17. Voir loin


Morgane est pessimiste. Ce qui l'inquiète, c'est la guerre froide qui sépare ces poulpes depuis des millénaires. Dans cette guerre, le moindre avantage stratégique pourrait faire la différence. Ils n'ont pas mis la main sur le Foyer, mais Avalon possède une petite partie de son savoir immense, et surtout, la technologie unique de l'Onde Close...

Journal de l'Archisade


Nichées sur les rochers flottants, les tours voisines étincelaient comme des armures rutilantes exposées dans un musée. C'était une journée habituelle dans la bulle du Château, hormis ce silence pesant qui imprégnait l'atmosphère.

Assis sur les marches du grand escalier qui menait à la Spire, Arthus et ses Sygiles attendaient que viennent les envahisseurs qu'on leur avait promis.

Un pigeon grassouillet sautait d'une marche à l'autre en quelques battements d'ailes ; il picorait des miettes presque invisibles. Car depuis sa création, il existait bien une vie endémique du Château. Dans les interstices des roches blanches, issues de l'ancienne Forteresse de Mû, des fougères, des buissons et des arbustes avaient pris racine. La pluie tombait une fois par semaine, invariable, lorsque le petit nuage accumulé au-dessus des îles, par évaporation, finissait par s'effondrer.

« Du balai » grommela le Sygile avec un grand geste du bras, ce que le volatile choisit d'ignorer tel le comique poursuivant son numéro malgré les premières tomates.

Arthus était un homme brillant. L'un des meilleurs éléments de Zora, ce pourquoi elle lui avait confié la première ligne de défense de la tour. Sorti parmi les premiers de sa promotion, avec une litanie d'éloges, il n'avait cessé de récolter les honneurs. En tant que Sygile, il avait assuré la sécurité de plusieurs chefs d'État ; on l'avait décoré plus d'une fois pour services rendus. Mais malgré tous ces diplômes et recommandations, il lui manquait quelque chose : il ne voyait pas loin.

Son regard, certes, portait jusqu'aux îles les plus lointaines, et jusqu'à la frontière floue de la bulle du Château, là où elle se repliait sur elle-même. Mais c'était à peu près tout. Si le Château formait sa zone de confort, et le monde d'Avalon, sa zone d'exercice, Arthus avait toujours éprouvé les plus grandes difficultés à imaginer ce qui se trouvait au-delà. Ses Spiruliens, ses Teuthides, ses Déplaceurs, et tous les autres qu'on lui avait demandé de se représenter, ils pensaient et agissaient comme des humains. C'étaient des acteurs en costume, grimés pour l'exotisme. À la fin de la journée, ils prenaient un verre dans un bar, commandaient un sandwich, et le mangeaient en flânant au bord de la mer. Comme tout le monde, ils avaient une famille, des listes de courses et des factures à payer.

Quant à l'échelle de ces deux grandes civilisations de poulpes, elle était tout simplement inenvisageable pour lui, né sur un Avalon de cinquante millions d'âmes. Dans l'histoire de son monde, de simples chefs de village avaient levé une couronne au-dessus de leur tête et s'étaient donné de grands noms de roi et d'empereur, alors qu'ils n'auraient même pas été conseillers municipaux d'arrondissement dans une ville moyenne de la vieille Terre. Alors, face aux milliers de système stellaires où s'étaient établis les Spi...

« Arthus. Il se passe quelque chose à l'Observatoire. »

Il se tourna vers le bâtiment annexe de la Spire, dont la coupole bleue, cernée de grandes arches, luisait comme une rivière calme sous le soleil de midi.

« Tu es sûre ? »

Sa subordonnée hocha la tête. Il ne discuta pas ; les Sygiles étaient formés à sentir le danger. Ils se trompaient parfois. Mais cet instinct, nourri par les vibrations particulières de leurs cristaux, avait prévenu bien plus de catastrophes que ne le rapportaient les journaux d'Avalon.

Le jeune homme étreignit les cristaux dans ses mains et se concentra. Bien qu'Avalon fût un monde de pure information, le serveur d'environnement imposait de strictes limites à la perception humaine : on ne pouvait pas voir au travers des murs. Mais cela ne valait pas pour le cristal. Il suffisait de disperser un peu de poudre invisible pour observer les mouvements de l'air, pour voir le tueur progresser dans l'ombre du couloir.

Et dans le Château, des milliers de cristaux minuscules, logés dans les murs, enchâssés sous le dallage, formaient une toile gigantesque sur laquelle rien ne pouvait échapper aux Sygiles.

« On y va, déclara-t-il. On passe par le toit. »

Son groupe se scinda en deux ; une vingtaine de Sygiles s'envolèrent derrière lui, portés par les cristaux cousus dans les semelles de leurs chaussures, dans les épaules de leur combinaison de combat, et dans les bracelets de cuir épais qui enserraient leurs avant-bras.

L'air siffla quelques secondes à leurs oreilles ; ils atterrirent sur la coupole sans bruit, ne dérangeant qu'une poignée d'hirondelles qui s'envolèrent chercher leur printemps ailleurs.

Arthus fit un geste. Les poches se dénouèrent, les poings fermés s'ouvrirent et ce fut comme si les cristaux s'éveillaient à leur tour. Les Écailles de Mû étaient si précieuses pour les Sysades, et si rares depuis la chute du Second Empire, que seuls les porteurs d'insignes étaient en droit d'en posséder. Et les Paladins, malgré une tradition vivace héritée de leurs premiers temps, avaient rendu nombre de leurs trésors.

Si seulement Mû leur avait donné plus de cristaux, ils auraient fait du Château un diamant invincible ! Mais la jeune fille muette dans sa chambre, qu'Arthus avait vue l'avant-veille pour la toute première fois, ne semblait plus s'intéresser à Avalon. Si les Sysades avaient su la vérité, ils se seraient sentis trahis comme lui.

Le Sygile déplia une Égide d'un mètre de diamètre ; cent lames minuscules s'accrochèrent à lui par des fils invisibles. Il sélectionna un emplacement à la base de la coupole, et les mille dents de son bouclier transparent creusèrent dans l'acier peint sans le moindre accroc. Il se glissa ensuite en premier dans l'ouverture.

Il avait visé juste ; ils se trouvaient dans l'ombre du Télescope. Le tube de métal pointait vers le ciel tel un espoir ; ses milliers de rivets, de la taille du poing, évoquaient une ère de vapeur et d'acier qui avait changé la Terre, mais qu'Avalon n'avait pas vraiment connu. Arthus se laissa glisser jusqu'au dernier étage et s'y rattrapa souplement, à l'abri des grands vérins dont les tubes hydrauliques dirigeaient le Télescope d'un côté ou de l'autre, à cent vingt degrés. Il faisait bon avoir un sol sous ses pieds.

Arthus ressentait une présence, mais aucune vibration dans la structure. Ou bien les Spiruliens avaient apporté des patins pour ne pas salir le dallage, ou bien ils s'étaient arrêtés de marcher.

Une Sygile postée en face de lui, de l'autre côté de la coupole, fit un signe de la main. Elle les avait vus. Mais il voulait en être certain. Découvrir, peut-être, à quel point la Galaxie dépassait son imagination. Il sauta au niveau inférieur et se figea.

Une légère odeur d'ozone remonta dans l'air. Dix étages plus bas, le Télescope s'arrêtait au-dessus d'une petite plate-forme en étoile, sur laquelle l'observateur devait prendre place pour recevoir les images – directement dans son esprit. Mais il n'y avait personne entre les leviers de réglage et les instruments d'optique. Du moins, pas encore.

Des flocons de cendre grisâtre tombèrent du miroir du Télescope et se suspendirent au-dessus du cercle de métal, jusqu'à former une silhouette humanoïde, drapée d'une fumée dense et opaque, comme un feu que l'on vient juste d'arrêter.

C'était le quatrième et le dernier du groupe, comme l'avait prédit Mû. Ses comparses embrumés s'étaient assis en l'attendant.

« ... sont-ils ?

— Ils attendent sans doute ailleurs. »

Interloqué, Arthus découvrit des mots derrière cet accent taillé au couteau.

« Trije, localise Mû. »

Un des fantômes vaporeux pointa le doigt vers le mur.

« Cinq cent mètres dans cette direction, plus ou moins cinquante mètres. »

Arthus imagina une prodigieuse bordée de jurons, qui hélas pour la postérité, ne franchirent jamais ses lèvres. Il avait plus urgent à dire : d'un geste, il appela la Sygile la plus proche et lui ordonna de prévenir Zora.

La Sygile acquiesça et remonta telle une ange appelée au paradis, main tendue vers la petite ouverture taillée dans la coupole.

Arthus cligna des yeux et entendit un choc métallique.

Un manteau noir pendait du plafond. Du sang ruisselait sur le grand losange doré. La Sygile, tuée sur le coup, était épinglée à la coupole par une longue lame translucide et bleutée. Elle glissa et tomba en arrière ; son visage figé exprimait encore la surprise lorsque son corps se heurta au tube du Télescope, et des gouttes de sang accompagnèrent sa chute jusqu'au choc final contre le dallage de marbre, trente mètres plus bas.

Des Sysades, des Sysades félons venus renverser le Château.

Car Arthus ne pouvait pas imaginer l'impossible. Les Sysades n'avaient qu'une seule arme, et les Spiruliens la retournaient contre eux.

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