16. La fenêtre


Le bras d'Orion, la région galactique dans laquelle nous évoluons encore, est un cimetière de civilisations disparues. Les Explorateurs ont pu s'y promener sans se cacher ; la chute de Mû sur Terre était un accident hautement improbable.

Selon Morgane, il n'y reste plus que deux civilisations actives, presque jumelles : les Spiruliens et les Teuthides, deux familles de mollusques semblables à des poulpes amphibies. Congelés dans leurs vaisseaux d'exploration, ils sillonnent le bras d'Orion de millénaire en millénaire.

Journal de l'Archisade


« Les Spiruliens, donc. Je savais que ça finirait par arriver un jour ou l'autre. »

Morgane occupait le même fauteuil de velours que la fois précédente, mais cette fois, elle en avait préparé un deuxième en face d'elle, ainsi qu'un service à thé disposé sur une table basse. Sans demander à Vardia, elle souleva la théière en porcelaine, remplit deux tasses et en poussa une sur le côté.

« Si les deux espèces n'étaient pas en guerre, elles nous auraient certainement laissés tranquilles. Pour beaucoup de civilisations galactiques, il est d'usage de s'ignorer. Tu ne te mets pas à aborder des gens dans la rue, par exemple, pour les attaquer ou même pour leur poser des questions. Tu supposes qu'ils ont chacun leur vie et leurs problèmes, comme tu as les tiens, et que vous vivez dans un monde si grand que vous ne vous recroiserez jamais. »

L'Ase porta la tasse à ses lèvres et but une gorgée.

« La vraie question, c'est pourquoi, souligna-t-elle en ramenant ses yeux blancs hypnotiques sur Vardia. Si les Spiruliens veulent Mû, c'est que d'une manière ou d'une autre, elle leur fournira un avantage dans leur interminable guerre froide. Un avantage décisif, à la hauteur des risques qu'ils encourent.

— C'est ce que pense Zora.

— Oui, Zora est pleine de bon sens. »

Morgane tira à elle une assiette de petits gâteaux secs. Vardia n'aurait pas pu en avaler un seul. Elle avait conscience que cet espace était artificiel, et si cela ne la dérangeait pas de se promener dans un Observatoire fictif, elle aurait eu l'impression de croquer dans un de ces jouets de bois avec lesquels les enfants jouent à la dînette.

« Cela dit, il y a quelque chose qui ne colle pas. Le message. Pourquoi les Spi auraient-ils annoncé leur venue ? Dans une situation asymétrique comme la vôtre, l'effet de surprise a une importance considérable.

— Ils pensent peut-être que nous allons céder.

— C'est improbable. Humain ou Spi, on ne baisse pas les bras par défaut face à un adversaire dont on ignore la force et les motivations. C'est tout le contraire. »

Vardia s'appuya sur le dossier du fauteuil, qui émit un grincement plaintif. Elle n'était pas encore prête à s'asseoir face à la légende vivante de son rêve.

« Ils ne peuvent donc avoir envoyé ce message que pour provoquer une réaction.

— Dans ce cas, je ne vois pas leur intérêt. Mû est en sécurité au Château, dans la Spire, sur la grande île ; tous les ponts ont été coupés. Il y a au moins une centaine de Sygiles, des Synfras, l'Archisade...

— Et toi, je sais. Eh bien, quelque chose dans cette configuration arrange les Spiruliens. »

Face au peu de succès de son thé, Morgane attrapa la deuxième tasse et commença à la boire.

« Elle est au Château, m'as-tu dit. Est-ce que c'est là que Zora a fait installer le Télescope ?

— Quel rapport ? Tu veux que j'aille y jeter un œil ?

— Je viens de penser à quelque chose. »

L'Ase se leva d'un bond, marcha jusqu'à la rambarde de fer et désigna le tube de bronze du Télescope qui traversait les étages, soutenu par une machinerie puissante dont les engrenages et vérins hydrauliques apparents, figés dans le souvenir, paraissaient pourtant prêts à se mettre en marche.

« Lors de la Grande Peste d'Auguste, la pluie noire qui s'est abattue sur tout Avalon, je me trouvais à mon Observatoire.

— Oui, c'est là qu'Auguste a été tué par Aelys d'Embert, se remémora la jeune Sysade. Il y avait aussi ces deux tueurs du Foyer, n'est-ce pas ?

— Hêr et Lôr. Tes cours d'Histoire ne te disent pas que Lôr était du côté d'Aelys, et qu'à la fin du combat, les deux ont survécu. Ils sont repartis. Je les ai moi-même renvoyés en direction du Foyer, au moyen d'un outil qui se nommait le Téléphore. »

Vardia avait cessé de l'écouter depuis quelques instants ; elle cherchait une issue à ce rêve. Elle ne pouvait pas passer ses nuits à entendre radoter le fantôme d'une intelligence artificielle multiséculaire.

« Je ne vois pas où tu veux en venir.

— Avalon est une Onde Close, formée uniquement d'information encodée dans des boucles oscillatrices de masse complexe. Le Télescope est comme un trou percé à travers la voûte du ciel. Il permet de focaliser sur des points précis de l'extérieur, en utilisant toute l'amplitude d'Avalon comme une seule antenne parabolique, et en faisant converger le faisceau électromagnétique capté en un seul point. Mais mon Téléphore faisait simplement la chose à l'envers : il utilisait Avalon comme une antenne émettrice.

— Quel rapport avec les Spi ? la coupa Vardia, pressée de mettre un terme à ce charabia électrostatique.

— C'est pourtant évident. À cause de la nature informationnelle d'Avalon, le Télescope et le Téléphore sont des machines similaires. À condition de bien calculer son coup, il peut être possible d'utiliser l'un à la place de l'autre. »

Ils avaient posté des gardes à chaque porte du Château, mais les Spiruliens entreraient par sa fenêtre, l'œil énamouré du télescope, qui se languissait des étoiles lointaines...

« Oh, non... murmura Vardia. Non... non... non...

— Qu'est-ce qu'il y a ? »

La Symech ouvrit les yeux ; elle était allongée de travers sur un matelas improvisé fait de deux manteaux. Sona la regardait d'un air amusé ; plus loin, ses Synfras s'étaient assis sur ses chaises faites de quelques cristaux flottants, et attendaient avec lassitude. Ils avaient dégagé plusieurs étages de la Spire ; les deux escaliers entrecroisés montaient autour d'eux, encerclant les derniers piliers porteurs tels des serpents en lutte. Cette surface gigantesque, à peine dégrossie, encore poussiéreuse, ressemblait au terrain de quelque jeu de balle aztèque.

Leur groupe montait la garde à mi-chemin de Mû ; plus bas, c'était celui d'Arthus, et plus haut, Zora et les Paladins formaient le dernier carré.

« Que veux-tu, Vardia, à nos âges, on ne peut plus se permettre une nuit blanche. Tu devrais prendre un travail de bureau.

— Le Télescope, murmura-t-elle d'une voix pâteuse.

— Quoi donc ?

— Le Télescope. Ils vont passer par le Télescope. »

Sona fit non de la tête. Elle avait des cheveux blonds bien plus clairs que les siens, décolorés peut-être, mais qui se mariaient parfaitement à son teint, ce qui avait fait d'elle au Château une jeune femme très populaire, et très courtisée.

« Qu'est-ce que tu racontes ? Le Télescope est un outil d'observation, pas un ascenseur.

— Avalon est une immense antenne et le Télescope est son foyer. Il ne capte pas seulement des images, mais de l'information. Si cette information contient des commandes valides, le Processus 01 pourrait les interpréter. C'est ce que les Analystes appellent une injection. »

Ses yeux s'agrandirent.

« Merde ! » s'exclama notre Sona si distinguée, si modeste, et si ravissante dans son manteau gris à losanges.

Ce fut le dernier mot que Vardia entendit distinctement avant le choc.

Il y avait certainement eu un bruit, mais ce n'était déjà plus qu'un sifflement dans ses tympans, dont les modulations toniques n'avaient rien à envier à celles d'un joueur de pipeau ivre, en pleine rue, à quatre heures du matin.

Elle se rendit compte qu'ils étaient tous tombés à terre. Les manteaux sur lesquels la Symech venait de faire sa sieste avaient amorti sa chute. Un Synfra se tenait l'arcade sourcilière sanguinolente. Des ruisseaux de poussière s'écoulaient du plafond, mais les énormes piles de pierre avaient tenu le coup.

Vardia se frotta les yeux pour dégager la poussière et découvrit, avec stupeur, que les escaliers en spirale étaient devenus vivants. L'onde de choc remontait la tour en les secouant comme une vieille nappe ; ils paraissaient s'ébrouer comme des dryades se détachant de l'arbre.

Au premier passage, les poutres de béton armé qui les attachaient à la structure interne de la tour tinrent bon, avec force grincements appuyés. Vardia crut qu'ils étaient tirés d'affaire, puis elle comprit que l'onde allait rebondir au sommet de la tour, et sa respiration se bloqua.

Avec le bruit de mille sangliers en rut lâchés dans un champ de betteraves, les escaliers s'effondrèrent étage par étage dans un déluge de poussière et de gravats. Quelques héroïques madriers furent épargnés par la chute ; ils tenaient avec eux des pans de mur décorés, tels les vestiges de mosaïques millénaires suspendus au mur d'un musée. Mais la Spire, noyée dans la fumée, dévoilait ses entrailles hideuses.

Vardia sentit une main se refermer sur son poignet. Le visage et les cheveux blanchis par le plâtre, Sona ressemblait à une momie venant tout juste de s'éveiller. Ses yeux rougis lui donnaient un air furieux.

« Ils nous ont bien eus. Mais on va les écraser. »


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Nous sommes en 2024. C'est peut-être la première fois qu'on dit un gros mot dans un de mes bouquins. Gudule n'a pas réussi à m'en empêcher.

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