14. Morgane
J'aime Mû, moi aussi. Je me sens redevable auprès d'elle. Mais elle ne nous entend plus, elle ne nous aide plus ; elle n'est pas consciente du péril dans lequel se trouve l'humanité.
Journal de l'Archisade
Vardia baissa la tête vers le bouquet de fleurs qu'elle tenait en main. Elle ne sentit aucune odeur ; si ces pétales blancs et rouges étaient factices, alors elle avait mal choisi. Il était encore temps de jeter les fleurs dans une corbeille, mais ce serait arriver les mains vides. Embarrassée, elle sauta d'une idée à l'autre sans parvenir à se débarrasser de sa honte.
« Ah, vous voilà. »
Le médecin avait surgi du flot imprécis des allées et venues qui bruissait autour de Vardia. Il portait une blouse blanche ample, aux poches innombrables, dans lesquelles nidifiait une colonie de stylos usagés. Son regard sévère n'exprimait pas la moindre compassion. À croire que ses patients et leurs visiteurs n'étaient qu'une longue série d'ennuis, tels les mille et un courtisans venant baiser les pieds de l'empereur.
« Elle vous attend. »
Il désigna une porte, seul point fixe de cet univers mouvant, vers lequel Vardia se dirigea alors. Elle joua des coudes contre cette humanité de butors, dont la fuite à contresens pliait les tiges de ses fleurs déjà défraîchies.
Son cœur accéléra quand elle atteignit la poignée d'aluminium, et poussa la porte.
La pièce était vide ; son carrelage uniforme sentait l'humidité et le désinfectant, et dans le coin opposé, une femme aux cheveux filandreux, accroupie, marmonnait des paroles sans queue ni tête, semblables à un monologue de Diogène passé à l'envers. Elle portait une blouse fripée, ses ongles étaient cassés, et son visage figé dans un froncement de colère. Vardia, qui cherchait ses mots, la laissa débiter son discours quelques minutes.
« Maman, je t'ai apporté des fleurs... »
La patiente se leva d'un bond, avança jusqu'à elle sa mauvaise haleine, et s'exclama :
« Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?
— C'est moi, Vardia...
— Je n'ai pas de fille » déclara-t-elle avec assurance.
La Sysade hocha timidement la tête. Le visage de sa mère s'adoucit, et on y vit même passer l'ébauche d'un sourire, voire, le souvenir de jours heureux.
« C'est pour moi ? demanda-t-elle en désignant les fleurs.
— Oui.
— Comme c'est gentil. Il va falloir leur trouver un vase. »
Elle fit le tour de la pièce deux ou trois fois, sans se rendre compte qu'elle ne comptait aucun mobilier, seulement ce carrelage rectiligne qui, parti du sol, avait colonisé les murs et s'attaquait presque au plafond.
« Comment vous appelez-vous ?
— Vardia.
— C'est très gentil de m'apporter des fleurs, Vardia. Pourrez-vous dire à ma fille que je suis ici ? J'aimerais bien qu'elle vienne me voir. »
Ensuite, elle parla brièvement de son mari. Car elle avait un mari, c'était évident ; il n'était pas mort ou disparu comme certains le sous-entendaient ; c'était un grand voyageur, qui avait fait fortune, et qui reviendrait bientôt de Hermegen pour en faire profiter sa famille.
Vardia continua d'acquiescer en silence. Elle se demandait quoi faire de ses fleurs ; elle ne pouvait les déposer nulle part, et ne se voyait pas quitter la pièce en les tenant encore en main.
« Je pense que votre fille viendra bientôt » murmura-t-elle.
Les yeux de la femme se figèrent et elle pinça les lèvres.
« Quelle fille ? Je n'ai jamais eu de fille. »
Elle était si loin de la réalité, désormais, que toutes les versions de son récit paraissaient équivalentes. Les médecins, en essayant de lui faire reconnaître ce qu'ils estimaient être un mensonge, n'avaient fait qu'ajouter plus d'eau à son moulin. À force de sauter d'une version à l'autre, Vardia n'était plus devenu qu'une figurante dans cette histoire, tout comme ce mari prodigue qui n'avait jamais existé.
« C'est pour moi, les fleurs ? Comme c'est gentil.
— Oui, c'est pour toi, dit-elle en lui donnant le bouquet. Au revoir, maman. »
Elle profita de la confusion pour reculer, pour fermer la porte sur ce souvenir dont la douleur lui étreignait la poitrine.
De l'autre côté se trouvait une mezzanine immense, encerclant un tube de métal couvert de bronze, posé de biais, qui s'élevait sur la hauteur de plusieurs étages. Interloquée, Vardia reconnut le marbre blanc et le métal, les livres dans leurs étagères déformées par le poids, les bancs, les fauteuils et leurs luminaires tamisés.
Elle avait étudié ici. Elle s'était assise dans ces fauteuils, mais elle ne pensait pas revenir un jour dans l'Observatoire, dans l'ombre bienveillante du gigantesque Télescope, sous sa coupole bleu nuit dont le tracé changeant reproduisait le ciel du Monde Errant.
« Qui es-tu ? »
Une femme assise de travers dans un fauteuil, les jambes croisées, ferma le livre qu'elle était en train de lire. Elle ne ressemblait pas à une étudiante, ni à une professeure du Château, ce devait être une astronome de l'Observatoire. Vardia ne vit aucune autre explication à son attitude nonchalante.
« Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger...
— Qui es-tu ? » répéta la femme.
Elle dégageait quelque chose d'intrigant, une puissance mystérieuse qui dépassait l'aura écrasante du Télescope et de ses promesses d'autres mondes. Peut-être sa robe blanche élégante ; peut-être ses cheveux d'un noir absolu, qui au bal masqué, auraient fait tourner les têtes des princes ; peut-être ses yeux très clairs, bien plus clairs que ceux d'une humaine. Deux iris blancs tracés en pointillés.
« Par les Écailles... vous êtes l'Ase Morgane.
— Je sais qui je suis, répliqua-t-elle. Mais toi, qui es-tu et que fais-tu ici ?
— Vardia. Je m'appelle Vardia. »
Morgane reposa le livre qu'elle était en train de lire ; sa couverture de vieux cuir disparut dans la foule compacte occupant la bibliothèque de l'Observatoire, sans que Vardia pût en reconnaître le titre, ni même, s'il en avait un.
« Je suis désolée, je ne devrais pas être ici. Je vais m'en aller.
— Je ne t'ai pas demandé de partir, objecta Morgane.
— Je vois bien que je vous dérange.
— Tu ne me déranges pas. Dis-moi plutôt ce que tu fais ici. »
Cette question la ramena au souvenir de l'hôpital.
« J'étais en train de... de...
— Tout ceci est en toc, indiqua Morgane en tapant du dos de la main sur les étagères. C'est cocasse, puisque nous venons déjà d'une Simulation, mais c'est une simulation à l'intérieur de la Simulation, autrement dit, un rêve. »
Vardia trouva cette idée idiote, mais n'osa pas contredire la brillante astronome.
« C'est facile à vérifier, ajouta l'Ase. Essaie d'ouvrir une console. Tu n'y parviendras pas, parce que la console est générée par le Processus 01, tandis que l'environnement d'un rêve est entièrement généré par un Processus local. »
La jeune femme se concentra quelques instants, mais l'interface holographique refusa de se manifester. Cette démonstration ne la convainquit qu'à moitié.
« Reste la question : qui rêve ? Moi ? Ou toi ?
— C'est moi, assura Vardia.
— La question est rhétorique, bien entendu. Nous n'avons aucun moyen de prouver quoi que ce soit. À moins que tu aies un argument à apporter ?
— Je me souviens de ma journée. Nous avons vu Mû. Il y avait Rizal, Henryk, des Sysades, l'Archisade Zora.
— Zora, Archisade ? »
Vardia croisa les bras.
« Ne changez pas de sujet. Dites-moi plutôt ce que vous avez fait aujourd'hui. »
L'astronome de légende eut un sourire affable ; elle allait dire quelque chose, mais eut à chercher ses mots plus longtemps que prévu ; ses sourcils se froncèrent.
« Très intéressante question, lâcha-t-elle. Je propose qu'on en discute de nouveau. Disons demain, à la même heure ?
— Je suis désolée, mais ma vie est déjà bien assez compliquée comme ça. J'ai beaucoup d'admiration pour ce que vous avez fait, mais je n'ai pas le temps de m'entretenir avec un fantôme.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi un fantôme ? »
La jeune femme baissa les yeux ; en tant que Symech, elle n'avait pas droit au grand manteau des autres Sysades, et elle portait toujours la même tenue de ville, avec les bottines un peu gonflées depuis qu'elles avaient pris l'eau.
« Oh, je vois. Tu vas me faire croire que je suis morte, et que par conséquent, ce n'est pas mon rêve. Eh bien, ta théorie se vaut. Reviens donc me voir. Je ne bougerai pas d'ici. Cet endroit me rappelle mon premier Observatoire.
— Je suis désolée...
— Tu n'as aucune raison de l'être. Si c'est ton rêve, il est plutôt confortable. »
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