15. Nous ne savons pas tout
Toutes les expressions connues de la vie, réparties dans cinq grandes familles biologiques, produisent des individus mortels (à l'exception d'individus-racines comme les arbres-mondes de Delta Riôn 7 ou les rois-termis de Nû Tîôr 2). C'est-à-dire que pris en isolation, et si l'on excepte encore une fois les phénomènes de stase contrôlée, les individus sont amenés à disparaître après une certaine fenêtre temporelle. La vie d'un individu est souvent inférieure d'un ou deux ordres de grandeur à celle d'une population, qui est inférieure à celle d'une espèce, qui est inférieure à celle d'un sur-ensemble d'espèces.
En effet, la mortalité, bien qu'elle soit négative du point de vue de l'individu, n'a aucune incidence du point de vue de l'espèce. Mieux encore, indépendamment de la régulation opérée par l'environnement, le remplacement des individus âgés assure le renouvellement perpétuel de l'espèce, et donc, son maintien dans le mouvement d'ensemble. Localement, seule compte la transmission des caractères. Aucun système vivant ne peut se maintenir statique ; les concurrents étant eux-mêmes en mouvement, c'est l'assurance de disparaître.
C'est alors que les Poissons-ronds d'Upsilon Tiôr 3 décidèrent que la mortalité des individus était insupportable, et devait être abolie. Le développement de leur science avait permis d'obtenir des avancées conséquentes, augmentant de deux mille pour cent leur durée de vie.
Si ces avancées représentaient un avantage pour les individus concernés, ce n'était pas le cas pour la civilisation des Poissons-ronds. Les individus immortels accaparèrent rapidement le pouvoir temporel et spirituel, ainsi que le capital matériel et social. N'étant eux-mêmes que des Poissons-ronds, après avoir dépassé de dix fois leur durée de vie habituelle, ils devinrent rapidement psychotiques. La civilisation fut engloutie dans un âge de ténèbres avant d'avoir accompli sa troisième mutation énergétique, ce qui provoqua son extinction.
Notes de l'astronome Morgane
Il faisait nuit dans le Château. La lumière qui émanait des frontières floues de son espace sans horizon avait décru jusqu'à s'évanouir comme un rideau de fumée, laissant les Sysades dans une obscurité presque totale. Il n'y flottait plus que la réminiscence des incrustations colorées de la décoration.
Les défenseurs de Mû avaient pris leurs quartiers dans la tour centrale du Château, la Spire. Fatigué mais incapable de trouver le sommeil, Rizal était monté dans les grands escaliers entrecroisés. Des frises géométriques gravées dans les murs, révélées par la nuit, éclairaient son chemin d'un bleu cristallin parcimonieux. À mi-hauteur, il s'était accoudé sur le rebord.
Toute la journée, des Synfras avaient démonté les ponts pour isoler la Spire des autres îles, par blocs de cent tonnes, tout comme les Arches de Vlaardburg. La tour flottait dans la nuit telle une station orbitale.
« Ah, te voilà. »
Henryk vint s'adosser au mur à côté de lui. Il pencha brièvement la tête ; un petit groupe de Sygiles discutait sur les marches du grand escalier. De temps à autre leur parvenait le roulement des pierres que d'autres Synfras, sous les ordres de Sona, dégageaient et réordonnaient en haut de la tour.
La défense était organisée. Il ne leur restait plus qu'à attendre que les visiteurs d'outre-espace se montrent, en supposant qu'ils soient à l'heure.
« À quoi tu penses ? demanda le vétéran en se grattant le menton.
— Je me demande à quoi ils ressembleront. »
Des incursions étrangères en Avalon avaient été documentées par les Sysades, mais il s'agissait de deux tueurs envoyés par le Foyer pour détruire Mû. Ils s'étaient donc naturellement fait passer pour des humains. Tout ce que les Codeurs-analystes pouvaient dire, c'était qu'à moins de pirater le serveur d'environnement, les étrangers devraient suivre les règles de la Simulation. Ils seraient dotés d'un corps physique, guère différent de celui des humains et des Nattväsen.
En s'écartant, Rizal découvrit un renard bleu aux grands yeux malicieux, qui attendait sur les marches en se léchant la patte.
« Tu as failli me marcher dessus ! s'exclama Datu en souriant de toutes ses dents.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? »
Le Nattvas cacha un de ses yeux derrière la fourrure de sa queue, dans ce qui s'apparentait à un clin d'œil.
« Il est vrai que les miens ne sont pas les bienvenus dans le domaine des Sysades... de même que les attrapeurs de cristaux sont mal vus dans le monde souterrain des Nattväsen... mais je pense que je ne serai pas de trop. »
Datu sauta sur la marche inférieure et en parcourut le rebord, sur le bout des pattes, tel un danseur étoile.
« Zora nous cache des choses, dit Rizal.
— C'est une évidence. Malheureusement, je n'en sais pas plus que toi.
— Je n'ai pas eu le temps d'écrire mon rapport, mais toi, tu as pu parler à ta hiérarchie du champignon ? Que t'ont-ils dit ?
— Pas grand-chose. Ils n'étaient pas très surpris, ni très intéressés. Ils m'ont juste assuré que cet incident n'avait aucun rapport avec les Spiruliens – mais moi aussi, on me maintient dans l'ignorance. »
Le renard eut un sourire, qui dévoila ses crocs blancs.
« Cette menace extérieure nous est parfaitement inconnue. Leurs motivations, leurs méthodes et leurs capacités sont floues. C'est peut-être pour cela que nos supérieurs semblent aussi imprécis, aussi hésitants. Après des années à l'abri de ses immenses pouvoirs de Sysade, Zora s'est réveillée dans le brouillard, et c'est pour cela qu'elle a fait appel à des gens habitués à ne rien savoir.
— Je trouve cette description à la fois précise et insultante, précisa Henryk.
— Bon, je vais me coucher. À plus tard, tous les deux. »
Le renard sauta dans un des nombreux puits de lumière qui perçaient le mur intérieur des escaliers.
« Je vous laisse moi aussi, je vais voir ce que les Synfras sont en train de nous préparer. »
***
Vardia errait plus haut dans la Spire. Consciente qu'elle ne ferait que ralentir les Synfras aux ordres de son ancienne amie du Château, elle s'était échappée par l'escalier en colimaçon. Ses ruminations semblèrent s'y poursuivre à l'infini, de même que les mauvais souvenirs qui lui revenaient sans cesse en mémoire.
Le renard à la fourrure bleue métallique interrompit son chemin. Dressé sur les marches, il semblait l'attendre tel un Sphinx patient.
« J'ai suivi vos conseils. Merci, messire. »
Les oreilles dressées, immobile, il l'étudiait. Datu ne l'avait pas croisée ici par hasard, dans cet escalier serré où les conversations les plus secrètes ne portaient pas à plus de trois mètres de distance.
« Tu m'intrigues » murmura-t-il.
Il se releva et s'étira comme un chaton au réveil.
« Dès que je t'ai vue, je n'ai pas eu le moindre doute. Je m'en suis ouvert à mon supérieur, qui m'a conseillé de rester à tes côtés pour t'observer. C'est pour cela que je suis ici. Rizal croit que je suis venu pour ses beaux yeux, mais je ne peux perdre une occasion de discuter avec toi, une dernière fois avant la bataille.
— De quoi parlez-vous ? »
Il se figea sur une balustrade.
« En tant que Haut-Nattvas, je suis chargé de surveiller les interactions entre les mondes du jour et de la nuit. Cette mission consiste principalement à éliminer des Nattväsen fous ou bogués, avec l'aide de mon ami Rizal. Mais il m'est arrivé quelques aventures qui, même pour moi, sortaient de l'ordinaire. Je voudrais te raconter l'une d'entre elles. »
Vardia bâilla, ce qu'elle faisait d'ailleurs depuis qu'il avait commencé à parler, sans s'en rendre compte.
« J'ai été appelé un jour pour le cas étrange d'une jeune femme enceinte dans un village reculé d'Avalon, un de ceux dans lesquels les Nattväsen sont souvent accueillis la fourche à la main. Cette femme, selon ses dires, n'avait eu aucun amant, ce dont doutaient ses proches. Elle disait avoir été visitée la nuit par un Nattvas ; ce dernier était entré par sa fenêtre ouverte à l'état de gaz, et avait pris forme humaine sous ses yeux. On me demanda mon expertise. Je dis, naturellement, qu'un tel cas n'avait jamais été rapporté auparavant, que cela paraissait tout bonnement impossible, aussi bien du point de vue des Nattväsen, qui naissent de la terre et n'engendrent aucune progéniture, que des humains, dont les Processus obéissent à des règles strictes. Malgré tous ces arguments censés, la femme continua d'affirmer son histoire ; il fut conclu qu'elle y croyait peut-être sincèrement, quand bien même il ne s'agissait que d'un songe. Quelques mois plus tard, elle mit une fille au monde. Je fus rappelé pour vérifier que la fillette était bien humaine ; le père n'avait jamais été retrouvé, et l'on soupçonnait un voyageur de passage d'avoir séduit la pauvrette. Après sa naissance, la mère perdit la raison et fut admise à l'asile. Je suis retourné la voir avant sa mort prématurée ; impossible de connaître la vérité. Quant à la fille, elle fut recueillie par ses grands-parents, puis vite envoyée en pension pour étouffer l'affaire. »
Il baissa la tête et sourit.
« Je crois que tu sais pourquoi je te raconte cette histoire.
— Oui, j'ai compris.
— À quel âge as-tu découvert tes pouvoirs de Sysade ?
— Comme tout le monde, vers quatre ou cinq ans, avec le test des cristaux.
— Je l'avais senti lorsque tu n'étais encore qu'un bébé dans ton berceau, mais je n'en avais rien dit à tes grands-parents. Durant les deux derniers siècles, la population d'Avalon a cru de dix millions à cinquante millions d'êtres humains. Il naît désormais entre sept et huit cent mille enfants par an, parmi lesquels seulement un sur mille cinq cent sont tirés au sort par le Processus 01 pour devenir Sysades. C'était donc une bien étrange coïncidence. »
Vardia se frotta les yeux.
« Les coïncidences arrivent, rétorqua-t-elle. Avalon est un petit monde, et les gens comme vous en ont fait le tour plusieurs fois.
— Peut-être, et pourtant... je ne peux m'empêcher de voir un rapport. Même ce champignon bogué qui nous paraît maintenant si loin... c'est comme si toutes ces choses avaient un lien, et que j'étais trop idiot pour voir ce lien.
— Mais je ne suis pas un Nattvas. Ni un champignon. Je ne disparais pas à la lumière. »
C'était une bien maigre défense. Datu eut un sourire compatissant avant d'enjamber la rambarde pour s'effacer.
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On ne nous dit pas tout :o
On nous cache des choses :o
Le mystère s'épaissit comme une sauce béchamel.
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