20. Les Synfras
J'ai lu toutes les notes de Morgane, mais je ne parviens pas à me représenter nos futurs adversaires, d'où qu'ils viennent. Je ne parviens pas à les comprendre. Lorsque je les imagine, je vois des fantômes creux, qui s'évanouissent au moindre coup pour réapparaître ailleurs.
Alors, je construis les choses qui permettront à Avalon de se défendre. L'Ordre des Sysades et toutes ses spécialisations, des Sygiles aux Symechs, qui permettent de sélectionner et de former les meilleurs. J'explore les arcanes du Code Source ; seule le plus souvent, car mes Analystes sont inefficaces ; je n'ai retrouvé nulle part l'incroyable intelligence de Morgane.
Journal de l'Archisade
Des flots de lumière s'engouffrèrent dans cet étage au vaste plafond que les Synfras avaient réservé pour eux. Du côté de la tour où s'était tenu l'Observatoire, d'immenses blocs de grès montaient avec la fumée, dont se détachait une constellation de morceaux microscopiques. C'était sur cette pierre, l'assise de l'ancienne Forteresse de Mû, que Zora avait bâti le Château. Elle avait la propriété de résister à la gravité, mais sa position verticale pouvait être modifiée. Et les débris de l'îlot, se retournant parfois pour leur montrer des pans de murs écroulés fixés sur leur envers, semblaient se pousser mollement sur des rails invisibles.
Sona fit un geste et le dallage s'anima ; les épaisses lames de marbre se soulevèrent du sol et se dressèrent comme les boucliers des légionnaires romains. Ils les avaient empilées ici à cet effet, de même que des blocs dégrossis larges de deux mètres, encochés le long du mur extérieur. Pour les Synfras, le cristal n'était qu'un outil, un artifice même ; les Sygiles qui faisaient virevolter leurs Glaives ne valaient pas mieux à leurs yeux que des prestidigitateurs sortant des foulards de leurs chaussettes et des lapins de leurs chapeaux. Leurs tours surprenaient le spectateur, mais malgré leur maîtrise d'artistes, ils passaient à côté de la sensibilité du cristal, de sa nature profonde, qui ne se découvrait qu'en exerçant sa raison d'être : façonner le monde.
À côté de Sona, dont le manteau gris claquait dans l'air chargé de poussières minérales, Vardia eut un brusque accès de panique. Après ses piètres performances l'avant-veille contre un champignon, elle ne se sentait pas à sa place parmi ces Sysades d'élite aux sourcils froncés ; des femmes et des hommes qui, comme Sona, avaient remporté toutes les épreuves et atteint les premières places du concours. Ils avaient, dans leur main, de la compétence, et elle avait l'impression de les imiter avec peine, telle une enfant errant dans l'aile d'un musée avec un carnet à dessins.
La douce lumière du Château prit un éclat sinistre, d'un rouge ferreux, que l'on retrouvait sur les visages, qui collait à ces fronts plissés comme une goutte de sang rituel.
Les plaques de marbre se mirent en mouvement ; leur ronde régulière projetait sur eux des rayons de lumière fugaces, et l'étage tout entier ressemblait à un cadran solaire qui accélérait. Après quelques secondes, Sona fit un pas sur le côté et leva le doigt en désignant une direction vague, tel un philosophe sur les bancs de l'Académie platonicienne, venant d'avoir une nouvelle idée. Et qui se fait interrompre.
Les boucliers de pierre furent pulvérisés par une masse sombre et luisante ; un tuyau irrégulier, rayé et tordu comme une carcasse de sous-marin remontée des océans.
Le Télescope entrait dans la tour de biais ; le sol se soulevait sur son passage en une vague de petites pierres. Un ou deux Synfras qui se trouvaient sur sa trajectoire disparurent sans aucune trace, dilués au centième dans ce chaos inorganique. D'un coup d'épaule, Sona poussa violemment Vardia sur le côté, pour faire place à un des blocs de pierre qui glissait d'un bout à l'autre de l'étage. Il y eut un son de cloche immense, qui fit résonner les piliers porteurs, et le Télescope s'arrêta à mi-chemin.
Dans sa console portable à demi-ouverte, Vardia reçut un flot continu de notifications ; des commandes de contrôle envoyées par des Sysades, mais aussi d'autres, qui ne portaient pas les signatures habituelles. Leurs attaquants se faisaient passer pour des Administrateurs Système ; tels des comiques de troupe grimés en seigneurs, ils usaient de leur pouvoir avec excès et négligence.
Un coup de vent chassa la poussière qui encombrait l'étage, et révéla Sona, ses Synfras, les blocs de marbre qui flottaient parmi eux ; et au-devant, monté avec le projectile de métal, à mi-chemin du morceau d'île qui se désagrégeait vers l'horizon, un homme drapé dans une fumée sans feu.
« Arrêtez-vous » commanda Sona d'une voix forte.
Elle avait le poing serré ; quelque part, par-delà les fils invisibles qui liaient les Sysades à leurs cristaux, elle tenait en place un des blocs imposants qui surnageaient dans l'air tels des dieux endormis.
« En vertu de l'Accord d'Orion, la zone dans laquelle nous évoluons est neutre. Ce monde est neutre. Votre présence y est interdite. »
L'homme ne fit pas un geste, mais les armes de cristal qui l'entouraient scintillèrent en roulant sur leurs orbites stables.
« Aucun vaisseau Spirulien n'est entré dans cette zone. Le spectre électromagnétique, y compris dans le domaine complexe, n'est pas couvert par l'Accord d'Orion. Les termes sont donc respectés. »
Malgré cet accent aussi épais que la moustache d'Henryk, ils semblaient déjà connaître leurs motivations respectives.
« Je ne vous laisserai pas faire un pas de plus. Réfléchissez aux conséquences de vos actions. L'équilibre règne entre les deux factions depuis plusieurs milliers de cycles. Quel que soit l'objectif que vous poursuivez, la guerre finira par reprendre.
— Mieux vaut reprendre le conflit plutôt qu'une victoire par abandon, asséna l'homme. D'ailleurs, votre présence est la preuve que l'Ordonnanceur d'Orion a pris la bonne décision, puisque les volontés Teuthides nous ont précédés ici.
— Je ne suis pas un Teuthide.
— Et je ne suis pas un Spirulien. Mais nous agissons sous leurs ordres. Quelle différence ? »
Sona choisit de répondre avec cent tonnes de pierre. Le bloc quitta sa place avec empressement, tel la première de la classe appelée au tableau, rebondit sur l'assaillant masqué et traversa plus loin les derniers reliefs de l'escalier en spirale, avant de s'abîmer dans le vide du Château.
Des poignards de cristal sifflèrent sur quelques mètres avant de heurter un autre rocher ; ils se déplaçaient ainsi en récoltant les entailles comme les blocs dans l'atelier du sculpteur.
« Il y en a d'autres, dit brièvement Sona. Celui-ci n'est là que pour faire diversion. Monte prévenir tes collègues. Je te couvre.
— Qui es-tu ?
— C'est sans importance. Va ! »
Vardia étendit son Égide et s'envola vers l'étage supérieur ; elle sentit que des projectiles s'élançaient à sa poursuite, mais Sona les arrêta en plein vol. Tout l'étage des Synfras ne résonnait plus que du choc des lames contre la pierre.
Parvenue à l'extérieur de la tour, elle se laissa porter par ses cristaux et monta le plus vite possible, dépassant les rochers flottants sur lesquels planaient les débris de l'Observatoire déconstruit. La vitesse prit le pas sur le vertige ; elle n'eut pas le temps de se rendre compte de l'immensité écrasante de cet espace, qui vu d'ici, avait quelque chose de menaçant ; un avant-goût de cette Galaxie où les étoiles s'effilochaient sur des milliers d'années-lumière, comme les perles sur un collier défait.
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