Chapitre Quatorze.

Mon thé à la cerise était devenu tiède lorsque Martha me sortit de ma rêverie :

- Bonjour chérie... chuchota- t-elle, en entrant lentement dans la cuisine.

Elle paraissait exténuée elle aussi, son teint blafard et ses cernes noires étaient sûrement l'historique des dernières nuits qu'elle avait passé à converser avec Isaac sur mon sort.

- Quelle heure est-il ? demandai-je, déboussolée d'avoir dormi une grande partie de la journée.

Elle se servait également une tasse de thé et s'accouda contre le plan de travail en bois.

- Il est quinze heures passées. dit-elle, en soufflant sur sa boisson restée chaude dans la bouilloire en pierre.

Le soleil était caché par les innombrables nuages gris, je songeais à aller discuter avec Sohann mais je sentais le regard de Martha peser sur moi. Alors je me donnais du courage en laissant la cerise et ses notes sucrées envahir ma gorge.

- Depuis combien d'années caches-tu cette photo de ma mère ? demandai-je, au-dessus de mon thé refroidi.

Elle me regardait, l'air désolé, elle n'avait sûrement pas l'énergie de se battre et moi non plus. Mais ces non-dits devaient cesser.

- Angie... me suppliait-elle de ne pas aborder le sujet plus longtemps.

Je jouai avec les miettes de mon déjeuner, le pain s'effritait dans ma main et j'aurai voulu avoir le courage de me taire :

- Après toutes ces fois où je t'ai demandé des informations sur ma famille... dis-je, blessée.

Je savais qu'elle m'observait mais je me contentai de tirer sur les manches de ma robe en satin pour cacher les griffures de mon agression de la veille. J'avais la nausée rien qu'en pensant à ce que ce monstre désirait de moi.

- Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle, en caressant le dos de ma main.

J'émis un petit rire perplexe, j'avais envie d'hurler que je m'étais  allié au fils du Diable et à sa sœur et qu'en un claquement de doigt, ils auraient la possibilité de me faire redevenir poussière. Mais qu'au final tout ça n'avait pas autant d'importance que cette famille qui m'attendait sûrement.

Seulement, je n'étais pas si naïve, Martha m'aimait d'un véritable amour maternel, mais je savais que cet amour s'arrêtait aux règles qu'elle devait suivre pour survivre.

- Tu sais aussi bien que moi que je ne peux rien te dévoiler sans que tes devoirs au service du Royaume t'obligent à aller tout répéter à "je-ne-sais-qui". dis-je, amusée qu'elle puisse penser que je tomberai si facilement dans son piège.

Elle retira sa main de la mienne et se redressa, frustrée de s'être fait prendre en flagrant délit d'espionnage. Mais son regard se radoucit et je reconnaissais la femme qui m'avait baignée et avait changé mes langes petite.

- Ne fait rien de dangereux et d'irréfléchi... Je ne veux que ton bien ma puce tu le sais, et je fermerai les yeux sur tes absences mais si tu te fais prendre, ce n'est pas que toi que tu feras tomber ! C'est Isaac, moi-même et Simon... dit-elle, en chuchotant pour ne pas qu'Isaac entende son accord teinté d'une tentative de culpabilité.

Elle avait prononcé le nom de Simon en appuyant chaque syllabe, car elle savait pertinemment qu'ici se trouvait mon point faible. Elle m'avait vu prendre soin de lui dès l'instant où ils l'avaient recueilli dans la chaumière. Mais je ne faisais pas uniquement ça pour moi, je parcourais le royaume pour que plus aucun enfant délaissé, n'est à le faire !

- Ça vaut le coup Martha ! Cette vérité n'est pas que la mienne ! Elle emprisonne toute la famille ! Alors pendant quelques semaines, je t'en prie, dis à Simon que tout va bien pour moi ! répondis-je, tentant de lui faire comprendre que j'accepterai les mensonges qu'elle raconterait à mon petit-frère.

Elle hocha la tête, l'air sérieux, elle parut comprendre tout le sens de cette conversation criblée de secrets et d'accords à demi-mots.

Je risquai gros à traquer la vérité dans la contrée où le secret était un art de vivre, mais elle risquait encore plus à fermer les yeux sur mes actes.

Je suppose que c'était l'une de ses plus belles preuves d'amour, j'aurais rêvé plus que tout qu'elle soit ma mère biologique et ne pas avoir besoin de faire tout ça.

Mais je me contentai de la serrer dans mes bras et de lui promettre dans un chuchotement que je ferai attention à moi.

Lorsqu'elle disparut de la cuisine pour se rendre dans le jardin où Simon jouait avec des bulles d'eau croupie, nous savions toutes les deux que je ne pouvais découvrir cette vérité sans prendre de risque.

Je restai de longues minutes à regarder Simon courir dans le jardin en riant si fort que j'eu les larmes aux yeux face à sa joie enfantine. Il allait me manquer. Son rire, ses joues rebondies et son innocence, allaient me manquer.

Je ne m'apprêtai que très peu pour aller rendre visite à Sohann. J'étais agitée à l'idée de le revoir depuis la nuit dernière à la caverne. Qu'étais-je censée lui dire ? Il m'avait lâchement abandonné en pleine nuit mais cela m'avait permis de prendre mes propres décisions et de les mener comme je l'entendais.

Devant sa porte, je n'arrivai pas à prendre mon courage pour frapper. Je réfléchissais à la façon dont je pourrais aborder la discussion avec lui :

Hey salut Sohann, ne t'inquiète pas si tu m'as vu aux bras d'Eden la nuit dernière c'était uniquement pour demander à son frère, le Prince, de m'aider à rentrer illégalement dans le château afin de fouiller dans des documents confidentiels et de cacher le corps d'un monstre que j'ai assommé.

Ma main frôlait le bois de la porte, prête à improviser pour retrouver mon ami, quand un cliquetis me fit sursauter.

Sohann se tenait devant la porte, il avait dû sentir ma présence depuis quelques minutes maintenant. Ses cheveux de feu en bataille, il portait un simple ensemble en lin blanc.

Nous nous tenions si proche l'un de l'autre mais la gêne et la rancœur des derniers jours nous tenaient fermement éloignés. Mon cœur se serra, depuis que j'avais dans l'esprit de partir en quête de la vérité, ma vie partait en vrille et je ne pouvais pas perdre une des seules personnes pour qui je résistais à succomber à la tristesse qui m'habitait.

Nous nous échangions des regards remplis de tristesse et d'amertume comme pour sonder l'autre sur ce qu'il ressentait à notre égard.

Son visage et ses tâches de rousseur symétriques se tordirent en un sourire peiné et je ne pouvais plus supporter la distance qui s'était créée depuis nos derniers échanges.

Je m'avançais vers lui et ses bras chauds m'accueillirent, il me serrait si fort que j'eu l'impression qu'il tentait de recoller les morceaux qui s'était échappés lors de nos précédentes disputes.

Les battements de son cœur et son odeur fraîche et jasminée, suffirent pour me redonner du courage et du baume au cœur.

- J'ai eu si peur pour toi. souffla-t-il.

Il m'invita à m'asseoir autour de la table en cèdre qui ornait le salon du cottage.

C'est alors que je lui relatai mon périple à la caverne, le moment où il m'a trouvé, ma rencontre avec Callum, mes recherches dans la salle des archives et la mauvaise rencontre que j'avais pu y faire. Je me rendis compte combien ces derniers évènements m'avaient affectée puisque ma voix se brisa à de nombreuses reprises lors de mon récit, tandis que ma gorge se noua intensément pour ne plus avoir à raconter ce que j'avais pu voir dans ce château maudit.

Sohann m'écoutait attentivement et son visage se tordait dès que je lui racontai combien j'avais été effrayée par cette créature visqueuse qui n'était visiblement pas un Incube selon les dires du Prince.

Je pris soin d'édulcorer la fin de cette péripétie en affirmant que j'avais réussi à m'enfuir avant que le garde ne me fasse quoi que ce soit.

 Le garde à mes pieds puis, porté avec l'aide de Callum, resterait un secret bien gardé entre moi et le Prince des Abîmes.

A la fin de mon périple il soupira bruyamment, le cœur lourd :

- Je m'en veux tellement si tu savais... J'ai pris le chemin de chez toi tous les jours depuis la nuit où j'ai refusé de t'aider. J'étais tellement empreint de culpabilité que je n'arrivais même pas à faire la moitié du chemin sans craindre que tu me claques la porte au nez. avoua-t-il, penaud.

- J'ai essayé d'entrer dans la salle secondaire de la caverne pour venir te chercher ou pour m'installer à une table, juste pour m'assurer que tout irait bien. Mais ils ne m'ont pas laissé entrer, j'avais bu quelques verres...Alors, j'ai insisté, peut-être un peu trop, donc ils m'ont mis à la porte comme un malpropre ! C'est pour ça que je n'étais plus là quand tu es rentré chez toi. ajouta-t-il les yeux baissés.

Il avait essayé de venir m'aider ? Il était vraiment inquiet pour moi ! Ma colère envers lui s'était dissipée aussi vite qu'elle était apparue.

Nos fiertés et nos convictions nous avaient détournées de notre amitié.

Je n'attendrais plus de Sohann qu'il comprenne tous mes choix, le fait qu'il les respecte me suffisait amplement.

Le voir si affecté me confortait dans le fait qu'il avait voulu bien agir en refusant de m'accompagner, il pensait sûrement que cela allait m'arrêter. Et je le pensais aussi, mais c'était sans compter sur l'assurance nocturne qui m'avait habitée cette nuit-là.

- C'est encore plus terrifiant que tout ce qu'on a pu me raconter plus jeune ! Tu savais qui elle était lorsque nous l'avons croisée ? demandai-je, en faisant purement référence à la plus enjôleuse des créatures du royaume.

- Qui ne la connaît pas ! riait-il, dépassé par tout ce que je venais de lui livrer.

Un étrange sentiment d'être resté enfermée dans ma bulle depuis tant d'années m'envahissait. Je ne connaissais Eden que depuis quelques jours et elle semblait si à l'aise dans le royaume qu'elle devait être connue de tous.

- Enfin... Je suppose que Martha et Isaac pensaient que c'était mieux pour toi de ne pas la connaître. Elle reste la fille du Roi, elle est...Plutôt originale pour un membre de la famille royale. Rester loin de tout ce qui touche le royaume est préférable... chuchota-t-il.

Il tentait de ne pas me blesser, mais je savais qu'il n'approuvait pas du tout ma manière de faire.

- Elle s'est montrée très serviable avec moi ! fis-je remarquer, en acceptant le verre d'eau que Sohann me tendait.

Il m'observa un instant et haussa les épaules :

- Lorsque je t'ai vu à ses côtés à la caverne, j'ai compris. J'ai compris que mettre un doigt sur ce qu'il te manquait était plus important que risquer ta vie.

Je m'apprêtai à lui promettre de prendre le moins de risque possible mais il prit la parole avant moi :

- Je sais que ça n'apportera pas grand-chose de te demander de faire attention à toi... Mais je t'en prie dis-moi où tu te rends avec eux à tes côtés. J'essayerai de décharger ma mère au château afin d'être dans les lieux lorsque tu y seras également ! affirma-t-il.

Son ton décidé me surprit, je m'attendais à devoir me défendre, donner des preuves sur la gentillesse surprenante d'Eden.

- Eh bien... Je devrais te faire la tête plus souvent ! riais-je pour la première fois depuis des jours.

Il repeigna ses cheveux de façon approximative en dévoilant ses dents blanches pour rire à son tour.

- Je veux dire... Je passe mes soirées à la caverne et l'aube au Jardin d'Eden, qui suis-je pour te donner des leçons ? s'esclaffa-t-il en se frottant les yeux, lui-même surpris par ses dires.

Je secouai la tête, amusée et soulagée par nos tensions effacées.

- Quant au Prince... Je l'imaginais, plus.. Inaccessible ! avouais-je, en buvant une gorgée d'eau fraîche.

Il releva un de ses sourcils roux et m'observait, intrigué.

- Je t'en prie Angie, ne tombe pas amoureuse de lui ! Tous sauf lui ! J'essaie déjà de ne plus utiliser ma poupée vaudou contre Aaron, j'aimerai dormir plus tranquille !

Je manquai de m'étouffer en terminant ma boisson. Outrée par les accusations de Sohann, je battis des mains pour tenter d'enlever cette image de mon esprit.

- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Ça n'a rien à voir avec ça ! Je remarque juste que pour un monstre, il a su se montrer utile ! répondis-je, révoltée par ses propos.

Il levait les yeux au ciel, affligé par ma naïveté qu'il jugeait trop fréquente.

- Il t'a secouru sur son beau cheval blanc ? demanda-t-il, amusé.

Non, sur ses beaux papillons multicolores ! 

 Certains détails devraient rester entre lui et moi. Comme le passage où j'ai transporté le corps de ma propre victime, par exemple.

J'attrapai la carafe d'eau déposée devant moi et me servait un second verre afin de ne pas avoir à lui répondre. J'avais foi en ce stratagème, mais peut-être avais-je tort. Du coin de l'œil je l'observai se pencher près de moi, à la recherche de mon regard. Mes joues me brûlaient et mettaient à mal ma couverture. Il soupirait bruyamment et passait ses longues mains sur son visage, visiblement épuisé par notre conversation.

- Angie ! Ce n'est pas parce que quelqu'un te vient en aide une fois, que cela fait de lui un Saint ! me sermonna-t-il, vivement.

J'avais l'impression de me retrouver face à ma mère me faisant promettre de ne pas accepter de baies suspectes de la part d'un inconnu.

Alors à mon tour, je pris un air faussement exaspéré et je libérai le fond de ma pensée, car il était le seul à pouvoir l'entendre :

- Ce n'est pas ce que je pense ! Je dis juste qu'à force de m'enfermer dans votre jolie cage dorée, vous édulcorez un peu trop la réalité ! Il n'est pas un saint, et je n'irai sûrement pas batifoler à ses côtés, mais je pensai finir en morceaux bien avant aujourd'hui !

Ces derniers mots le firent vivement réagir. Il se redressa douloureusement, à l'aguet d'un douloureux aveu qui ne vînt pas. A la place, je lui donnai une petite tape amicale sur l'épaule qui le détendit instantanément. Il croisa ses bras porcelaines contre son buste et fît une moue envieuse :

- Le Prince par-ci, le Prince par-là, je ne vois pas ce que tout le monde lui trouve ! Il n'est même pas si séduisant que cela !

J'éclata alors bruyamment de rire, je redécouvrais le plaisir qu'était de s'esclaffer jusqu'à bout de souffle. Sa jalousie déplacée était le summum de ce que je pouvais entendre !

- Sohann, ne sois pas injuste ! riais-je aux éclats.

Il balança sa tête en arrière, amusé, et leva les mains face à lui, vaincu.

- D'accord, d'accord ! Le Prince est carrément séduisant ! avoua-t-il, un large sourire aux lèvres.

Qu'est-ce que c'était bon de retrouver mon ami, de rire de rien, de l'entendre se perdre dans ses excuses quand je le soupçonnais d'être retombé dans les bras d'une nymphe vaniteuse.

La nuit commençait à tomber, je ne voyais pas l'heure passer, nous avions du temps à rattraper. Au milieu d'un de nos nombreux fou rire je me sentis plus légère, et c'était peu dire, mon estomac était libéré de toutes tensions.

Cela faisait des semaines que je n'étais pas aussi détendue. Pourtant la situation ne s'était pas arrangée, elle était même peut-être pire avec ce garde à moitié conscient sur les bras. Mais tous ces souvenirs s'effaceraient grâce aux liqueurs que Sohann sortait pour nous réchauffer de la nuit menaçante.

Il versa une liqueur légèrement blanchâtre dans un verre subtilement décoré d'arabesque dorée, sûrement de la liqueur d'amande.

- Et avec Aaron, quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il.

Je soupirai, de tous les sujets platoniques de la contrée, c'est celui-ci qu'il avait choisi.

Je décidais de ne pas trop m'étendre vis-à-vis d'Aaron, je savais qu'il était encore refroidi par mon anniversaire en compagnie de mon amant.

Je ne voulais plus que quelqu'un ou quelque chose se mette en travers de nos liens.

- Il est venu s'excuser de lui-même. Je pense qu'il veut vraiment arranger les choses. soupirai-je. C'est la première fois qu'il s'excusait auprès de moi, il semblait vraiment bouleverser tu sais. continuai-je.

J'observai son sourire s'élargir pour y cacher les pensées qui le hantaient envers Aaron.

J'évitai évidemment de parler de mes doigts fermement accrochés aux cheveux blonds de mon partenaire lors de notre après-midi passée ensemble.

Il me tendit un verre et leva le sien en affirmant :

- A l'amour alors !

Nos verres tintèrent et nos corps s'enivrèrent au nom de l'amitié dûment retrouvée. 

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