datu, héraut d'une horde grouillante de Nattväsen ; des noctureuils et des Changeants, solubles dans l'air, dont toutes les formes chaotiques se refermèrent sur elle comme un étau.
Mais Trije avait gardé ses meilleurs cristaux à l'abri de la fumée.
Des explosions de cendre noire fusèrent de tous côtés ; les pièces de cristal semblaient se réunir en un carcan étincelant, qui la recouvrait, et dont toute la surface vibrait comme une Égide furieuse. Les grandes dents des noctureuils furent pulvérisées à son contact. Les Changeants, en lutins dont les griffes croissaient telles le nez de Pinocchio, cessèrent de ricaner l'un après l'autre, rattrapés par les lames précises et mortelles.
Dernier rescapé de l'assaut, Datu bondit en diagonale ; sa gueule était ouverte de larges griffures, mais il n'avait rien perdu de son agressivité. Avant que Rizal pût faire le moindre geste, Trije poussa sur lui toutes ses demi-lunes d'un geste furieux, et le Nattvas fut anéanti, réduit en minuscules copeaux de fourrure qui vinrent se mêler à la sciure de bois et au papier mâché des bureaux.
Le Paladin crut que son étrange sourire de vainqueur ressurgirait dans l'ombre. Mais cette fois, après toutes les autres, Datu était bien mort. Il ne restait rien de lui. Ni lui, ni aucun de ses alliés, n'arrivait à la cheville de cet ersatz de Sysade importée.
Le deuxième homme enfumé des Spiruliens apparut de l'autre côté et entra dans le disque de lumière d'un pas nonchalant.
« Allons-y, Fjouwer, proposa la femme.
— Et lui ? demanda-t-il en désignant Rizal du doigt.
— Il n'est pas dangereux. »
Sur cette suprême insulte, ils s'élevèrent vers la lumière du cristal.
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