2. Le champignon
Je suis l'Archisade. Mon rôle est simple. Faire en sorte qu'Avalon fonctionne selon le Pacte d'Embert. Notre monde voyage à travers la Voie Lactée. Ce voyage nous emmène à la découverte d'autres civilisations ; c'est inévitable. La responsabilité de Mû est de mener notre esquif. La mienne, de s'assurer qu'il reste en ordre, que les passagers se tiennent bien assis dans leurs sièges. Et si quelque chose vient à surgir du vide infini et sourd qui sépare les étoiles, c'est nous deux qui devrons défendre la chaloupe. Mû fera en sorte que les murènes n'entaillent pas le bois de sa précieuse embarcation ; moi, qu'aucun humain ne soit emmené au fond des eaux. C'est ainsi que se partagent nos tâches.
Journal de l'Archisade
« Il est tout près » murmura Datu.
Doué de la parole comme tous les Haut-Nattväsen, il n'avait pour autant pas de bouche, mais la gueule d'un renard ; les modulations de sa voix ressemblaient au bruit du vent dans un lieu abandonné.
Même pour Rizal, un habitué des forêts d'Avalon, les arbres assombris étaient tous semblables, et ce quart d'heure de marche supplémentaire ne semblait les avoir menés nulle part. Vardia se tenait toujours en retrait. Elle n'avait pas l'air très inquiète ; le silence pesant n'était pas assez pour l'intimider. Pourtant elle aurait déjà dû se rendre compte que les rongeurs, les chauve-souris, les hulottes, mais aussi les noctureuils, les jubjubs, les borogoves, les chiens-volants et les rats-crapauds avaient tous déguerpi de leurs nids, de leurs trous, et des branches sur lesquelles ils montaient la garde à l'ordinaire.
Derrière les champignons éphémères qui perçaient le bois pourri recouvert de mousse, derrière les troncs d'arbres où nichaient d'innombrables troglodytes, derrière le ciel et la Lune dilettante qui se tournait vers eux de temps à autre, Vardia voyait le code source. Le langage dans lequel Avalon avait été écrit, sept cent ans plus tôt, par un groupe de terriens enfermés dans un bunker. Ce code était son sixième sens ; il pouvait lui montrer, lui dire des choses inaccessibles aux yeux et aux oreilles humaines.
Du moins, en théorie. En pratique, tous les Sysades que l'on avait envoyés vers Rizal se révélaient plutôt blasés ; cette prétendue compréhension supérieure de la marche du monde, ce n'était qu'un prétexte commode pour ne s'intéresser à rien. Et certainement pas à la mission de contrôle des bogues.
Rizal posa une main sur la garde de son sabre, une autre sur la commande de sa radio tactique.
« Henryk ? Tu me reçois ?
— Ouais, patron.
— On est sur zone. À partir de maintenant, c'est silence radio jusqu'à la fin de la mission. Fenêtre d'une heure maximum. Si tu n'as pas de nouvelles, demande des renforts.
— Ouais, ouais. »
Rizal se tourna brièvement vers la Sysade. Les bras croisés, imperméable au danger qui rôdait autour d'eux, Vardia avait l'air d'attendre quelque chose. Son regard était vide, comme si elle avait perdu le fil de ses pensées. Les rayons lunaires donnaient une teinte nacrée à ses expirations.
« Ne t'éloigne pas, ordonna-t-il. Un Creux bogué peut parfois en contaminer d'autres.
— Il n'y en a qu'un seul ce soir, indiqua Datu. Tu doutes de mes informations ?
— Tu m'en voudras si je réponds oui ? »
Le renard bleu eut de nouveau ce rictus qui était son interprétation personnelle, et peu convaincante, du sourire.
Il s'installa contre un tronc d'arbre et fit un signe de tête. Rizal le rejoignit à pas lents. Ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité. Il ne serait pas venu à l'esprit des Paladins de développer des caméras à infrarouges, sachant que les monstres qu'ils chassaient étaient presque toujours dépourvus de chaleur.
Ils se trouvaient à trois mètres en surplomb d'un bras de rivière, large comme un petit étang, d'un pied de profondeur. Des arbres tordus les camouflaient, qui avaient pris racine dans des rochers noirs, et étendaient leurs branches au-dessus du sable humide. Le Creux, leur cible, était affalé dans l'eau immobile.
Ce n'était qu'un vieux tronc perclus de lichens, à l'écorce humide et gonflée, fendue de toutes parts. Ses branches, tordues dans des angles inconfortables, devaient être aussi ses membres ; des touffes de roseau marquaient vaguement ses épaules. Il serait presque passé inaperçu si, à l'emplacement de sa tête, n'émergeait un immense champignon au chapeau blanc marqueté de rouge. Sans doute une espèce rare d'Éphémère, qui poussait la nuit et disparaissait à l'aube après avoir lâché ses spores.
« Il a l'air déjà mort, remarqua Rizal.
— Je vais voir, dit Datu. Ne bougez pas. »
En quelques bonds, le renard atterrit dans l'eau ; il tourna la tête de droite à gauche, le museau relevé, les oreilles droites, à l'affût du moindre signe que ses sens supérieurs seraient à même d'interpréter.
« Un avis ? lança Rizal à la Sysade.
— Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il n'est pas mort. »
C'était à peu près toute l'utilité que le techno-Paladin escomptait de son acolyte. Il s'agrippa à une branche pour se laisser descendre à son tour ; ses bottes arrachèrent quelques microscopiques cailloux à la pierre, qui vinrent troubler un reflet de Lune.
Datu tournait autour du Creux endormi en reniflant.
« Je n'ai jamais vu ça, avoua-t-il alors que Rizal posait ses pieds dans l'eau. Il a peut-être dépensé toute son énergie. »
Du bout de la patte, il toucha un filament de lichen attaché au tronc d'arbre, qui flottait dans l'eau comme un serpent de mer. Ce dernier se fragmenta et se dispersa dans le léger courant qui agitait la rivière.
Les deux équipiers échangèrent un regard dérouté ; cette situation les dérangeait. Quelque chose n'allait pas ici, mais ils étaient incapables de voir quoi. Trois mètres plus haut, la Sysade plissait des yeux. Ils prenaient tous cette expression appliquée lorsqu'ils lisaient le code source, même s'ils en tiraient rarement la moindre découverte. Après tout, Avalon était fait pour être perçu ; il n'y avait pas plus d'intérêt à fouiller dans ses entrailles qu'à parcourir les cordes et les poulies qui servent à manœuvrer le théâtre, pour suivre la pièce de l'envers, tel le fantôme de l'Opéra.
Rizal fit un pas ; son pied écrasa quelque chose de mou, le forçant à regarder de plus près. Des champignons blancs à pois rouges, semblables à l'immense chapeau qui se dressait au sommet du Creux, avaient poussé sous l'eau. Certains émergeaient du corps de truites mortes ou d'écrevisses rampantes, aux carapaces percées de toutes parts.
Il dégaina son sabre, une lame longue comme un katana, mais plus lourde. Son tranchant de cristal avait été modelé par des Sysades ; son corps d'acier par les forges de Kitonia.
« Les champignons ! cria soudain Vardia, comme frappée par la foudre. Écartez-vous des champignons ! »
C'était utile, pour une fois, mais c'était un peu tard. Datu eut le temps de lever un sourcil ; cette expression de doute demeura figée sur sa tête lorsqu'elle roula dans l'eau avec un clapotis. Son corps s'affala mollement sur le côté.
Une faucille d'un blanc crayeux étincela, suspendue au bout d'un bras fin comme une aiguille, qui semblait fait de cent pattes d'insecte mises bout à bout. Il se produisit alors ce que redoutait Rizal. D'autres lames semblables percèrent l'écorce du Creux de l'intérieur ; le tronc éclata dans un grand craquement. Toute une nuée de membres s'en déversa aussitôt, fixés sur un corps de mollusque de deux mètres de large, à la peau craquelée et purulente. Au sommet du monstre trônait l'immense champignon, la source du bogue, qui avait infecté le Creux.
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Moi, j'aime bien aller ramasser des champignons en forêt.
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