12. L'Illusion
Je n'ai jamais rien vu d'aussi impossible... Je frotte mes paupières pour dissiper le rêve. J'échoue. L'absurde se dresse et s'impose à ma vision. Incroyable... Dois-je croire ce que je vois ? Dois-je croire ce que j'entends ? C'est étrange. Les pensées peuvent se matérialiser, devenir des sons dans le hors-de-soi. L'air se faufile partout, mais on ne le voit pas. Une multitude d'âmes se relayent dans l'existence, bousculées par les aléas de la vie, malmenées par les projets des Théosys – tisseurs de Destins. C'est tellement étrange... La conscience erre en-de-soi, et je trouve curieux de vivre dans un corps dont on entend toujours la voix... Puis on regarde les autres, mais ils nous sont imperméables. On ne peut voir à travers leurs yeux, accéder à leurs réflexions, à leurs songes, on ne peut connaître leurs plus pures émotions. On explore l'en-de-soi, pourtant on ne le comprend pas... Je ne comprends pas. Comment une fillette peut-elle se détransfigurer en petit être grisonnant ? Respire. Ce qui semble vrai, ce qui semble faux... Comment savoir ? Tout s'emboîte et se déboîte dans un chaos d'aberrations, d'incohérences, que je ne parviens ni à saisir, ni à corriger. Respire...
— C'est moi. Yokemi.
— Que... que se passe-t-il ? balbutié-je.
De son timbre sénile, frêle comme ses os, le vieil homme me répond en chantant :
Ce que tu vois, ce qui existe
Deux réalités qui subsistentElles s'affrontent, elles s'allientDans un monde qui se délie
Ce que tu crois, ce qui résiste
Doubles mensonges qui persistentIls s'étreignent, puis se démêlentDans un monde qui t'ensorcèle
— Ma mère récitait ces vers, ajoute-t-il. Ce que vous percevez est un leurre.
— Serait-ce... le pouvoir d'un obkryc ? s'aventure Paole, abasourdi.
— Tout juste, confirme le vieillard d'une voix détendue.
Un obkryc ? Impossible. Les obkrycs n'existent pas...
— Il appartenait à ma mère, reprend Yokemi. Elle l'a hérité de son père, qui lui-même le détenait de ses parents.
— Brillant.
Les obkrycs ne subsistent que dans l'imagination, Layth. Un murmure contre mon oreille. Des lèvres s'agitent dans l'obscurité de ma mémoire... Seuls les esprits faibles pensent que ces reliques mythiques sont plus que de simples légendes. La voix... douce, autoritaire. Comment un simple objet pourrait-il conférer des pouvoirs à son possesseur ? Du miel amère... Je la connais... Respire. Ne serait-ce pas absurde ? À qui appartient cette voix ? Impossible, Layth. Inconcevable. Tu te rends bien compte que c'est impossible, n'est-ce pas ? Mon souffle se tarit alors que je m'écroule dans la terre rouge, sonné, égaré, suffoqué. Layth, de tels artefacts ne peuvent pas exister.
— Layth ?! accourt Paole avant de se pencher sur moi. Que se passe-t-il ?
— Je...
Souvenir ou mensonge ? Le monde tangue autour de moi. À moins que je ne sois celui qui tangue autour du monde ? Une main tremblante tamponne la sueur à mes tempes. À qui appartient la voix ? On me tend une gourde... Ou peut-être la gourde est-elle brandie à l'intention de n'importe qui ?
— Buvez un peu, monsieur Layth.
L'eau tiédie par la chaleur est bienvenue. Mes paupière papillonnent tandis que le silence s'installe. Chacun tente de comprendre, d'évaluer la situation à la lumière de ce qu'il sait. Il y a beaucoup de choses que j'ignore... Ou, plus précisément... Tu ignores tout.
Avec le soutien de Paole, je me redresse jusqu'à camper sur mes pieds. Il me sourit avec bienveillance, contrôlant son impatience. Tout son être est tourné, tendu, arqué vers la PIS.
— Les obkrycs, articulé-je en me mettant en branle vers la Porte... existent-ils réellement ?
— Expliquez-moi, monsieur Layth, rétorque l'artiste avec un brin de condescendance... Comment peut-on avoir vécu à Phoros et, dans le même temps, douter de leur existence ? Avez-vous déjà mis ne serait-ce qu'un orteil au Fabuleux Bazar ? Cette foire s'avère réputée en ce qu'on y trouve aussi bien des raretés que des objets des plus communs, aussi bien des obkrycs miteux que de précieux artéfacts... Les obkrycs sont des reliques anodines, prosaïques, sur la plupart des mondes-partiels, retenez-le et acceptez-le.
La réalité me blesse dans l'égo, me mutile dans l'âme. Respire. Je ne connais pas mon monde. Ni ses histoires ni ses vérités. De tels artefacts ne peuvent pas exister. Pourquoi m'avoir menti ? Qui m'a menti ?
L'amas de poussière tourbillonne au cœur de l'arche de pierre tandis que nos trois silhouettes hésitent.
— Êtes-vous prêts ? interroge Paole.
— Oui, affirmé-je. De toutes mes fibres. Corporelles et spirituelles.
Yokemi ne répond pas. Son corps vieilli trop vite, plié d'un âge fictif par la seule capacité d'un obkryc, frissonne. Très vite la curiosité gangrène mes organes. J'en oublie mes amertumes, mes désillusions. Des liens... Je cherche à créer des ponts, des nœuds, à rattacher les événements aux comportements de Yokemi, de Dojo, de Jinwoo. Je veux saisir leurs secrets, entrevoir les mystères de leurs destinées... Que se passe-t-il à quelques pouces de moi ? de ma vie ? Je sais qu'il y a quelque chose, quelque chose d'important. Je sais aussi à quel point mon indiscrétion est illégitime, injustifié. Cela ne m'empêche pourtant pas d'articuler ces mots :
— Pourquoi... ce déguisement ?
Le vieillard pivote vers moi.
— Je...
Dans ses iris gris, les émotions semblent s'affronter. Crainte, excitation, méfiance... Faire confiance ? Redouter ? L'incertitude se répand dans la gentille brise qui plane sur Rock. Au bout d'une poignée de secondes de lutte interne, Yokemi finit par se confier.
— Grâce à cette illusion, je peux enfin rentrer chez moi...
Le visage ridé sourit alors que des larmes glissent de ses paupières gonflées.
— Oui... je peux enfin rentrer chez moi.
Son corps truqué, jeune-âgé, est le premier à se fondre dans la faille.
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