15. L'Empire (2/2)


Rampant, tremblant, suant... j'atteins enfin les dernières marches de l'escalier, le sommet de l'édifice – la fin du supplice. Ma main, moite des efforts fournis, essuie vainement mon front mouillé.

— Relevez-vous, monsieur Layth.

Alors que je m'exécute, l'artiste m'apporte son aide.

— Regardez.

Je me retourne pour obéir et découvre l'étendue de l'épreuve, l'ampleur de l'immense escalier qui nous a mené jusqu'au palais. Mais surtout...

— Xhiem Panhg. Monsieur Layth... je vous présente l'Empire.

Bon sang... La vue est invraisemblable, magique. Malgré la légère brume qui voile les monts de plusieurs dizaines de titans de roche, le tableau est incroyable. Nous nous tenons à la cime du monde... Toutes les terres sont à nos pieds. Derrière les nuages, Qadys feint la timidité et réprime son éclat, boule de feu craintive dans l'azur décoloré. Cela n'entache en rien la splendeur de l'horizon, la beauté d'un instant figé dans le présent. Je frissonne du privilège que l'on m'a accordé.

— Fermez la bouche, Layth, se moque Paole. Votre petite élégance en pâtit.

J'ignore la pique. Elle n'effleure même pas ma sensibilité. Cette dernière est trop conquise par le paysage cerclé de montagnes. En contre-bas, au-delà des marches infinies, je distingue les toits courbés des bâtisses, les grandes tours xhiemennes et les bouquets d'arbres typiques du pays.

— Recommandation !

Je me retourne dans un sursaut.

— Recommandation, réitère l'un des gardes qui protègent l'entrée du palais.

Sans sourciller, Paole lui remet son parchemin tandis que, bouche bée, je m'imprègne de ce nouveau décor. Prodigieux comme les portes de cuivre vert pourraient accueillir entre leurs bras une poignée de géants ; comme les colonnes bleu cendré s'élèvent jusqu'au ciel pour soutenir l'édifice ; comme les deux énormes statues de marbre blanc nous toisent depuis leurs socles de jade. À gauche, un alligator campé sur deux pattes d'ours déploie ses ailes de pierre. À droite, un lion aux cornes de cervidé enroule sa nageoire autour d'une colonne. Deux monstres. Des chimères. Lorsque les battants s'écartent, mes jambes refusent de se mouvoir. Respire. Je n'ose pénétrer à l'intérieur du palais, en cet endroit sacré...

— Avancez, monsieur Layth. Malgré tout ce gras sur vos os, le faste ne va pas vous manger.

Puis l'artiste profane le magnifique hall d'entrée. Du sol au plafond, les lieux sont ornés de pierres précieuses, couverts de dessins argentés – d'animaux, de fruits, de fleurs – et peuplés de statues aux traits précis, aux pommettes saillantes, aux corps travaillés. Ces femmes et ces hommes de marbre prient, dansent, étudient...

— Layth ?

Mon cœur bondit. Respire. Je sors de ma contemplation et emboîte timidement le pas à l'artiste tandis que les portes se referment dans notre dos.


C'est un domestique en livrée bleu foncé qui nous accueille dans l'enceinte du palais, sous le regard acéré d'une dizaine de soldats xhiemens. Il vérifie la recommandation de Paole, puis disparaît après nous avoir demandé de patienter. Quelques minutes plus tard, le même domestique revient. Cette fois, il est précédé par une petite femme pâle enveloppée d'une pèlerine bleue.

— Le Pyndarien ! se réjouit l'inconnue en se plantant devant le dessinateur. Vraiment, quel déplaisir de te revoir ! Ton absence a été beaucoup trop courte, tu sais ? Pour être honnête, j'aurais préféré que tu ne reviennes jamais.

La contradiction entre les mots venimeux de la femme et son sourire aimable me sidère. Confus, je tente de saisir l'étrange relation qui lie ces deux personnages.

— Toujours aussi délicieuse... rétorque Paole avec le même sourire affable. Tu ne m'as pas manqué, Chantsuko.

— Toi non plus, connard. J'espère sincèrement que ton voyage s'est mal passé...

Soudain un hurlement métallique interrompt les retrouvailles. Des cloches. Des cloches crient à l'agonie, faisant vibrer nos tympans... Un tonnerre de cloches, secouées, déchaînées, qui résonne dans tout le palais. Je plaque mes mains contre mes oreilles en espérant les préserver. Quel geste désespéré...

— Que se passe-t-il ? s'époumone Paole en délaissant son faux sourire.

Une horde de soldats a envahi le hall. D'autres se joignent au chaos naissant. Notre trio se colle au mur pour éviter d'être emporté... Les lanciers arrivent de tous les côtés, par vague, pour ensuite franchir les hautes portes de cuivre et se déverser en torrent dehors, dans l'immense escalier immaculé.


Lorsque les carillons se taisent enfin, que l'immense vestibule retrouve son calme, c'est la dénommée Chantsuko qui reprend la parole :

— Le Clan Zu'Hang a décidé de se rebeller, explique-t-elle avec flegme. Ils ont déjà pris le contrôle des postes-frontières... Ils attaqueront bientôt la muraille pour accéder au palais impérial et le détruire. Ils comptent anéantir l'Empire...

J'ai dû mal à déglutir. Ses mots ont pétrifié mon cerveau...

Plus... de... morts ?

— Si nous avons peu de temps, dépêchons ! s'alarme Paole.

— Venez !

Alors que tous se mettent en mouvement, j'attrape l'artiste par un pan de cape pourpre.

— Je... je... balbutié-je. Pourquoi... ?

— Parce que les êtres de notre espèce sont pourris. Nous sommes corrompus de chair, de cœur et d'esprit. Nous n'avons pas besoin de « raison » pour mener une guerre. Au contraire, Layth... la déraison suffit.

Je n'arrive ni à penser, ni à bouger... Le souffle s'est échappé de mes poumons. Je suffoque d'effroi... Soudain, il fait froid. Terriblement froid... Que se passe-t-il, bon sang ? Respire, respire, respire... Je n'aurais jamais dû...

— Venez ! répète Chantsuko.

Aussitôt, Paole s'empare de mon poignet et m'entraîne à sa suite. Dans le silence religieux qui plane au-dessus de nos têtes, nous traversons les corridors du palais impérial, un palais désormais condamné...


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