Chapitre trois.

Sohann me tend trois grands plats en terre cuite remplie de mets plus raffinés les uns que les autres. Mes bras deviennent douloureux et ma bouche salive à force de sentir les boutons de roses confits au miel de ronces sous mon nez.

- Je ne suis pas sûre de pouvoir porter tout ce poids jusqu'au bout ! dis-je.

Il s'approche alors de moi et détache mes cheveux en les ébouriffants rapidement.

- Trop soignée pour être au service du roi. marmonne-t-il.

Il porte à son tour deux gros pichets de liqueurs fermentées, puis me jette un regard rapide avant d'ajouter :

- On va faire vite.

Comme si cela pouvait décharger mes bras tremblants.

- Quand tu m'as dit m'avoir préparé quelque chose, je ne pensais pas que tu parlais d'un stage de cuisine royale ! lui fais-je remarquer, désabusée.

Il me fait signe de tête de me rapprocher de l'entrée et se défend :

- Tu n'as jamais voulu voir de l'autre côté des murs ? dit-il en me faisant un clin d'œil provocateur.

Il n'a pas tort, peu de personnes ont l'occasion de visiter le château de la famille royale. Seulement quelques rumeurs et théories permettent d'imaginer l'intérieur du lieu le plus mystérieux de Rosaceae.

Nous nous apprêtons à sortir, il me tient difficilement la porte d'entrée. Ses joues rougissent d'effort.

- En revanche ; Il s'essouffle; Si l'on te demande, tu es au service des buffets royaux comme nous tous !

A ses paroles, un nœud se forme dans mon estomac, est-ce que cette visite pourrait me causer des problèmes ?

Malgré mon inquiétude, je hoche la tête en guise de réponse.

Arrête de te poser trop de questions Angèle.

Obtempérer.

Lorsque l'on sort du cottage de Sohann, la chaleur devient étouffante à l'extérieur. Je sens que le voyage va être difficile.

Je me dirige alors vers le pont-levis sur lequel j'ai rêvassé lors de mon arrivée au royaume.

Sohann siffle dans ma direction ce qui a pour but de me faire tourner les talons vers lui en un rien de temps.

- Nous ne prenons pas l'entrée royale, nous ne sommes que des petites mains ! Suis-moi, dit-il un sourire aux lèvres, ma naïveté le surprend toujours.

Je rebrousse donc chemin pour me retrouver à ses côtés, je serre fort les plats pour ne pas les faire tomber. Les jointures de mes doigts deviennent rouges et endolories. Je porte attention à chacun de mes pas afin de ne pas glisser sur les pierres humides de la route.

Nous évitons une horde de rat maudits prêts à nous dévorer la peau jusqu'à l'os. La ruelle se fait de plus en plus étroite et finit en cul-de-sac devant une grille dorée en fer forgé.

Un serpent en bronze scintille dans la pénombre, faisant office d'heurtoir à porte. Sohann s'en servira difficilement trois fois les bras chargés, pour faire connaître notre arrivée.

Un homme à la peau verdâtre nous ouvre, son œil gauche est masqué par un bandeau blanc souillé. Ses canines sont retroussées sur ses lèvres abîmées. Sa taille est inhumaine, son crâne chauve manque de s'égratigner sur le plafond en pierre.

Ma respiration se coupe et mon pouls s'accélère. Je réalise qu'à force de vouloir me protéger, Martha et Isaac m'ont caché l'existence de bien des créatures de cette contrée.

La bête nous analyse de haut en bas et jette un œil sur la nourriture que nous transportons.

- Je t'en prie Otos, tu sais bien que je ne suis pas un ennemi depuis le temps que ma mère te nourrit ! s'enquiert Sohann, impatient de déposer sa charge.

Le regard du géant vert se pose sur moi, il articule difficilement :

- Et elle ?

Des postillons de bave grisâtre atterrissent sur mes bras nus. J'ai un haut-le-coeur et mes bras sont trop pleins pour que je puisse m'essuyer.

- Elle travaille pour ma mère, jolie, n'est-ce pas ? répond Sohann d'une voix enjouée.

Je lui écrase le pied violemment. Il se retourne vers moi les sourcils froncés, comme si tout ça faisait partie de son plan.

La créature grogne quelque chose d'imperceptible et s'écarte pour nous laisser passer.

Nous avançons dans le couloir sombre, faiblement éclairci par quelques torches en bronze.

Je jette un rapide coup d'œil derrière nous afin de m'assurer que la bête ne nous suit pas.

Mon ami se tenant devant moi, lâche :

- Bienvenue au Royaume des Enfers Eternels ma belle !

Je sens dans sa voix qu'il est amusé, et ma naïveté y est pour bien des choses. Nous avons toujours l'impression d'avoir vu les pires côtés de Rosaceae, les créatures les plus terrifiantes, les cris les plus sinistres. Mais la surprotection de Martha et Isaac durant toutes ces années m'a fait transparaître uniquement la partie visible de l'iceberg.

J'ai besoin d'en voir plus, d'en savoir plus, je veux connaître jusqu'à quel point Rosaceae est dangereux. Pour mieux m'en protéger ; Du moins, c'est la stratégie que j'ai adopté depuis que le beau tableau fleuri que l'on m'a dépeint étant enfant, s'effrite.

Nos pas résonnent en échos, je plisse les yeux pour tenter d'apercevoir la fin du couloir que nous empruntons.

Soudain, Sohann s'arrête brusquement au milieu du chemin, me surprenant, je manque de trébucher et d'offrir au sol les mets délicieux que je porte à bout de bras.

Mes mains se mettent à trembler de douleur, laissant échapper du bord de mes lèvres, un soupir de fatigue.

Sohann dépose un des pichets de liqueur au sol, pour sortir plus aisément, un trousseau de clé coincé dans sa poche dans un bruit d'écho fracassant.

- Plus que quelques pas ! me rassure-t-il, en entendant ma respiration se heurter au poids de la charge que je porte.

Il tourne deux fois une épaisse clé en bronze dans la serrure de la porte en bois vieilli. Le verrou de la porte saute bruyamment.

Nous ne pouvons rien faire en ces lieux qui ne fasse pas un bruit monstre. La discrétion n'est pas de mise.

Lorsque la porte s'ouvre, un halo de lumière blesse mes yeux.

Il récupère le pichet au sol, m'invite à entrer avant lui, je m'avance alors dans la lumière blanchâtre.

Le spectacle qui s'ouvre à moi est époustouflant.

Un immense cœur végétal sous forme de patio délimite le centre du bâtiment.

Le lierre plus vert qu'ailleurs, grimpe sur les nombreux balcons entourant les étages supérieurs.

Des mini-rosiers rouges forment un carré près du chef d'œuvre principal : une fontaine de jouvence en marbre, où de magnifiques nymphes y sont sculptées. Les jets d'eau sortent des amphores qu'elles portent à bout de bras.

Des pétales de fleurs flottent au gré des mouvements d'eau. La fontaine habille le cœur de la bâtisse, lorsque je lève les yeux, je remarque que je peux apercevoir un bout du ciel ensoleillé.

De multiples fleurs et arbustes fruitiers viennent habiller le pourtour des couloirs entourant le patio, offrant alors au lieu des tâches éparses de rouge et de vert.

Mon regard se pose de nouveau sur le bruit de l'eau qui m'attire près de la fontaine.

Comme hypnotisée par le spectacle qui s'offre à moi, je m'avance au centre du patio pour observer cette beauté de plus près. Mes pas craquellent sous les graviers blanchis et attire l'attention de Sohann.

- Angie ! Reviens là ! On n'a pas le temps ! Je ne suis pas sûr que tu sois autorisée à piétiner le sanctuaire !

Son regard inspecte les quatre coins des balcons qui nous entourent, il n'est pas à l'aise.

Je lui souris et lui demande une faveur :

- Juste une minute ?

Il resserre son étreinte autour des pichets d'alcool.

- Tu n'avais pas mal aux bras ? Il vaudrait mieux déposer tout ça d'abord !

Résignée, je fais marche arrière et le rejoins dans le couloir carrelé en noir et blanc semblable à un jeu d'échec. Le tout ici, étant de ne pas se faire surprendre par un cheval de l'équipe adverse qui vous fera chuter plus vite que votre ombre.

Quand Sohann est sûr que je ne fuirai pas de nouveau, il continue son chemin, nous passons devant trois portes en bois vernis.

Nous nous retrouvons alors dos à la fontaine, quand il enfonce une porte à l'aide de deux coups de pieds pour garder ses mains autour des liqueurs.

Il me tient la porte, je découvre alors une vaste cuisine en pierre. Moins moderne que ce que l'on pourrait posséder sans pour autant être modeste. Plusieurs chandeliers muraux sertis d'or illuminent la pièce, donnant une ambiance intimiste à celle-ci.

Il dépose alors ses charges sur un plan de travail en bois massif, je l'imite, me soulageant enfin de mon poids.

Je masse mes avant-bras douloureux, tout en observant Sohann s'afférer. Il s'agenouille pour ouvrir un placard se trouvant sous le four alimenté au feu de bois.

J'entends des bruits de verre, sans réussir à vraiment apercevoir mon ami dans l'obscurité de la pièce. Il se relève soudainement et dépose une dizaine de verre à pied en cristal sur le plan de travail.

- Est-ce que tu pourrais les dépoussiérer s'il-te-plaît ? C'est à se demander s'ils ne prennent pas leurs repas dans des gobelets en bois pour enfant ! se plaint-il.

- Seulement si nous pouvons aller observer la fontaine en sortant ! négociai-je, battant des cils pour l'amadouer faussement.

Il soupire en ouvrant un nouveau tiroir.

- Evidemment, c'est comme cela que ça marche ici ; Il marque une pause ; Des marchés, des négociations, des bénéfices, des intérêts. dit-il d'une voix ennuyée en se tournant de mon côté afin d'attraper mon regard.

Je lui tire la langue telle une enfant, faisant alors naître le rire sincère qu'il m'offre dès que je gagne une joute verbale.

Je cherche du regard quelque chose qui pourrait m'être utile pour effectuer ma part du marché.

Je m'avance vers le cellier où de nombreux bocaux en verre renferment de multiple ingrédients et mixtures inconnues. J'y trouve alors un torchon blanc en coton, où sont brodées en lettres d'or "Royauté de Rosaceae". Lorsque je reviens au centre de la cuisine près du plan de travail, je remarque Sohann en train de sortir de la pièce, me prévenant rapidement :

- Il manque des verres pour la réception, ne bouge pas !

La porte se referme dans un fracas strident me faisant sursauter. Le silence regagne sa place presque instantanément.

Si je n'avais pas prévu de faire livreuse de roses confites, ni de devenir plongeuse pour Monsieur le Seigneur le jour de mon anniversaire ; L'idée de m'y retrouver seule avec pour unique compagnie, les flammes des chandeliers, me paraît être la pire option de toutes. 

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