6. La Porte Intrasystème
Le cri du typhon est assourdissant. Ses plaintes taraudent mes tympans, les perforent avec autant d'ardeur que des détonations de canons. Je sors la tête de mes épaules. Tous les membres de l'équipage, tous les passagers, sont attachés par des cordages bien serrés aux mâts ou aux rambardes du navire. Chacun s'accroche à ce qu'il peut. Chacun s'accroche à ses espoirs... Je n'entends plus les respirations, les inspirations hachées. On ne distingue plus le moindre éclat d'humanité. On retient tous notre souffle. Le monde tourne sur lui-même, complètement désorienté. Je perçois, quelque part, le bourdonnement perpétuel des hélices. Elles nous permettent d'avancer, de résister aux forces de l'intermonde qui s'abattent sur nous en trombe de particules blanches. Le vaisseau défie la faille, la tempête d'écume, la béance entre les bulles emplie de cette matière qui n'est ni de l'eau ni de l'air. La substance tournoie, folle, démente. Elle vole partout, s'infiltre partout. Elle nous envahit, glisse dans nos êtres par les pores, par la bouche, par les narines, par les yeux. Je pleure. Les planches robustes de La Brayeva Victa grincent, craquent, gémissent, mais ne cèdent pas. Le phénomène nous dépasse. Pourtant nous sommes là, recroquevillés au cœur du tumulte du typhon. Nous traversons l'épreuve avec patience et vaillance – ou bêtise –, priant pour s'extirper de l'inexplicable et franchir au plus vite le seuil turbulant de la Porte Intrasystème.
Au fil de la traversée, le vacarme s'adoucit peu à peu tandis que la tempête perd de sa violence, jusqu'à se taire complètement. La Brayeva Victa finit par émerger de la faille. Respire. Dans ma poitrine, le tambour résonne. Je tremble, ébloui par l'impétuosité des éléments. Respire. Les marins, eux, s'agitent déjà, dénouant leurs liens et dépoussiérant le pont.
— Arrêtez les hélices ! s'époumone le maître d'équipage. Plus une goutte de zyranium dans les tuyaux ! Dépliez-moi ces voiles !
Je me redresse lentement. Ma vue frétille, tangue. Mal de crâne. Je prends toutes les précautions pour épargner mon corps ébranlé. Une silhouette s'approche de moi et m'aide à défaire les nœuds salvateurs.
— Première PIS ? se moque Paole.
Je me bats contre l'envie de vomir, les joues gonflées, la bile au bord des lèvres. Je me concentre, résiste. L'âme à mes côtés m'aide à me rassoir. Mes jambes ne me soutiennent déjà plus.
— Pour vous instruire, monsieur Layth, apprenez que dans quelques coudées, nous atteindrons la côte.
— Je...
On me place à peine l'objet entre les mains que je vomis dans le seau en bois.
— D'une parfaite élégance, mon brave... Tenez.
Je m'empare de la gourde tendue et lampe l'eau fraîche qui en coule. J'articule de piètres remerciements en posant le regard sur le visage mi-masculin, mi-féminin. Fascinant comme Paole ne cesse jamais de sourire.
— Dans... dans quel pays allons-nous... amarrer le navire ?
L'homme me prend par la taille, passe mon bras gauche autour de ses épaules, puis entreprend de me relever. À deux, nous soulevons mon poids. D'un pas incertain, bancale, nous nous rendons au garde-corps le plus proche. Là, alors que je m'appuie à la structure de bois, l'artiste m'indique l'horizon. À une trentaine de brasses de La Brayeva Victa flotte un spectaculaire amas de roches. Hautes comme des montagnes, elles s'imposent au paysage.
— Bienvenue sur Roqk ! chantonne Paole. La bullite des canyons !
— Je l'ignorais.
— Comment ? Les cartes ne vous intéressent-elles donc pas, monsieur Layth ?
— Je... À vrai dire, je ne m'intéresse qu'à très peu de choses...
L'autre ne réplique pas tout de suite. Pensif, il fixe les rochers rouges qui éraflent l'azur et dominent les vagues. Le vaisseau vogue vers cette terre étrange, fier, à peine secoué par sa traversée de la faille. L'odeur est différente dans ce monde. Minérale. Caillouteuse. Je frissonne. Le vent désordonne mes boucles noires. Il me gifle, me réveille. Et je reste là, imbécile. Perdu.
Qu'y a-t-il ici qu'il n'y avait là-bas ?
Comment changer ? Comment devenir celui que je voudrais être ? Qui voudrais-je être ?
— Vous savez, monsieur Layth... reprend Paole. Je n'avais jamais rencontré un homme qui se connaisse si peu lui-même.
Je soupire, démuni face à la vérité.
Le port dans le lequel s'ancre le navire de Bonny Read fourmille de voyageurs. Ils débarquent, descendent de navire ou sautent de leur barque. Certains s'installent ensuite dans des chariots recouverts de toile beige, quand d'autres transportent des marchandises qu'ils chargent sur des chevaux. Bien emmitouflés dans leurs vêtements bruns qui les protègent des caprices du vent, les gens de la région – je le devine – accueillent les arrivants, sourire factices au faciès et mains tendues vers les goussets.
— Paole !
L'artiste et moi nous retournons au même instant en direction de la voix énergique du capitaine. Cette dernière nous rejoint sur le pont de sa démarche lourde et assurée. Moi qui pensais être grand... la navigatrice me dépasse d'une demi-tête – et ce, sans considérer la hauteur de son couvre-chef.
— Pour la suite, tu dois trouver cette fillette, explique-t-elle. Elle te conduira à la PIS qui mène à Xhiem Panhg.
L'artiste récupère le papier en remerciant Bonny, puis examine attentivement le croquis. Par-dessus son épaule, je l'analyse également. Un visage aux traits sévères est encadré de longs cheveux lisses et sombres. Une frange droite barre le front et deux plis épicanthiques marquent le faciès blafard. La petite ne sourit pas. Pas un éclat ne transparaît dans le regard terne, éteint. La fillette n'a rien d'une enfant.
— Comment s'appelle-t-elle ? se renseigne Paole.
— Yokemi Menynoa.
— Charmant. Et où puis-je la trouver exactement ?
Un sourire énigmatique illumine la figure tannée de Bonny. Celle-ci hausse ses larges épaules couvertes de grosses tresses brunes.
— Sûrement aux abords des quais. Je n'en sais pas plus, yinguya.
— Bien. Et quand rentrerez-vous à Phoros ? demande encore l'artiste.
— Dans une semaine au plus tard. La Brayeva Victa mouillera au port roqkien pendant que je m'occupe de quelque obligation sur Orheven.
— Brillant ! Je vous retrouverai donc ici dans sept jours.
Paole range le dessin dans un pli de sa cape tandis que la mystérieuse navigatrice s'éloigne de nous à reculons.
— À le revoyure, yinguya ! Adieu, Laythargie !
Puis elle éclate de rire, pivote sur ses talons et s'en retourne auprès de ses marins.
Pique au cœur. Égo abîmé...
— N'oubliez rien, m'intime Paole.
Je m'exécute sans réfléchir et rassemble mes affaires. Puis l'artiste et moi débarquons enfin sur les terres rousses de l'inconnu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top