27. Les reproches

⚠️ morts

***


Le parvis de la Porte 2 n'existe plus. Il est détruit. Mais Dinh-Ro se tient là, planté à une dizaine de pas de la faille qui mène à Soumarya. Droit. Concentré. Il est ancré auprès de cette béance, de ce trou de poussière entre les mondes, de cette plaie dans l'univers dont le sang gris tourbillonne comme l'œil d'un cyclone. Le casque calé dans le creux de son coude, Dinh-Ro discute en langue commune avec un soldat de l'armée amie. Ce dernier est soumairyan – comme en témoigne sa cape écarlate.

À grandes enjambées, le cœur vacillant dans sa poitrine protégée par l'acier, Yuna s'approche des deux hommes. Le sable maculé s'accroche aux semelles de ses bottes tandis que le chant du brasier recouvre le claquement résolu de ses pas. Son calme menace de céder place à la rage... La guerrière accélère l'allure et se glisse aux côtés de son camarade. Le Soumairyan, qui ne semble point la remarquer, ne s'interrompt pas :

— ... de pouvoir, n'est-ce pas ? Nos actions semblent très limitées. Déclencher des incendies, provoquer la fuite de quelques ennemis... Que pouvons-nous faire de plus ?

— Décamper, s'immisce Yuna d'une voix assurée. Il faut capituler tête haute pour sauver les vies des hommes qu'il nous reste. Car nous n'avons plus aucune chance de l'emporter sur les forces impériales...

Et avant que les hommes n'aient le temps d'exprimer leur surprise, elle se tourne vers Dinh-Ro :

— Suis-moi.

Et elle l'entraine à l'écart de l'autre soldat.


Dix secondes plus tard, lorsque Yuna pose à nouveau les yeux sur Dinh-Ro, elle ne peut empêcher la colère de refaire surface, de l'envahir, de la submerger. Le sang bout jusqu'à son cœur enflé de rancune alors qu'elle dégaine son sabre d'un mouvement vif. L'arme fend l'air emplit du parfum de la mort avant de se figer à un pouce de la gorge du traître. Ce dernier ne recule pas, ne cille pas. Le menton fier, la mâchoire calme, il affronte le regard de sa camarade, un regard aussi létal que la lame prête à lui trancher la glotte. Yuna raffermit sa prise sur le manche, mais desserre les dents pour hurler à la trahison.

— Yuna, articule Dinh-Ro en xhiemen...

— Tu n'avais qu'une seule chose à faire. Te taire.

— Yuna...

— Pourquoi avoir parlé de Layth et du livre de portraits à Daraka ?

— Elle était présente lors de mon entretien avec Feng, réplique Dinh-Ro. Il a envoyé une partie des nôtres à la recherche du cahier et une seconde unité à la recherche de Tomasz.

Le sabre effleure la peau de l'homme, mais nul soldat n'intervient... comme si la vie de Dinh-Ro n'était pas réellement en danger.

— Pourquoi s'intéresser à ces pages inutiles ? s'impatiente Yuna.

— Feng veut des réponses.

— Ce n'est pas l'objectif de cette guerre, proteste la combattante.

— À cause des obkrycs, notre objectif ne peut plus être atteint, Yuna !

La femme ne reconnaît pas son camarade... Ce dernier, toujours menacé par la lame métallique, déglutit avant de déclarer :

— Nos espions ont découvert que cet homme, Tomasz, était très proche de l'empereur et de sa famille. Il leur fournissait des informations sur nous. Il y a peut-être d'autres cahiers plein de renseignements que l'empereur possède déjà...

— Tu me disais toi-même que le cahier de Layth ne pouvait être destiné à l'empereur, s'agace la guerrière... Si c'était le cas, il aurait été en sa possession !

— Je me suis trompé, Yuna. Les Cixiu-Wa...

— Tu t'es aussi trompé en parlant de Layth à Feng-Atsu ! hurle Yuna.

— C'est donc cela... Des reproches... C'est pour me cracher tes reproches que tu m'as fait revenir ?

— Layth va se faire tuer ! s'il n'est pas déjà...

Mais elle s'interrompt, troublée. Alors, de son avant-bras gauche, Dinh-Ro en profite pour écarter l'acier qui le menace.

Lalpha et Lêtha déposent leur lueur blanche sur le visage las du soldat ; Yuna et Dinh-Ro se dévisagent comme s'ils se découvraient pour la première fois.

— Pourquoi son sort compte-t-il tellement, Yuna ? Nous sommes en mauvaise posture, nos camarades meurent, mais nous tentons de nous défendre... Seule cette guerre devrait t'importer !

— Je...

— Qui est-il ?

Elle ne réplique pas. Les pensées virulentes et confuses, le cœur agité, elle tente de reprendre son souffle et de retrouver son calme. Elle s'applique à contrôler ses émotions, ses élans de colère et de tristesse, à ne plus rien laisser transparaître. Elle ne peut plus se permettre de telles ardeurs, se laisser prendre dans le tourbillon de ses sentiments. La guerrière inspire, repousse sa frustration, réprime ses élans de fureur. Il faut brider son émoi... pour ne pas commettre davantage d'erreurs. Yuna rengaine son arme.

— Tu as raison... Seule la guerre importe. Ou plutôt, seule la fin des combats importe désormais.

— Quelle fin, Yuna ? Feng et ses troupes ne se retireront pas. Pas tout de suite.

— Quoi ? Pourquoi ? Nous devons retirer nos forces avant qu'elles ne soient décimées par les obkrycs !

— Crois-tu vraiment que nos soldats se laissent faire ? Nous répliquons par le feu.

La gorge sèche, Yuna proteste :

— Que peut le feu contre la magie ? Ce n'est pas suffisant.

— Ah ? Vois donc de tes propres yeux.

Alors il l'empoigne par le bras et, tirant sa camarade derrière lui, Dinh-Ro traverse le champ funèbre qu'est devenu la cour du poste-frontière. Yuna trébuche, tente de se dégager, mais n'y parvient pas. Elle fronce le nez malgré elle. L'odeur qui règne sur ces lieux la répugne. Un tas de chair gît sur le sable... Des membres, des cadavres... Et le vent charrie ces senteurs aux teintes cendrées qui retournent le cœur.

— Regarde.

Face aux canons qui ont permis aux Zu'Hang d'exploser les grands vantaux de bois, par le trou énorme qui perce le mur d'enceinte, le palais impérial, perché au sommet de sa colline, tente de résister aux flammes. Seules preuves de l'incendie, le feu qui déborde des fenêtres et le brouillard noir qui enveloppe l'imposante bâtisse aux pierres sombres. Celles-ci se détachent à peine sur le voile bleu foncé qui a envahi le ciel.

— Du palais impérial, poursuit Dinh-Ro, il ne restera qu'une poignée de poussières.

— Et les guerriers qui y demeurent y périront... et Layth...

La culpabilité coincée dans la trachée, Yuna ne parvient pas à achever sa phrase. Ses pensées se sont embrouillées, emmêlées. Elle se dégage brusquement de la poigne de son camarade avant de se détourner pour retourner d'où elle vient, pour rejoindre la Porte 1. Mais elle n'arrive pas à destination que Dinh-Ro la dépasse et se fige devant elle, lui bloquant le passage.

— Il ne lui arrivera rien, affirme Dinh-Ro.

— Menteur, l'accuse Yuna en le bousculant.

Il la retient par le bras avant de la faire pivoter vers lui.

— Il ne lui arrivera rien, parce que je vais obtenir sa libération. Les nôtres contrôlent encore les cachots du palais. Alors j'obtiendrai sa libération en plaidant qu'il n'a rien à voir avec notre combat, qu'il n'est pas notre ennemi, que je me suis trompé... Daraka le libérera, comme nous avons relâché les survivants emprisonnés par l'Empereur. Nous avons pu vider la majorité des cellules. Layth s'en sortira, lui aussi.

— C'est faux, conteste une voix.

Yuna et Dinh-Ro se tournent d'un même mouvement vers la source des mots. Les astres jettent leurs rayons sur le visage pâle de l'un des leurs.

— C'est faux, insiste Imezuki. Tous les nôtres s'étant retirés de cette zone du palais, les Cixiu-Wa en ont profité pour reprendre le contrôle de la geôle...

Yuna tangue, ébranlée. Layth... Elle serre son poing gauche tandis que la frustration la submerge une nouvelle fois... Elle ne l'a pas sauvé à l'époque. Aujourd'hui, le passé se reproduit. Elle l'abandonne à nouveau... La femme inspire, mais la culpabilité lui comprime les poumons. Layth ! Layth, mon cher Layth... Je... Yuna n'ose pas relever la tête. Elle sent une main sur son épaule ; elle entend un cortège de voix l'appeler... Mais elle ne réagit pas. Sourde. Paralysée. La vue trouble, les oreilles bourdonnantes, elle ne peut que percevoir les reproches invisibles et muets qui plantent des aiguilles dans son cœur... Il n'y a qu'une seule responsable. La respiration sifflante, les mains tremblantes, Yuna l'admet. Elle n'a pas pu empêcher la déchéance de sa famille. Elle n'a pas su tenir tête à l'Autorité clanique... Tous payent le prix de sa lâcheté, de ses faiblesses. La guerre est sa responsabilité. Le sang des morts imprègne ses paumes, collent à ses bottent, macule sa peau... Je suis désolée. Je... Que peut-elle faire à présent ? Il est trop tard pour vaincre l'armée impériale, trop tard pour raisonner Feng-Atsu, trop tard pour sauver Layth... La seule chose qu'elle puisse encore protéger, c'est... Esprits damnés ! Yuna rengaine sa lame avant de décamper, abandonnant ses camarades. Si les membres de son Clan et leurs alliés veulent s'acharner dans cette guerre et s'éteindre sur cette bullite, libre à eux ! Yuna, elle, ne le souhaite pas. Elle ne veut plus commettre d'erreurs. C'est fini ! Elle doit se débarrasser de cette infâme culpabilité. Mais peut-elle racheter ses fautes ? Oui ! La Zu'Hang a d'autres projets, d'autres âmes à défendre. Courant en direction de la Porte 1, Yuna prie avec ardeur, implore Aminos, le supplie. Faites que mes petits soient encore en vie...

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