35. La jungle
Tomasz tente de quitter les violents tourbillons de la faille. Il ne voit rien, seulement le brouillard gris, infini, inviolable. Le livre de Paole plaqué contre son torse comme un plastron, il progresse, résiste aux éléments. Il persévère tandis que les vagues d'argent le fouettent, le malmènent, se succédant pour le noyer dans un chaos de sifflements stridents. Il s'accroche, use de ses autres sens, du toucher, de l'ouïe et de l'odorat, pour s'orienter là où ne vit que le néant. L'air pue la cendre. Tomasz reste concentré. Ses pas s'ancrent dans la poussière, adhérèrent, s'arrachent au sol et recommencent leur danse sans s'arrêter, sans s'affaiblir. Le jeune homme ne tangue pas. Non. Il s'est accoutumé aux vents qui tempêtent entre les mondes. Le jeune homme s'agrippe à sa volonté, à son désir de sortir de cet espace embrouillé. Il ne peut pas chuter. Impossible. Se figer, c'est périr. Il faut toujours agir, s'efforcer de bouger, d'être en mouvement. Avancer. Avancer quoi qu'il advienne. Marcher si on peut. Ramper si on doit. Il le sait. Tomasz résiste. Encore un effort... Contre les courants poussiéreux qui s'acharnent, il lutte et s'obstine. Il tient. Il cabre. Il avance. Et puis le tunnel poussiéreux débouche enfin sur un autre monde.
— On est où là ? Il fait jour ici ?
Il pleut. Des litres d'eau à la minute se déversent sur la faune et la flore. Le vert brillant de l'herbe sauvage, le vert dense des plantes immenses, le vert prétentieux des arbres et de leurs feuilles aux formes variées... Tout ce vert s'est ternit faute au ciel gris surpeuplé de nuages. Et la pluie tombe, s'écrase avec une telle violence qu'elle noie le paysage luxuriant. La terre se liquéfie, s'enfonce, gicle aux impacts intarissables du déluge.
— Faut pas rester là, Tomi.
Tomasz, trempé, observe la faille, la béance argenté dans ce tronc qui l'a vu émergé. Dans le bois dégoulinant de l'énorme végétal aux branches torsadées, la poussière continue d'exister, de tournoyer. Elle persiste... mais pour combien de temps encore ?
— Me dis pas que t'attends l'autre minable...
Tomasz ne dit rien, mais n'en pense pas moins.
— Il est mort. Tu sais qu'il est mort.
Tomasz ne répond pas.
— Pourquoi l'avoir sauvé de prime abord ? T'aurais dû le laisser pourrir dans sa cellule. Pour le soigner t'as gaspillé des ingrédients, Tomi...
Le guérisseur ne relâche pas son attention et guette la PIS instable qu'il a créé grâce à l'Obkryc. Il espère que Layth va bientôt en sortir, car il escompte que ce poète pourra lui être utile. Ou plutôt... Tomasz sait que Layth jouera un rôle important dans son plan, tout comme Chantsuko et Paole avant lui. Chantsuko. Paole. Leurs morts, elles, sont de véritables gâchis. Il avait encore besoin d'eux... Tant pis. Il faudra se débrouiller autrement. Le jeune soigneur repousse l'agacement qui lui picote la poitrine, puis maîtrise l'exaspération brûlante au fond de son ventre lorsque la Porte commence à s'amincir.
— Ne t'énerve pas Tomi... Tous les êtres humains sont interchangeables.
Tomasz n'est pas d'accord.
L'ouverture s'amenuise de plus en plus tandis que les secondes défilent... Layth n'émerge toujours pas... La faille se contracte de l'intérieur, excite son chaos de poussière, et se rétracte, rétrécit, rétrécit, rétrécit, jusqu'à disparaître complétement. Le soigneur écrase un grognement de frustration. Le tronc planté devant lui s'avère intact désormais. Il ruissèle d'eau de pluie comme le reste des arbres environnant, naturellement, comme si personne n'avait jamais jailli de son corps d'écorce.
— Voilà. Le poète est mort.
Ou peut-être Layth a-t-il échoué sur une autre bullite ? Non, impossible. Tomasz sait bien que non. Une faille, qu'elle soit naturelle ou artificielle, lie toujours uniquement deux Portes Intrasystèmes. Elle ne relie pas trois mondes, ni quatre, ni davantage de mondes. Il ne peut exister de brèche dans la brèche... Une faille, deux Portes, deux mondes. Et c'est tout.
Tomasz soupire, puis retrouve son calme habituel. L'irritation s'est dissipée. La confiance, elle, perdure...
— Comme dit l'adage xhiemen : « un problème est une aubaine ».
— Menteuse.
— Certes.
Tomasz sourit. Il n'a pas de problème. Jamais. Il fait ce qu'il doit. Toujours. Pour l'instant, il lui faut reprendre la route, se rapprocher encore de la prochaine étape. Le soigneur ajuste la capuche sur ses cheveux mouillés et s'engage dans la direction dicté par son instinct.
Les heures progressent. La pluie s'adoucit enfin. Tomasz lève la tête vers les nuages. Ceux-ci commencent à dégonfler, aménageant une place décente pour Qadys et ses rayons dans le ciel trop encombré. Sourire. Malgré la boue, la route hasardeuse, la végétation douteuse – que Tomasz prend grand soin de ne pas trop approcher –, le guérisseur garde son sourire. Il ne doute pas. Il finira bien par rencontrer un humain. Oui, il croisera forcément quelqu'un... Alors il avance, persévère, perdu et certain. Il sait que son destin se trouve ailleurs, que cette bullite n'est qu'une étape, qu'une marche de plus à gravir. Mais la vue depuis le sommet de l'escalier vaut l'ascension. Tomasz rencontrera les gens de ce monde et ils l'aideront à partir, à rejoindre Orheven. Incontestablement. Cela prendra des heures, des jours, des semaines, ou bien des mois... Sourire en coin. Tomasz peut patienter encore un peu. Il a du temps devant lui.
Les minutes se d'effilent et les heures s'épandent. Trempé jusqu'à la moelle, étouffé par la chaleur moite de l'air, Tomasz évite les plantes colorées et leurs toxines, les épines, les sucs visqueux mélangés de pluie, les insectes gros comme des poings, les serpents qui se confondent aux lianes, les fourmis hautes comme des pierres, les racines glissantes... Concentré sur l'environnement, l'instinct à l'affût, il ne s'arrête pas. Lame au côté, mais nerfs de plus en plus éreintés. Le jeune homme replace le livre de portraits sur son épaule, craque quelques articulations avant d'écraser un bâillement. Il s'étire sans négliger sa surveillance des lieux. Regain de courage. On repousse la fatigue et on accélère.
Le crépuscule crépite dans un coin d'horizon tandis qu'apparaît enfin la lisière de la jungle. Très heureux, Tomasz franchit la frontière en repoussant son capuchon. Le terrain, soudain abrupt, court jusqu'au rivage. Là-bas, en bas, se pelotonne un troupeau de maisonnettes en bois. Les abris sont sur pilotis, portés à la fois par des piliers enfoncés dans la terre et par des poteaux immergés dans l'eau du canal. Ce dernier est seulement troublé par les gouttes fines de la pluie qui persiste. Le jeune homme hâte le pas, sourire aux lèvres, puis contrôle les foulées qu'il se surprend à entreprendre.
— Attention à la glissade, Tomi...
Il se rattrape de justesse. Et, le cœur battant plus fort que de coutume, il reprend une allure modérée jusqu'à atteindre la première cabane.
Lorsqu'il trouve l'entrée, Tomasz cogne contre le battant. Mais aucune réponse ne lui parvient. Rien. Pas un écho. Au bout de quelques minutes, le guérisseur s'en va frapper à la porte suivante. Toujours rien. Alors il toque à la prochaine, puis à la suivante, puis à la quatrième, à la cinquième et à celle d'après... Le résultat n'évolue pas.
— Quoi ? C'est abandonné par ici ?
Le soigneur contourne les bicoques et se rapproche du bord de l'eau. Il remarque alors une veille barque attachée au ponton situé un peu plus loin. Il l'accoste avec empressement, puis examine l'embarcation au bois effrité et à la peinture écaillée. Orange. Il se retourne, analyse le décor. La cabane la plus proche du ponton arbore une façade du même orange abîmé – exactement le même. Cette fois, le jeune homme ne s'embarrasse pas de politesse et ouvre la porte de l'habitation. Ses yeux rencontrent la pénombre, une pénombre dans laquelle flotte une maigre silhouette. À tâtons, Tomasz cherche, trouve, puis extirpe la lampe à lucioles de son bissac. Lumière brusque. L'être grogne lorsque la lueur l'éclaire. Il se redresse d'un bond et se jette sur l'intrus comme un animal. Il rugit de tous ses poumons dans une langue que Tomasz ne comprend pas. D'ailleurs, celui-ci est sur le dos, le cou pris dans un étau de chair, le souffle faible mais le cœur toujours calme. Il a trouvé quelqu'un, un habitant de ce monde inconnu ! Certes, l'homme tente d'attenter à sa vie et Tomasz n'a pas pu dégainer son épée pour l'en dissuader... mais, au moins, il va pouvoir en apprendre davantage sur les lieux et quitter la bullite dès qu'un terrain d'entente aura été trouvé. Bon... Pour l'instant, la pression sur sa gorge est douloureuse. L'étau se resserre de seconde en seconde. Tomasz va devoir répondre à la violence par la violence... La diplomatie, les échanges pacifiques en langue des signes, la bienveillance... Tout cela viendra plus tard. Tant pis. Pour l'heure, il doit se libérer, lutter. Tomasz serre les dents en maudissant son erreur idiote. Il se reproche d'avoir agi en gamin impatient tandis que la Voix ricane dans son crâne :
— Cette fois-ci aussi ! T'aurais dû frapper avant d'entrer, Tomi.
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