18. L'observatoire


Il paraît que je suis une fine politicienne. C'est la présidente d'Istrecht qui m'a fait ce compliment.

Que j'envie sa position. C'est une dirigeante préoccupée ; elle s'endort tous les soirs en songeant à la prospérité de sa République. Peut-être pourrais-je calmer ses angoisses en lui apprenant qu'elle contrôle bien peu de choses ; même si l'économie d'Istrecht venait à s'effondrer comme le vieux Pont, elle n'en serait pas responsable.

Quant à moi, je navigue sur les eaux noires, chaotiques, d'un Styx charriant une infinité de morts, en tenant entre les mains la dernière étincelle de vie d'une humanité que je souhaite voir vivre, exceller, triompher, mais qui n'est qu'à quelques pas de l'anéantissement.

Ô dieux inexistants, est-ce donc là le sentiment qu'avait Wos Koppeling, le créateur de la Simulation, lorsqu'il modela l'architecture de notre dernier abri ?

Je me sens seule, et personne ne peut m'aider.

Journal de l'Archisade


« On les élimine » dit le fantôme qui paraissait diriger le groupe, et à l'entendre, ce n'était qu'un léger contretemps.

Les quatre formes de fumée s'élevèrent doucement au-dessus du sol et se dispersèrent tout autour du Télescope.

« À l'assaut ! » cria Arthus.

Un scintillement bleuté sembla flotter entre les vingt niveaux empilés de l'Observatoire, et une pluie de lames cristallines s'abattit au rez-de-chaussée, creusant des sillons dans le métal, perçant le plâtre des murs et le marbre des dallages avec mille éclats de poussière.

Les Sygiles poursuivirent leurs assauts tout au long de leur descente, protégés par leurs Égides vrombissantes. Certains d'entre eux s'arrêtèrent au cinquième niveau, où ils venaient de repérer des envahisseurs. Une série d'impacts pulvérisa les étagères d'archives soigneusement rangées, où les apprentis astronomes venaient étendre leurs connaissances de la Galaxie environnante. Un fauteuil rembourré s'envola par-dessus la balustrade et s'écrasa contre le Télescope déjà griffé par les Glaives.

Lorsqu'Arthus posa ses pieds au premier niveau, sous le tube de métal, une pluie de feuilles déchiquetées tombait autour de lui comme les plumes des anges déchus. Il sentit un mouvement sur sa droite et lança son Égide sans réfléchir ; la scie à disque coupa en deux l'un des modules de commande du Télescope, à grand renfort d'étincelles électriques.

Conscients de leur infériorité numérique, les fantômes jouaient de ruse et de vitesse. Il y eut un instant de flottement durant lequel Arthus et ses Sygiles les cherchèrent du regard parmi le mobilier renversé, les dalles brisées et les machines éventrées, tandis que les explosions à l'étage supérieur emplissaient la coupole de leur vacarme.

Le jeune homme ferma les yeux et se concentra sur le mouvement des cristaux. Il sentit un déplacement de l'autre côté du Télescope. Il s'agissait bien d'Écailles de Mû, les mêmes que celles manipulées par les Sysades. Les spectres avaient outrepassé le rôle de Sysadmin.

« Usurpateurs ! » s'exclama-t-il en reconstituant son Glaive, cent aiguilles presque invisibles liées à sa main droite.

Un choc métallique secoua l'Observatoire. Interloqué, Arthus vit un geyser d'huile éclater aux pieds du Télescope ; ils avaient percé les vérins hydrauliques. Il s'éleva au-dessus de la flaque bouillonnante qui se répandait sur le sol, sur laquelle venaient se coller des feuilles de papier déchirées.

Le Télescope émit un horrible grincement. Son énorme oculaire passa au-dessus d'Arthus et refléta un instant un éclat de lumière extérieur ; on aurait dit l'œil d'une baleine mourante, qui tente de rester ouvert. Le mécanisme d'orientation pencha jusqu'à ses limites, puis se tordit sous le poids inconcevable de la machine. Tout en haut de l'Observatoire, le tube de métal rencontra une rampe de maintenance, la traversa, avant de se heurter au mur blanc. D'énormes pierres se brisèrent et roulèrent d'un étage à l'autre en crevant les plafonds.

En voyant une lame de cristal happer une de ses Sygiles, Arthus comprit trop tard qu'il s'agissait d'une diversion. Les envahisseurs surgirent des deux côtés, armés de cristaux en forme de croissants plats. Leur maîtrise du cristal, illégale ou non, était indéniable.

Arthus pesa de tout son esprit sur son Égide, sur laquelle plusieurs lames s'éclatèrent dans un bruit de verre brisé. Dans le coin de son champ de vision, il vit un Sygile s'envoler, fauché par un cristal qui venait de frapper sa nuque. Du sang se mêlait à l'huile hydraulique répandue sur le sol ; le rouge et le doré ressemblaient aux couleurs avec lesquelles les Sysades peignaient leurs manteaux.

Une volée de flèches tomba de l'étage supérieur, en même temps qu'un morceau de sol qui s'écrasa sur deux Sygiles. Arthus attrapa des cristaux sans maître, peut-être ceux de ses propres troupes, et se forma une deuxième Égide. Bras étendus, pris entre deux feux, il se chercha une issue – puis comprit qu'il était trop tard pour fuir.

Sur Avalon, les Sysades étaient intouchables. C'était là leur plus grande faiblesse. Les manieurs de cristaux diplômés du Château n'avaient jamais eu à s'opposer entre eux ; ils n'avaient jamais développé leur art au-delà du strict nécessaire. Le Glaive et l'Égide auraient semblé bien puériles aux premiers Sysades qui s'étaient affrontés sept siècles plus tôt, lors de la formation d'Avalon.

Arthus prit appui sur ses cristaux, s'envola à plusieurs mètres et retomba en direction d'un des fantômes. Il ne mourrait pas sans avoir dévoilé ce qu'ils cachaient dans cette fumée grise. Et s'ils avaient fait preuve de leur supériorité à distance, il restait à tenter le combat au corps à corps.

L'envahisseur se déporta sur le côté avec célérité ; deux pièces de cristal, trop rapides pour qu'Arthus pût cerner leur forme, revinrent orbiter autour de lui comme de fidèles chiens de garde. Le Sygile catapulta sa première Égide ; l'impact jeta le fantôme contre le mur. Il se débattit vainement contre l'esprit d'Arthus ; le plâtre se fractura derrière lui.

De son autre bouclier, le Sygile dévia les impacts de plusieurs poignards volants. Enfin, ayant enfermé son adversaire dans une lutte à une seule dimension, il jeta toutes ses forces dans une seule lame de cristal, qui perça l'Égide et cloua cette forme flottante au mur de l'Observatoire.

Comme il le pressentait, la fumée commença à se dissiper.

Un visage humain lui apparut ; un nez plat, une peau d'une blancheur maladive. Il était parfaitement imberbe, le crâne rasé, jusqu'aux sourcils absents. On aurait dit un dessin d'étudiant en première année des Beaux-Arts, qui s'apprêterait à changer de vocation.

Alors qu'Arthus reprenait son souffle, un bourdonnement se logea dans ses oreilles, où il prit de l'ampleur et monta dans les aigus jusqu'à lui briser les tympans. Tenant son Égide d'une main tremblante, il vit un Sygile tombé au sol, qui hurlait de douleur en se tenant les oreilles. Plus loin, un des fantômes flottants tenait en main une sphère de cristal poreuse, d'apparence complexe ; l'objet qui avait produit le bruit.

Arthus bondit vers son dernier Sygile encore en vie. L'homme désorienté avait perdu tous ses cristaux, tombés aux alentours comme les écailles du Dragon disparu, et se débattait dans l'huile en pleurant. L'envahisseur anonyme flottait au-dessus tel le bourreau attendant un verdict déjà prévu à l'avance.

Mais ce n'était toujours qu'une diversion.

Une lame de cristal brisa l'os de son épaule et ressortit sous la clavicule. Après une seconde d'une vague sensation de froid, la douleur lui fit perdre l'équilibre ; il chuta à son tour contre le sol glissant, ne gardant auprès de lui que sa dernière Égide.

Les trois envahisseurs se rassemblèrent.

« C'est lui qui a tué Fiif.

— Qui s'en occupe ? Trije ? »

En passant, une lame mit fin aux douleurs du deuxième Sygile.

« Je vais le faire. »

La dénommée Trije se dressa au-dessus d'Arthus, environnée de ces croissants de lune presque invisibles, qui scintillaient tels des papillons de verre. Il parvint presque à deviner son visage derrière la fumée qui les camouflait – mais hormis un menton un peu plus adouci, les traits étaient presque identiques à ceux de Fiif.

Elle était surprise. Surprise de leur manque de compétence et d'organisation. Et Arthus était surpris lui aussi. Sa défaite lui semblait méritée. Il sentit la pointe d'une lame peser sur son Égide, résista quelques instants, puis ferma les yeux.



--------------

Eh oui, Arthus, pas de takoyaki aujourd'hui. Il faudra attendre un peu plus avant de voir apparaître nos amis les poulpes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top