Chapitre 9

Cette descente-là fut plus effroyable encore que celle du nid-de-pie de l'Arcturus. En officier prévoyant, Asufal avait fait emporter à chacun son matériel d'exploration complet, comprenant de quoi descendre en rappel, et il avait eu une riche idée. Il fallut déployer l'ensemble de toutes leurs compétences pour descendre cette falaise, et Elven eut droit à son baptême du feu ; lui qui n'avait jamais vraiment quitté le plancher des vaches, le voilà embarqué à bord d'un dirigeable, descendant en rappel dans une crevasse inconnue au beau milieu de la Haute-Lande... il pestait désormais contre les fausses bonnes intentions de Lord Lovencraft.

Pourtant, ils finirent par toucher le fond. Là, le vent était pire encore que sur la plaine. Il s'engouffrait par toutes les infimes anfractuosités du sol, il gémissait dans les fentes des roches, il soufflait avec une puissance continue et inaltérée à l'intérieur du corridor formé par la crevasse. Il hurlait comme un loup, mordant et rapide, il échevelait la tignasse mi-longue d'Elven, tiraillait l'écharpe de laine de Margot, emportait les pans de leurs manteaux.

Mais ils étaient au fond. Ils avaient laissé Siméon en haut, prêt à les assister pour remonter à la fin de leur exploration. Il ne restait plus qu'eux trois, à pied, au fond de cette noire crevasse. Et ici, sous des dizaines de mètres de falaises abruptes, sombrant dans les entrailles de la Terre au beau milieu d'une plaine désolée, ils savaient que nul ne les retrouverait jamais si quelque chose venait à leur arriver. Leur solitude pesait sur leurs épaules comme si les rochers leur tombaient déjà dessus.

Ce fut Asufal qui, le premier, se ressaisit et les remobilisa : « Allez, trouvons donc ce satané Saint-John ! »

Au hasard, ils partirent d'un côté et entamèrent une marche lente et précautionneuse dans la périlleuse combe rocheuse.

Le hasard, justement, semblait faire bien les choses, aujourd'hui.

Devant eux, dans la pénombre, lové contre les parois, se dessinait un immense squelette décharné et éventré. Transpercé par le vent, massacré par le temps, sans sépulture ni mémorial, il reposait, dans le ventre de cette terre désolée et oubliée, honnie et abandonnée. Carcasse d'un ballon, il ne restait désormais plus que la structure d'acier qui avait tenu la toile. Poussant d'effroyables gémissements de douleur, des chaînes et des câbles rompus, enflés de rouille, se balançaient encore dans le vent inlassable. Là, loin de la lumière du soleil, sous des dizaines de mètres de falaises, gisait depuis cent cinquante ans le cadavre du vaisseau.

Un instant, les trois explorateurs s'arrêtèrent, frappés de stupeur. L'armature éventrée, pliée et enfoncée, des lambeaux déchiquetés de toile encore agrippés désespérément au squelette, le vaisseau avait l'allure d'un monstre de l'ancien temps dont les restes avaient été conservés jusqu'à leur découverte. Et dans son ventre, dans la roche autour de lui, dans les brumes de la Haute-Lande, cinquante-quatre âmes avaient péri et demeuraient, là, sans sépulture non plus. Fantômes du passé, victimes d'un drame prédit par leur reine mais survenu quand même, témoins muets des secrets qui s'entrelaçaient autour de leur navire, ils hurlaient et gémissaient dans le vent, sifflant dans les anfractuosités des rochers qui les gardaient prisonniers.

Durant ce moment d'hébétude, Elven ne sut quel sentiment fut le plus puissant. L'excitation d'avoir enfin découvert la légendaire épave et les mystères qu'elle recelait, la hâte d'en découvrir davantage, l'avidité de l'explorateur dont le nom sera retenu... ou la terreur effroyable que lui inspirait la funeste vision, le recueillement peiné sur les âmes qui gisaient là avec leur vaisseau, l'horreur de contempler la mort là où elle avait frappé, laissant sa signature en avertissement à quiconque défiait le ciel.

« Les amis, nous l'avons trouvé... souffla Asufal avec passion. Nous avons trouvé le Saint-John... nous avons découvert l'emplacement du Cristal d'Opaline ! »

Elven sursauta, reprit ses esprits. Le Cristal. La légende disait qu'il reposait, lui aussi, dans les entrailles de l'aéronef...

Soudain, Asufal partit d'un bon pas assuré en direction du cadavre d'acier. Il paraissait déterminé, confiant. Il ne craignait pas les cinquante-quatre fantômes qui s'époumonaient dans les fissures, gémissant que l'on trouble leur sommeil éternel. Non, il paraissait plus sûr que jamais.

L'assurance et la confiance de leur lieutenant leur redonnèrent du cœur au ventre, et les deux matelots échangèrent un regard entendu, avant de s'élancer sur les traces de leur officier.







Une semaine s'était écoulée depuis leur découverte  de l'épave. Sur site, ils avaient passé plusieurs heures à en fouiller  les décombres, en vain. Ils avaient convenu de remonter, noter son  emplacement sur la carte, et rebrousser chemin jusqu'à l'Arcturus. De  là, la capitaine d'Evisson et Lord Lovencraft, apprenant la nouvelle,  avaient rappelé toutes les autres expéditions par de puissants signaux  lumineux projetés dans les nuages qui plombaient constamment la  Haute-Lande.

Ils avaient alors reconstitué une nouvelle équipe, rapproché l'Arcturus  du lieu où reposait son ancêtre aérien, et lancé une nouvelle  expédition de fouilles dans l'épave. À demi mangée par la poussière et  la terre qui s'accumulait sur ses restes, la nef avait besoin d'un long  et fastidieux travail d'excavation pour l'en extirper. Depuis des jours,  l'équipage de l'Arcturus s'échinait avec pelles, pioches et sacs  de gravats extraits de la crevasse pour être fouillés minutieusement.  Pour l'heure, toujours aucune trace du Cristal d'Opaline, mais  l'équipage ne perdait pas espoir. Désormais, si près du but, ils  redoublaient tous d'efforts pour mettre la main dessus.

«  C'est une boussole dorée qui contient la pierre, à l'intérieur ! avait  raconté un soir ce bougre de Siméon, avec des étoiles dans les yeux.

—  Une boussole ? avait riposté Germain, l'un des officiers. Tu débloques,  matelot ! Une boussole, non ! C'est beaucoup plus petit que ça. C'est  une bague, une bague en or qui la contient.

—  N'importe quoi ! était intervenue Margot en pouffant de rire. Le Cristal  d'Opaline ! C'est une pierre de savoir absolu ! Elle doit être grosse,  pour receler autant de magie ! Au moins de la taille du poing. Si c'est  une boussole, c'est une grosse boussole. Une bague ? Impossible. Moi, je  dis que ça doit faire la taille d'un globe d'astronomie, au moins ! »

Tous  y étaient allés de leur théorie, ce soir-là, avec une bonne boisson et  un bon feu. Seul Lord Lovencraft était demeuré silencieux et pensif. Un  moment, Elven avait pensé lui rendre la monnaie de sa pièce en  l'interrogeant sur son opinion, comme il l'avait fait pour lui dans le  mess de l'équipage durant le vol. Il ne l'avait pas fait, préférant se  perdre à son tour dans ses rêveries.

Désormais,  il piochait, comme tout le monde, pour évacuer la terre qui enfouissait  lentement le navire céleste. À chaque nouvel objet qu'il déterrait, il  le déposait religieusement dans un coffre de bois dédié, qui serait  remonté une fois plein pour être examiné par l'équipe scientifique  embarquée sur l'Arcturus.

Aussi, lorsque  sa pioche mit au jour le journal, il s'apprêta à le déposer avec le  reste de ses trouvailles. Il l'épousseta machinalement, comme il le  ferait pour n'importe quel vieux livre... et arrêta son geste au-dessus du  coffre. Il ne sut trop comment, mais il perçut, dans les tréfonds de  son âme, que cet ouvrage avait une importance. Peut-être...

Il  le rapprocha de son visage et le contempla mieux. Les couvertures  étaient de bois, la reliure de cuir clouté. Il comportait un imposant  fermoir de bronze, muni d'une bien étrange serrure, d'une forme telle  qu'Elven n'en avait jamais vue. Il était abîmé, le bois était fendu par  endroits, mais il tenait bon. Sur la couverture, en lettres d'or massif  rivetées au bois, était écrit un seul mot : Mémoires.

Elven ne sut trop pourquoi ni comment, mais il comprit.

Sans  un mot, jetant des regards alertes autour de lui pour s'assurer que  personne ne l'ait vu, il glissa le journal dans la poche intérieure de  son manteau et se remit au travail.

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