11. Les marches
C'est un triste état que le nôtre ; seuls, sans alliés, voués à disparaître. Je comprends que les humains s'en soient toujours remis à des dieux, à un Empereur Auguste, et même à Mû. Mais ces dieux et cet Auguste ont brillé par leur incompétence. Même Mû, qui se tient devant moi, ne veut pas nous aider.
Personne ne ressent mieux que moi l'insouciance effrayante des sujets d'Avalon. Se lèvent-ils en pleine nuit comme moi, étouffés par les ténèbres qui nous attendent ? Non, l'humanité poursuit sur la course qui aurait dû la mener à la ruine. Le hasard a poussé sur le côté un de ces écueils sur lesquels s'écrasent les civilisations. Mais elle en est restée inconsciente.
Peut-être faut-il préserver cette innocence ; c'est peut-être elle, notre humanité, qu'il faut faire perdurer.
Journal de l'Archisade
Malgré le soleil qui perçait les volets fermés de sa chambre, Vardia s'endormit aussitôt. Elle rêva qu'on l'appelait au Château pour lui annoncer qu'il y avait eu une erreur ; plusieurs épreuves n'avaient pas été prises en compte correctement ; l'Archisade en personne lui présentait des excuses et lui remettait son diplôme, avec félicitations.
Vardia était enchantée. Mais tout en souriant, la chose qui lui préoccupait le plus l'esprit, telle une future mariée se demandant si toutes les ficelles du corsage ont été bien serrées, c'était ce qu'elle ferait de son vieil insigne. Devait-elle le jeter à la poubelle, et si oui, dans quelle poubelle ? Fallait-il le rendre au Château pour être recyclé ? C'est qu'un tel cas ne devait jamais s'être produit ; un Sysade, fier de son insigne, ne s'en séparait jamais ; il mourait avec.
Le vrai problème, ce n'était pas cet insigne. C'était elle. Malgré toutes ses tentatives d'auto-persuasion, elle ne pourrait jamais s'accepter en tant que Symech. Elle avait confié son avenir au Château, mais elle avait échoué à son jeu ; le Château l'avait transformée en quelque chose qu'elle ne voulait pas être ; elle devait vivre avec les conséquences de sa propre faute.
Elle n'y parviendrait jamais.
Elle fut réveillée par Henryk qui frappait à la porte de sa chambre. Elle crut que le Paladin était venu la chercher pour le déjeuner – ils avaient une table au Jadon, l'un des meilleurs restaurants de la ville.
« Debout, là-dedans. Je viens d'avoir Rizal à la radio. Il part pour le Château, et on doit le rejoindre. »
Essuyant les larmes au coin de ses yeux, Vardia ouvrit sa console pour vérifier une dernière fois que les logs interdits en avaient été expurgés.
« Ouvre ou je défonce la porte !
— Je suis sous la douche, plaida-t-elle d'une voix éteinte.
— Dans ce cas, je défonce la porte dans une minute. »
Henryk ne prenait pas ce changement d'emploi du temps au sérieux ; tout au plus se plaindrait-il de devoir déjeuner d'un sandwich sur le trajet, plutôt que du rôti de cheval qui faisait la fortune et la célébrité du Jadon. Mais pour Vardia, c'était comme un retour chez des parents pingres après une tentative avortée de réussir dans la chanson populaire. Revenir au Château, c'était faire face à l'échec.
***
« C'est plus petit que ce que j'imaginais. »
Tandis que Vardia suivait leurs guides Sygiles à marche forcée, telle une somnambule, Henryk s'arrêtait toutes les deux minutes pour regarder aux alentours et émettre un léger soupir, comme quelqu'un qui visite un appartement mais songe à ses futures factures de chauffage.
« Gomme ? »
Le Paladin agita une petite boîte en carton sous le nez de Vardia et des deux Sysades ; constatant que cela n'intéressait personne, il fit sauter entre ses dents une gomme-caoutchouc à la saveur de menthe, et entreprit de la mâcher jusqu'à ce que le souvenir de la dernière molécule de menthe ait définitivement quitté la chique blanchâtre qu'il avalerait par la suite. C'était, avec la pipe à vide, une autre méthode pour arrêter de fumer.
En tant que mécanicien, Henry était un homme plein d'astuce, pour qui les solutions existent toujours. Un tel homme perdra ses clés, comme nous tous, car il s'agit de la condition humaine ; mais il saura à quel endroit les chercher, et les retrouvera aussitôt.
Enfin, il est évident qu'un Paladin aussi moustachu qu'Henryk, le premier sans doute à réaliser cet idéal que notre cher Fulbert avait touché du doigt presque deux siècles auparavant, n'était pas facilement impressionnable.
Dans l'éther blanchâtre qui peuplait l'espace du Châreau, il était difficile d'estimer les distances, et le bâtiment central s'approcha d'eux plus vite que Vardia ne l'aurait cru. Elle n'y avait jamais mis les pieds. Il s'agissait de la Spire, le repaire de l'Archisade Zora et de ses Sygiles ; le lieu où les grands projets de l'Ordre Sysade se décidaient et se concrétisaient. La tour en spirale, au toit pointu, était fixée sur un socle triangulaire, lui-même taillé dans cette roche artificielle, couleur d'onyx et parsemée de veinures noires, que les Sysades avaient arraché au vide. Elle était accompagnée d'un petit bâtiment annexe, surmonté d'une coupole de métal bleui.
D'un œil expert, Henryk estima le nombre de marches de l'escalier immense et uniforme qui se dressait jusqu'à la tour. Il ne tenait qu'aux Sysades d'installer ici un funiculaire à cristaux, mais manifestement, ce n'était pas dans leur intention. Peut-être que marcher était essentiel pour dégager l'esprit des contingences avaloniennes ; il fallait sentir qu'on s'élevait au-dessus de la mêlée du monde.
À mi-chemin de cette Olympe de spectacle, Rizal leur faisait de grands gestes des bras ; il était accompagné d'autres Sysades, dont un Sygile blafard qui semblait pressé par le temps, et que Vardia reconnut bientôt comme Arthus, un des hauts responsables de l'Ordre, chargé de communication et de relations publiques.
« Je n'y crois pas... Vardia, c'est bien toi ?
— Sona ? »
La Synfra s'empressa de la prendre dans ses bras. Si elles avaient suivi les mêmes enseignements, caracolé au sommet des mêmes classements, et planifié deux carrières similaires, Vardia et Sona étaient désormais aussi éloignées l'une de l'autre que pouvaient l'être deux Sysades. Elles ne s'étaient données aucune nouvelle depuis leur diplomation. Vardia ignorait même que Sona était déjà entrée au Premier Rang.
« Vous êtes aussi de la promotion 731 ? » lança Arthus avec froideur, car il avait noté sans doute l'insigne dont elle était affligée.
Pendant une seconde, le Sygile ne dit rien. Il se demandait sans doute ce qui avait amené Vardia dans le sillage d'un techno-Paladin. Il vérifiait peut-être les informations publiques des logs dans sa console de bord. En tout cas, cette analyse fut interrompue par Henryk qui lui proposait une gomme à mâcher.
Quelque part se trouvait une liste de tous les avaloniens à qui le mécanicien avait offert une gomme, et Arthus y aurait été en très bonne compagnie. Mais le Sygile, jaloux de la tenue impeccable de cette moustache, haussa des épaules et reprit l'ascension des marches olympiennes.
« Nous sommes attendus » prétexta-t-il.
Il était surtout pressé de se débarrasser de ces touristes.
Ils franchirent une entrée gigantesque, taillée pour un dragon, puis une série d'escaliers toujours plus étroits, jusqu'à un couloir de bureaux que l'on aurait pu situer dans n'importe quelle entreprise de comptabilité. À ces étages, nulle trace des expériences des Sysades, ni de leurs machines d'observation astronomique, ni encore des bibliothèques immenses où était consignée l'histoire de la Terre reconstituée à partir d'archives. Ici, on programmait des réunions hebdomadaires et on signait des rapports. Pas de quoi faire trembler la moustache d'Henryk, même si c'étaient bien ces coups de crayon sur le papier qui, les premiers, décidaient de l'avenir d'Avalon.
« Vos... vos équipiers ne sont pas conviés à la réunion, indiqua Arthus. Ils devront attendre à l'extérieur.
— Ce ne sont pas seulement mes équipiers, rétorqua Rizal. Ce sont mes gardes du corps. »
Arthus roula des yeux, tel un parent forcé de parlementer pour faire avaler à sa progéniture cette maudite purée de carottes.
« Je lui ai sauvé la vie, abonda Vardia.
— Et moi, je conduis l'auto. Vous voulez une gomme ?
— Vous êtes parfaitement en sécurité ici, Paladin. Votre présence est déjà exceptionnelle en soi ; mais si cela ne vous plaît pas, vous pouvez toujours partir. »
Tout à l'heure, c'était lui qui était venu chercher Rizal, mais maintenant qu'ils étaient en territoire Sysade, dans l'environnement feutré du Château, il se rendait sans doute compte de l'incongruité de la situation. C'étaient les chefs d'État que l'on invitait ici. Pas un Paladin qui passait ses nuits à gratter le dos des Creux bogués avec le cure-dents qui lui servait de sabre.
« Laissez-les rentrer, Arthus. »
Cette voix lui glaça le sang. Malgré ses passages réguliers au Château, Rizal n'avait jamais revu l'Archisade depuis cette nuit où elle était venue enlever sa sœur, quinze ans plus tôt.
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N'oubliez pas, en novembre, c'est le mois sans tabac. (Je sais, on n'est pas en novembre.)
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