10. Maria
Je suis bien seule avec toutes ces questions. Morgane nous a quittés ; quant à Mû, elle ne s'intéresse toujours pas à moi.
J'ai le sentiment que notre chance est exceptionnelle : nous sommes dans une situation encore jamais décrite, détenteurs d'un savoir et d'une position que nous aurions été incapables d'atteindre nous-mêmes.
Nous avons la possibilité de forcer la main au Destin.
Mais que pouvons-nous bien faire d'une telle liberté ?
Si nous sommes uniques dans l'histoire de la Galaxie, alors nous ne pouvons nous inspirer de nul autre.
À l'inverse, si nous répétons une tragédie déjà inscrite dans les chroniques des Explorateurs, alors nous savons déjà ce qui nous attend.
Journal de l'Archisade
Rizal avait dix ans. Maria deux. Leurs chambres étaient côte à côte. Lorsque sa sœur faisait un cauchemar, c'était toujours lui, le premier à l'entendre pleurer.
Cette fois, les sanglots lui paraissaient durer une éternité. D'ordinaire, il aurait entendu les chaussons de sa mère glisser sur le parquet usé ; la lumière du couloir aurait encerclé la porte de sa chambre d'un cadre doré. Mais peut-être qu'elle rentrait tard du travail, ce soir, et que sans prévenir, sur un coup de tête, leur père était allé boire des verres avec ses collègues. Un, puis deux, puis quatre, puis trop, puis un dernier, pour la route ; il rentrerait demain matin à pas discrets.
Rizal soupira et décida de se lever. En s'extirpant des couvertures, il regretta aussitôt son choix ; il régnait dans la pièce un froid polaire. Le chauffage urbain leur était coupé toutes les semaines sans raison ; peut-être des travaux municipaux ou une facture impayée.
Le garçon s'emmitoufla dans une couette, qui traîna derrière ses pieds nus ; il avait l'impression de marcher sur de la glace, entouré de fantômes qui soufflaient sur lui pesamment. La porte de sa chambre s'ouvrit avec un grincement métallique ; le genre de bruit qui précède un cauchemar. Il chercha du doigt l'interrupteur électrique, l'actionna ; mais l'ampoule suspendue au plafond demeura désespérément éteinte. Dans l'obscurité, elle ressemblait à l'œil vitreux de quelque créature des profondeurs.
Il jura de manière colorée, à défaut d'originale, sur les cent mille Écailles du Dragon de cristal, et traversa le couloir en quelques pas avant de coller son oreille à la porte de Maria.
Celle-ci s'était presque tue. On l'entendait simplement renifler à intervalles réguliers.
Mais puisqu'il était levé, autant la rassurer.
Il appuya sur la poignée de porte, mais celle-ci ne céda pas avant plusieurs essais ; quelque chose tomba de l'autre côté avec un bruit de verre brisé. Il dut pousser la porte de toutes ses forces, comme si les gonds n'avaient pas été graissés depuis mille ans ; quand il parvint enfin à entrer, son pied glissa sur une surface lisse et il tomba à la renverse.
« Maria ? »
Des concrétions azurées recouvraient le sol et les murs de la pièce de flocons luminescents, formant des rayons concentriques qui menaient tous à Maria, assise sur son lit. Ses mains, ses pieds et son visage étaient couverts de dessins semblables. Rizal crut d'abord qu'il s'agissait de glace ; en marchant, il écrasa de petits cristaux.
Depuis sa naissance, et hormis quelques babillements de nouveau-né, Maria n'avait jamais prononcé le moindre mot. Les médecins conseillaient d'attendre. Mais Rizal savait bien qu'elle ne parlerait jamais ; il le savait dans ce regard perçant avec lequel elle le dévisageait. Maria ne manquait pas de manières de communiquer, mais elle avait fait vœu de silence.
Ils ne jouaient pas beaucoup ensemble. La veille au soir, elle avait paru s'intéresser à sa maison de poupée, un château de bois installé entre le placard et la table de chevet. Rizal l'avait regardée déplacer les figurines d'une pièce à l'autre, comme si elle jouait une pièce de théâtre sans paroles. À un moment, tous les personnages étaient sortis ; ils formaient un petit groupe à l'entrée du château, sous son double escalier en colimaçon. Quand Rizal les avait rangés dans leur boîte, Maria avait pris sa main pour protester, puis elle s'était résignée et avait croisé les bras d'un air dépité.
« Tout va bien, murmura-t-il. Je suis là. Tout va bien. »
Sur les murs, les floraisons de cristal s'ouvraient sans cesse, formant désormais une couche épaisse faite de milliers de strates. De long filaments perçaient l'air tels des cheveux d'ange suspendus, que Rizal sentait se briser à son passage. Et toutes ces créations brillaient d'un bleu clair très pur, identique aux yeux de Maria. Le bleu des cristaux de Sysade.
La fillette s'essuya le nez avec sa manche, et fit non de la tête.
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Elle avait ressorti les personnages de bois de leur rangement ; ils étaient là, au milieu de la pièce, leur petit groupe pris dans la neige artificielle qui recouvrait le parquet, et dans laquelle les pieds nus de Rizal s'enfonçaient en craquant.
« Ne t'approche pas d'elle. »
Une femme occupait l'encadrement de la porte ; immense, comme le sont tous les adultes du point de vue d'un enfant. Elle avait les cheveux d'un rouge épais, sanguin, sur lequel les cristaux engendraient des reflets violets.
Maria la dévisagea avec gravité.
Des craquements retentirent dans les solives du plafond, puis les poutres du sol, et enfin les fines cloisons qui séparaient les pièces de l'appartement. Les cristaux continuaient de s'étendre ; ils s'insinuaient partout, faisant croître des fissures jusqu'ici invisibles.
« Recule » ordonna la femme.
Comme il ne bougeait pas, elle fit un vague signe de la main dans sa direction, et Rizal se sentit tiré en arrière. Il tendit les bras vers Maria, mais elle ne fit aucun geste, figée telle ces enfants de pierre qui sommeillent dans certains cimetières.
Le garçon lutta vainement contre la force des cristaux attachés à ses chevilles et à ses poignets. Il passa dans le dos de la femme aux cheveux rouges, puis dans le couloir, où les cristaux enveloppaient déjà le mobilier d'épaisses congères.
« Les parents ne sont pas ici » dit un homme, trop grand lui aussi pour que Rizal le dévisage.
Il portait un grand manteau noir, décoré de losanges dorés.
« Évacue le gamin, ordonna la Sysade. Je m'occupe d'elle.
— Est-ce que...
— Oui. Seule la Super-Administratrice peut générer spontanément des cristaux. Le serveur d'environnement est très pointilleux avec ces requêtes.
— Maria... » murmura Rizal.
Il se sentait faible ; son corps lui paraissait pesant. Peut-être les cristaux étaient-ils déjà entrés dans son cœur, ou dans son crâne. Mais il ne pouvait détacher son regard de Maria, de sa confrontation avec la femme.
« Nous t'avons cherchée pendant longtemps, dit celle-ci d'un ton qui se voulait rassurant. De quoi te souviens-tu ? Sais-tu seulement qui tu es ? Tu possèdes un pouvoir unique en Avalon, un pouvoir qui doit paraître effrayant pour une enfant telle que toi. Mais n'aie pas peur. Nous nous sommes préparés pour ton retour. Nous t'apprendrons à utiliser à bon escient tes privilèges de Super-Administratrice. »
Maria fronça les sourcils d'un air furieux.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu ne me fais pas confiance ? »
Rizal entendit un sifflement suivi d'un choc ; la Sysade émit un gémissement. Une lame de cristal transparente s'était plantée en travers de sa jambe. Son acolyte émit un juron et proposa d'appeler du renfort ; elle vacilla, mais resta debout.
« Tu ne sais pas ce que tu fais. Nous sommes là pour t'aider, Mû. Nous sommes tes propres enfants – les Sysades créés pour aider Avalon, pour le défendre, pour le préparer à ses défis futurs. »
Des cristaux flottaient au-dessus de ses paumes, de formes irrégulières, et qui changeaient sans cesse ; ils étaient presque invisibles.
« Tant que tu ne sauras pas utiliser correctement tes pouvoirs, tu seras un danger pour ceux qui t'entourent. »
Il y eut un autre sifflement, comme l'attaque d'un serpent qui se dresse soudain au milieu du sable ; cette fois, il fut interrompu par un choc métallique. Des éclats de cristaux furent projetés dans toute la chambre de Maria. On devinait à peine que deux objets s'étaient déplacés et heurtés dans cette demi-seconde.
La femme leva ses mains et les mit en évidence.
« Tu n'as rien à craindre de moi. »
Maria sembla réfléchir à cette remarque avec la plus grande sévérité. La Sysade put faire un pas de plus parmi les cristaux qui se développaient encore. Elle tendit la main, et comme la fillette ne répondait pas à son geste, alla jusqu'à lui toucher le front.
Maria n'avait pas cessé de la scruter.
« Je sais que tu me comprends. À toi de voir si tu souhaites me répondre. »
C'est à ce moment que son acolyte attrapa Rizal et le flanqua sur son épaule comme un sac à patates, avant de dévaler les escaliers de leur immeuble d'un pas pressé. C'était la dernière fois qu'il reverrait Maria avant un an. Le lendemain, ce serait la dispute ; son père hurlant qu'il en était sûr, que cette gamine n'était pas de lui ; sa mère rétorquant que c'était de sa faute si elle ne disait rien, s'ils n'avaient jamais su ; qu'il ne s'était jamais occupé de leur fille débile, qu'il aurait peut-être préféré un autre garçon.
Et le surlendemain, il les verrait ensemble pour la dernière fois, les traits creusés, le visage terne, marmonnant autour de leur thé matinal ; s'accordant sur le fait qu'il n'y avait rien à faire pour Maria, qu'elle était entre les mains des Sysades, au Château, cet endroit mystérieux que Rizal ne connaissait encore que de nom, et qu'il voyait comme un repaire d'ombres vêtues de grands manteaux noirs.
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