Alors, comme convenu, Tomasz trahit les secrets de la famille impériale. Oui, il y a d'autres ouvrages comme celui-ci, plus complets, voire exhaustifs. Il en existe toute une collection, amassée patiemment et conservée dans la seconde bibliothèque, une salle occulte dissimulée dans les souterrains du palais. Oui, l'Empereur se cache dans un autre monde-partiel pour comploter contre les Zu'Hang. Avec ses alliés étrangers, il fomente des stratégies basées sur ce savoir récolté au fil des mois, en effet. Pendant ce temps, son fils mène les troupes xhiemennes qui résistent aux attaques ennemies. Une diversion, oui. D'ailleurs, les Cixiu-Wa auraient incendié leur propre forteresse s'ils n'avaient été pris de court par les Zu'Hang. Que ces derniers se préparent, oui, qu'ils attendent en guettant le moment opportun pour renverser le damier de la guerre et reprendre l'avantage... Mot à mot, le captif peint le tableau qu'on lui demande, contant au guerrier trapu ce qu'il désire entendre. En outre, l'esprit fort imaginatif, Tomasz chamarre si bien ses mensonges qu'ils se mutent en vérités.

— Intéressant, commente Feng-Atsu, rictus aux commissures.

Le jeune homme s'est tu, pourtant ses lèvres frémissent. Dans le silence densifié de secrets trop vite jetés dans la lumière, Tomasz hésite à s'exprimer davantage. Doit-il essorer son tissu imbibé de connaissance jusqu'à l'assécher complètement ? Alors que fera le général lorsqu'il aura en sa possession l'intégralité de ce précieux liquide ? Exécutera-t-il son prisonnier, cette âme gourde et futile ? Peut-être Tomasz doit-il garder une carte dans sa manche, conserver une pièce d'information sous sa cape et négocier pour sa vie ? Sur sa figure soucieuse, les questions défilent, nettes, limpides, afin que tous puissent les percevoir.

— Tu nous fais quoi avec cette tête-là ? Tu vas les induire en erreur, Tomi...

En effet, le captif aux mains déliées use de comédie. Le jeu est subtil, évidemment. Avec une véritable maîtrise de l'art, Tomasz incarne le personnage candide qui s'interroge et pense encore avoir le choix.

— Y aurait-il autre chose ? s'enquiert le général sans flairer le piège.

Dix secondes trépassent, où l'oscillation du trompeur s'efface, puis :

— Y aurait-il une chance que vous m'épargniez ?

Feng-Atsu ne retient pas son rire : une toux sèche qui gratte la gorge. Il essuie une goutte tombée de son œil droit, avant d'abandonner ses coudes sur la table basse pour réunir ses doigts en cloche devant sa bouche. Couleur de l'âme : orange. Sympathie. Confiance.

— J'accepte de vous offrir une longueur d'avance, Tomasz-le-traître, une minute pendant laquelle vous pourrez essayer de fuir vite, aussi loin que possible. La minute écoulée, j'ordonnerai à mes soldats de vous rattraper. Et ils vous tueront. Vous êtes un élément trop important pour que je daigne vous laisser vivre, n'est-ce pas ?

— Je n'osais espérer tant, Feng-Atsu, que cette chance dérisoire de pouvoir tenter de survivre.

Le général se redresse, retrouve sa stature et son aura écrasante. Il a avalé son rictus.

— Vous n'obtiendrez cette chance qu'après avoir divulgué ce que vous comptiez taire.

— Je...

Le prisonnier s'interrompt. Il respire, prend le temps d'inspirer pour dissiper la fausse gêne qui encombre sa parole. Cela fait, il révèle :

— Reste cette fiole dans ma besace...

— Eh bien ? s'impatiente le Zu'Hang.

— Ainsi que vous l'avez lu dans ce livre, explique Tomasz en indiquant l'énorme cahier, avant d'être messager impérial, je suis guérisseur. Grâce à cette qualité, j'ai pu entrer au service d'Uano Qin. Comme bien d'autres avant moi, il m'a ordonné de concocter un remède complexe à base de rêvaflores dans l'espoir de soigner la maladie de son premier fils. Et, tout comme ce livre de portraits, je n'ai pu le lui remettre...

Rose. Le général contient mal son excitation. En plus de posséder des renseignements d'importance sur l'héritier de l'Empereur, il est désormais en possession d'un arôme aussi rare que convoitée.

— Daraka ! apporte-moi la potion.

Sitôt, la rebelle s'éclipse à nouveau. Lorsqu'elle reparaît, elle porte le lourd sac de voyage de Tomasz. Elle s'empresse de le déposer à ses pieds pour mieux le fouiller. Après quelques secondes d'une recherche méthodique, guidée par les indications du captif, elle trouve le remède au parfum irrésistible qu'elle lègue ensuite à son commandant. Ce dernier s'est levé malgré lui, trop impatient de sentir la douce odeur du bonheur passé. Il ouvre le flacon et inhale ses effluves à plein poumons. Un battement de cœur plus tard, il lâche la fiole qui se brise dans un éclat violent. Mains sur la gorge, le général cherche son souffle tandis que l'essence du liquide répandu sur le sol intoxique l'air ambiant et s'infiltre dans tous les corps. Les Zu'Hang, suffoqués, ne saisissent pas la situation... Ils toussent, s'étouffent, s'écroulent les uns après les autres avant de succomber.

— De la rêvaflore ? Tu parles !

Lorsque la porte s'ouvre sur les rebelles qui montaient la garde à l'extérieur, Tomasz, besace sur l'épaule, cahier sous le bras et épée dans le poing, recule. Au contraire, sabres au clair, les soldats s'avancent naturellement dans la pièce... pour connaître, malgré eux, le même destin funeste que leurs congénères. Sans avoir eu l'opportunité de ferrailler, les rebelles tombent, vaincus. Morts.

— Ah, oui. Tu as développé une immunité contre ce poison. Comment il s'appelle déjà ? Syalonic ?

Soupir. Quel gâchis.

Depuis le seuil de la lourde bâtisse, le jeune guérisseur observe les cadavres. Ils sont paisibles, bien sûr, comme des hommes, des femmes, endormis à la lueur d'une lanterne. Un tableau calme et sombre, sans couleur. Pas une perle de sang n'entache les planches de bois. Pourtant, tant de souffrance a coulé... Tomasz se sent vide. Las.

— Allons, Tomi ! voici l'heure de décamper ! Assez perdu de temps.

Il a rengainé sa lame et empoigné la cage aux lucioles scintillantes. Un dernier regard... puis il faut se détourner des rebelles, descendre les marches du perron, partir.

— Nos projets pour ce monde sont trop grands pour nous préoccuper de chaque âme que l'on condamne – y compris la tienne. Ce dessein dépasse chacune de vos piètres existences. Alors cesse de te retourner. Avance.

Entre ses mains, Tomasz possède enfin tous les éléments nécessaires pour atteindre son prochain objectif. Et, tandis qu'il s'aventure dans la nuit silencieuse – seulement dérangée par le crépitement des flammes qui dévorent le palais impérial –, les questions qu'il avait sciemment écartées reviennent l'ennuyer. Comment les Zu'Hang se sont-ils emparés de son cahier ? Où se trouve Paole ? Et Chantsuko ? comment se porte-t-elle enfermée dans sa geôle ? Combien de temps s'est écoulé depuis leur séparation ? Enfin... Que de pensées creuses, inutiles. Tomasz repousse ses interrogations pour se concentrer sur l'avenir. Seul l'avenir importe. Et quitter cette bullite au plus vite en fait partie.

— Au fait, Tomi... c'était une brillante idée de manipuler Feng-Atsu. Te laisser capturer par les rebelles ? Bonne idée aussi, oui. Comment aurais-tu retrouvé les portraits sinon ? Ce que je veux dire...

La Voix cherche ses mots tandis que le regard du jeune homme se perd dans le ciel étoilé.

— Tu sais, Tomi... j'ai jamais douté de ton plan, jamais douté de toi. Jamais.

Tomasz sourit.

— Menteuse.