⚠️ sang, mort

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Vers après vers, un vieux poème me revient en mémoire :

Oyez cette âme élue qui bat tout près de vous
Perdue dans les couloirs de notre monde fou
Égarée loin des yeux, échouée loin des cœurs
Alors qu'elle est la vie d'un frère ou d'une sœur

Je me concentre sur les mots, les rimes, le rythme... Peu à peu, je tente d'oublier les marches que je gravis et les plaintes d'agonie des âmes qui ont péri. Mais elles demeurent là, arrimées à ma mémoire... Le souvenir est vif, précis. Transpercés, découpés, les corps tombent un à un dans le chaos de cris et de flammes. Les membres sont tranchés sans pitié ; la vie brusquement arrachée à la chair mutilée...

Oyez sa frêle voix qui cherche le rivage
Son souffle si léger qu'il frôle les nuages
Ses lèvres peintes en vert qui appellent au secours
Comme un dernier baiser, comme un dernier recours

Je suis empli de leur mort... Je n'arrive pas à contrôler mes pensées, ni les battements de mon cœur affolé, ni mes mains tremblantes. Le sang... Comment oublier ? le sang qui colore les peaux pâles des gardiens, le sang qui souille le sable blanc de la cour, le sang qui signe la fin de leurs histoires. Mes yeux pleurent de l'horreur dont ils ont été témoins. Respire. J'essaye de me raccrocher aux vers, ces amis de sons, mes ancres de fer dans les abysses de la réalité.

Oyez ses cris d'amour, ses prières à l'Espoir
Voyez, elle tend sa main, voyez, elle ose y croire
Regardons sans la voir cette âme qui persiste
Qui lutte, qui se bat, qui existe et résiste

Je monte, je sue, et les images du passé continuent de se succéder sur la scène de ma mémoire. Les assaillants nous croisent sans nous voir. Ils nous laissent vivre et prennent tant d'autres vies... Paole fuit. Je le suis à travers le chaos en courant, enjambant les corps, ignorant les remords qui tailladent ma poitrine et la bile qui menace de se déverser pour se mêler à la boue. Respire... Je me concentre autant que possible sur la prochaine strophe du poème...

Oyez cette âme élue, elle explore la piste
Et flotte doucement sur son monde utopiste
Un flambeau dans la nuit, pour embraser le soir
Qui enflamme le ciel, Étoile dans le noir

J'éponge les gouttelettes sur mon front et fait une pause pour respirer. Je m'arrête un instant. Le monde fléchit... Inspire. Je bats des paupières afin de chasser le voile trouble qui flotte devant mes yeux. Expire. Je reprends l'exercice... Il y a tellement de marches que je n'en vois pas le bout. À vrai dire, je ne vois plus rien d'autre que la mort... Cette mort qui a brusquement franchi le seuil de ma vie...

Oyez ses petits pas, à l'heure où vient le jour
Et ses plaintes tombant dans l'oreille des sourds
Les affres du trépas qui marque son visage
Tel le cruel éclat qui précède au naufrage

Nous avons survécu parce que nous n'étions pas les cibles de ces assassins. Paole l'avait compris. Je l'avais saisi ensuite. Nous aurions connu le trépas, s'ils avaient voulu nous anéantir comme les autres, comme tous ces gardes xhiemens... Nous avons pu nous échapper car nous n'étions pas dans l'équation... Nous avons été réduits à notre rôle d'origine dans le théâtre de l'univers. Des grains de poussière. Qu'en est-t-il de Yokemi ? A-t-elle survécu ? L'artiste ne cesse de me répéter de renoncer... Renoncer à son souvenir, renoncer à mes regrets... Comment le pourrais-je ? Je ne le conçois pas... Comment pourrais-je me pardonner cette faute, cette ignoble ignominie ? Comment pourrais-je baisser les paupières ? Dans mes yeux éclaboussés par le drame, le sang a coagulé.

Bouchez-vous les tympans quand vient sa dernière heure
Détournez le regard quand cet esprit se meurt
Boudez cette âme élue qui bat tout près de vous
S'éteint dans le chaos de notre monde fou

L'ironie de la dernière strophe nourrit la culpabilité qui s'est lovée dans ma poitrine. Elle grossit, gonfle et engloutit toutes les autres émotions, puis elle se contorsionne, elle se tord... Et c'est douloureux. Je me suis bouché les oreilles et j'ai détourné les yeux... Par ma faute, une enfant a perdu la vie.