19. Notre honneur est en jeu
Quand Morgane était là, chaque question avait sa réponse.
Maintenant, je dois accepter mon ignorance.
Journal de l'Archisade
Trente mètres plus haut dans la tour, Rizal et Henryk attendaient dans une sorte d'entrepôt pour encre, papier d'imprimerie, pochettes en carton et enveloppes timbrées, qui semblait pouvoir alimenter le Château pour les décennies à venir.
Après plusieurs promenades dans les bureaux vides qui serpentaient aux alentours, le Paladin vétéran s'était assis à même le sol, résigné, dans un carré bleu qui formait ici leur seule source de lumière, et leur seul contact avec l'étage supérieur. Les Synfras avaient coupé tous les escaliers pour rendre plus difficile l'ascension vers Maria et Zora.
« On aurait dû être plus nombreux, nota Henryk. Dix, vingt, cent Paladins, ce serait un bon début. Je sais que les Sysades n'auraient jamais accepté de laisser rentrer tout ce beau monde dans leur jardin secret...
— Nous sommes nombreux » rétorqua Rizal avec un sourire énigmatique.
Le Paladin avait dégainé son sabre et posé celui-ci sur ses genoux. Le tranchant incomparable de Brise-Muraille découpait un éclat du puits de lumière, et venait le projeter sur un dessin d'enfant qui surmontait le bureau d'un secrétaire, où le disque du soleil, plongé dans l'obscurité et rehaussé d'un halo bleuâtre, figurait une sorte de Lune malade.
« Nos alliés ne se sont pas encore montrés, voilà tout. »
Rizal passa un doigt sur la lame courbe. La fébrilité, l'impatience peut-être l'empêchaient de se concentrer. Un tas de papier posé en équilibre sur un autre bureau, des notes précieuses retraçant les mouvements et affectations de tous les Sysades sur Avalon, s'effondra brusquement. Henryk, qui lissait sa moustache, manqua d'en arracher un poil.
Le vétéran n'avait jamais été un adepte du sabre. Comme il l'aurait dit lui-même, il s'occupait plutôt de conduire l'automotrice, et laissait à Rizal le soin de s'escrimer contre les Nattväsen enragés. Mais ce matin, il avait dépoussiéré son armure en plaques de corne noire, et révisé, pièce après pièce, un impressionnant K-710 « mange-métal », modèle « hiver ». Le pistolet d'un kilogramme, à balles explosives de calibre onze millimètres, à chemise d'acier, se maniait à deux mains en raison d'un important recul. On ne lui connaissait qu'une poignée d'exemplaires, écoulés avant que le Paladinat décide qu'il n'avait pas besoin d'un tel monstre, mais d'armes plus maniables, plus légères, et moins destructrices.
Pour nourrir ce rejeton vorace des forges de Kitonia, Henryk s'était enguirlandé de chargeurs, tandis que des grenades pendaient à sa taille comme des colifichets. Ainsi attifé, affalé à la frontière de la lumière bleue, il ressemblait à un vendeur à la sauvette faisant la sieste.
Ceux qui étaient restés dans la tour, Rizal les classait en deux catégories : certains protégeaient Mû, tels Zora et les Sygiles ; d'autres défendaient Maria, comme lui. Mais il ignorait à quelle catégorie appartenait Henryk, et cela le perturbait.
« Qui est-elle, selon toi ? lança-t-il. Qu'as-tu vu ? »
Derrière sa visière rabaissée, dont le verre fumé paraissait opaque, Henryk fit sans doute de grands yeux.
« Il va falloir préciser un peu ta pensée.
— Comment se nomme la jeune fille qui se trouve au-dessus de nous ?
— Est-ce vraiment important ? grommela le vétéran. Si elle était ta sœur, je serais là pour t'aider ; si elle était Mû, je serais là en vertu du Pacte d'Embert, et de notre devoir de Paladins. Maintenant, j'imagine qu'elle peut être les deux à la fois... »
Rizal ramassa sa gourde d'un geste machinal et la porta à ses lèvres. Il n'avait pas encore combattu, et pourtant ses mains étaient déjà moites. Vardia aurait dû être avec eux ; elle faisait partie de l'équipe, elle était sous sa responsabilité. Mais la Symech était restée au niveau inférieur, avec les Synfras, avec son ancienne camarade du Château, dans la nostalgie d'un temps où elles étaient toutes deux égales, un temps avant que la réussite de l'une et l'échec de l'autre n'équilibrent cette mystérieuse balance que tient le Destin.
« J'ai peur de me tromper, avoua-t-il. Sur tout. Sur Maria. Sur l'Archisade. Sur le sens de mon engagement.
— Foutaises. La seule raison pour laquelle tu t'es engagé dans la Paladinerie, c'est pour ce que tu es en train de faire maintenant.
— Boire un coup dans un local poussiéreux ?
— Tiens, file-moi la gourde. »
Rizal tendit la main, mais l'objet lui avait échappé ; des gouttelettes d'eau s'envolèrent, dont seule la dernière atteignit le casque d'Henryk. Le sol sous leurs pieds avait perdu sa consistance, comme s'ils s'enfonçaient dans du liquide ; quand ils retombèrent, un grondement de fin du monde fit trembler tous leurs os, et les piliers qui soutenaient l'étage supérieur se gondolèrent.
Le jeune Paladin bondit sur ses pieds alors que Henryk retrouvait à peine son équilibre. Il traversa l'obscurité à grandes enjambées, sautant par-dessus des plantes en pot renversées et des montagnes de papier qui trempaient déjà dans l'eau de canalisations rompues. Au loin se découpait un petit carré de lumière, la fenêtre d'une salle de réunion qui pouvait leur servir de point de vue.
Les escaliers en spirale de la tour s'effondraient dans de grands nuages de poussière, mais il vit distinctement le bâtiment de l'Observatoire qui se penchait en arrière. Sa surface de pierre semblait creusée de grandes rides, ses colonnes s'étaient fendues, et sa coupole de métal poli tanguait. Rizal baissa les yeux et vit les escaliers de la Spire qui reculaient. De grands rochers gris, fracturés par l'impact, emportaient chacun dans leur coin un morceau de marches blanches, comme autant de petits souvenirs.
« Ils sont passés par le Télescope. »
Retranché dans l'ombre, Datu ne souriait plus. Il semblait avoir grossi, ses canines dépassaient nettement de sa mâchoire, et toutes ses griffes étaient sorties.
« Maintenant qu'ils l'ont fait, cela sonne comme une évidence. C'est la preuve qu'ils sont malins et qu'ils connaissent bien Avalon.
— Nous n'avons jamais eu aucun contact avec les Spiruliens, objecta Rizal.
— Toi et moi, non. De là à généraliser... »
Le renard sauta d'un bureau à l'autre ; des ombres se mouvèrent dans son sillage.
« L'heure n'est plus à la planification, jugea-t-il. Henryk, j'espère que tu as encore gardé du souffle, et que tu ne manqueras pas de munitions. Les Sygiles sont en train de se faire massacrer. À nous de faire mieux ; c'est notre honneur qui est en jeu. »
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