Chapitre 3
Ah, décidément, Elven regrettait de plus en plus de s'être embarqué... tout ça pour quoi, au juste ? La poursuite d'une chimère ? La lubie d'un aristocrate assez riche pour monter une telle expédition ?
« Tu vas quand même pas écouter tous ces fous, Elvy ! » lui aurait lancé le vieil Archi par-dessus son mug de jus de chaussette. Ah, pour sûr, s'il le voyait en ce moment, ce vieux renard aurait ri ! Il n'aurait pas manqué d'élucubrations pour souligner le ridicule de son état : lui qui avait toujours craint et haï le ciel et ses explorateurs, le voilà à s'embarquer pour trois fois rien. Rien de plus qu'une belle histoire racontée par un élégant dandy en queue-de-pie et lavallière.
D'ailleurs, maintenant qu'il y pensait, assis sur la passerelle de grillage au pied de sa console, au milieu de machines hurlant et grinçant, à des milliers de mètres d'altitude en plein ciel, Elven réalisait qu'il n'avait aucune preuve tangible pour croire les assertions de Lord Lovencraft. Quelques vagues palabres au sujet d'un vieux journal retrouvé par hasard dans une vente aux enchères, qui serait celui tenu par le capitaine du Saint-John avant son ultime vol et son accident. Quelques histoires de reconstitutions de son vol et des vents, quelques espoirs sur les crêtes montagneuses. Et voilà que le lord avait sauté sur une conclusion quant à l'endroit où le dirigeable mythique avait pu s'écraser, fauchant la vie à toute la royale dynastie des Hudys et emportant avec lui le secret du Cristal d'Opaline. Conclusion qu'il s'était évidemment gardé d'évoquer à voix haute, de même que la destination finale de l'Arcturus.
Elven soupira, étendit laborieusement ses jambes, cala la semelle à crampons de ses bottes massives sur la rambarde, s'affala un peu. Ici au moins, dans cette pièce exiguë et encombrée, entre les chaudières qui brûlaient à plein régime, le hurlement sans discontinuer des machines, la puanteur de la graisse, du fer et de la fumée, il avait chaud. Il était à l'abri du froid glacial qui régnait dehors, sur les ponts et les coursives qui cheminaient le long de la nacelle. Son unique hublot, par lequel il apercevait la nuit bleutée qui tombait peu à peu, celui sur la porte étanche et ovale qui lui donnait accès à cette salle, était cerné de givre. Il frissonna, rien qu'à y penser. Il avait achevé son travail pour la journée, il était certain que les machines pourraient bien passer la nuit sans lui, mais il n'avait pas encore envie de remettre le nez dehors par ce froid mordant. Pas même pour se rendre au dortoir. De toute manière, sa bannette dure et inconfortable ne l'inspirait pas tant que ça.
Alors, il s'éternisa un peu. Il plongea sa main gantée d'une vieille mitaine de cuir dans la poche intérieure de son manteau, qui pendait à une patère juste au-dessus de sa tête. Il s'y empara d'une flasque en acier, la déboucha, but une lampée. Il laissa l'alcool embraser sa bouche, enflammer son gosier, descendre dans sa gorge. Il reposa sa tête contre la cloison derrière lui. Elle vibrait, comme tout le reste à bord du dirigeable. Mais tant pis.
Il appuya ses bras massifs et suants sur ses genoux, éventa un peu son débardeur crasseux et humide, rajusta machinalement ses bretelles, souffla de plus belle. Sa main libre caressa alors pensivement l'énorme clé anglaise posée près de lui. Sa clé fétiche. Celle de ce vieil Archi.
« Archi, songea Elven à voix haute, si tu savais... est-ce que tu me vois, depuis là où tu es, vieille branche ? Est-ce que les machines te parlent toujours ? »
Il sirota une nouvelle lampée de sa gnôle. Une larme perla à un œil. Il revoyait le vieux gredin menacer de le cogner avec cette même clé. Il revoyait son éternel tricot à rayures rouges et blanches, sa salopette de toile nouée à sa ceinture, ses lunettes de soudure posées sur son crâne dégarni. Il revoyait ces rides, cette tête ronde, ces yeux étincelants, ce petit corps à l'allure ridicule de culbuto et ces jambes arquées et trop courtes pour lui qui le soutenaient toujours d'un air chaloupé et bancal.
Elven frotta ses yeux.
« À la tienne, grand-père ! J'espère qu'un jour, quand je te rejoindrai, on boira ça ensemble de nouveau. »
Il but une nouvelle rasade.
Un long sifflement strident le fit sursauter. Il provenait du bouchon de la trompe du transmetteur d'ordres, juste au-dessus de sa tête. Elven soupira. De toute la journée, la passerelle ne lui avait pas communiqué le moindre ordre de réglage des machines, et voilà que tout à coup, ils se réveillaient, alors qu'il avait fini son service ?
Exaspéré, il se leva, déboucha la trompe, plaqua son oreille contre l'entonnoir au bout du tuyau de bronze.
« Hé, Elven, t'es là ? »
Il sursauta. La voix féminine et métallique n'était pas celle de la capitaine. Comme il n'y avait que deux femmes à bord, le mécanicien sut immédiatement que c'était Margot. Il se détendit. Il l'aimait bien. Sa bonne humeur était contagieuse. Elle lui faisait souvent oublier sa mélancolie.
« Margot, c'est toi ?
Elle rit dans le tuyau de bronze :
— Évidemment, que c'est moi, benêt ! Monte ! J'ai quelque chose à te montrer !
— Monter ? Où ça ?
— Au nid-de-pie !
Il frissonna à la simple idée du nid-de-pie. La petite alcôve de fer, perchée tout au sommet du ballon, était un véritable enfer glacé. Pire encore que le vent et le froid de la nacelle, là-haut, il n'y avait nul abri, nulle protection, rien. Rien que le froid glacial et l'immensité du ciel pour seule vision.
— Margot, je suis en salle des machines ! protesta-t-il.
— Et alors, t'as pas fini ton quart ?
Il se renfrogna.
— Monte, je te dis ! insista-t-elle. Tu le regretteras pas. Mais couvre-toi ! Il fait un froid de canard...
Il soupira, fit la moue, mais s'exécuta. Après tout, il haïssait déjà bien assez l'Arcturus. Ça ne pouvait pas être pire.
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