48.

J'étais encore entre deux eaux. Je flottai, incapable de remonter à la surface mais aussi de descendre plus profond. J'étais coincée à, allongée, flottant sans contrôle comme un déchet ballotté par les flots.

Je ne voyais rien, n'entendais rien. Je doutais même d'exister encore. J'ignorais ce qu'il se passait. Étais-je morte ? Étais-je encore vivante ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je ne tenais pas à le savoir, d'ailleurs. Surtout si j'étais morte. J'étais très bien dans l'ignorance la plus totale.

Je voulais sortir de cet état étrange où je ne pouvais rien faire à part penser. Je ne savais pas à quoi je pouvais penser qui ne soit pas terrifiant. Peu importe ce qu'il se passait, ça n'avait rien de rassurant. Absolument rien. Tout était aussi noir que les eaux qui m'entouraient.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre de quoi il retournait. Les eaux les plus profondes contenaient ma malédiction. Celles du dessus étaient le délire de Louis, mon coma éternel. Et moi, j'étais coincée entre les deux, sans savoir quelle réalité choisir.

J'étais fatiguée. Si fatiguée. Lasse, engourdie, écrasée.

Non, c'est trop tôt ! Vous m'avez donné un an ! Pas onze mois !

La voix de Carter. Je la reconnus aussitôt. Elle était si familière, si connue que je la reconnaîtrais toujours. Je ne pourrais jamais la manquer.

Il parlait de onze mois. Comme Louis l'avait fait. Il avait parlé de onze mois aussi. Mais si Carter était relié à cette histoire de coma aussi, qu'en était-il de l'autre histoire, celle de notre malédiction ? Qu'est-ce qui était réel et qu'est-ce qui ne l'était pas ?

Il le faut, Carter... Je suis désolé... J'aimerais que... que nous n'ayons pas à...

La voix de mon père. Déchirée, à l'agonie. Il souffrait. Il souffrait encore plus que Carter, encore plus que moi. S'il devait y avoir une tonalité spécifique à la mort spirituelle d'un père, ça serait celle-là. Cette affliction qui laisserait une cicatrice ineffaçable, inoubliable dans son esprit, dans son cœur.

Je vous en prie, ne faites pas ça... Laissez-lui du temps... Encore un mois. C'était notre accord. Je vous en prie...

Il y avait des larmes dans la voix de Carter.

Je vous en prie... Ne faites pas ça, je vous en prie...

Je n'aurais jamais cru que j'entendrais Carter supplier. Et pourtant, il suppliait mon père de ne pas le faire. Quoi que ce fut. Il pleurait, suppliait encore et encore. Je réalisai alors combien il m'aimait. Si j'avais pu en douter, je ne pouvais plus. Je ne pouvais tout simplement plus douter de son amour pour moi.

Nous n'avons pas le choix, Carter. Je suis désolée. Nous ne pouvons plus payer.

Ma mère prêchait une voix froide et distante mais les trémolos étaient aisés à percevoir et trahissaient son émoi. Elle retenait des sanglots que personne ne verrait jamais, pas même mon père. Elle était comme ça. Secrète, distante. Elle ne partageait jamais ce qu'elle avait sur le cœur, ne savait pas s'exprimer. Je n'avais jamais su m'y habituer. Pourtant, à ce moment précis, je pus lire en elle sans avoir besoin de la voir. Sa voix disait tout ce qu'il y avait à dire.

C'était sûrement ça, le pire. Pour une fois, ma mère était un livre ouvert que je n'avais pas de mal à comprendre. Ça n'était jamais arrivé une seule fois depuis ma naissance. Que je parvienne enfin à traduire les petits signes incontrôlables que ma mère laissait transparaître sans le vouloir... C'était une sonnette d'alarme.

Je peux payer ! Je... J'ai de l'argent sur le côté. Je pourrais payer encore quelques mois ! Je vous en prie.

Je compris alors que la réalité des eaux qui m'écrasaient était la vérité vraie, celle que j'avais transformée. Je l'avais modelée pour en faire ce matelas moelleux, cette histoire abracadabrante que j'essayais depuis si longtemps de traduire en un roman cohérent. Les eaux du dessous avaient amorti ma chute, m'avait supportée et retenue, prisonnière volontaire que j'avais été. Je les avais suppliées de me garder.

Jusqu'aux révélations de Louis. À son aveu de culpabilité. À cette trahison qui m'avait plongée dans cet état de semi-conscience.

Dans le coma.

Ça ne pouvait plus durer et mon corps me le faisait savoir. Mon cerveau ne suivait plus mes ordres. Il refusait de continuer à me mentir, à m'inventer une histoire dont je n'aurais jamais la fin. Le rêve était terminé, j'allais devoir retourner à la surface.

J'étais terrifiée à l'idée d'émerger. J'allais me retrouver dans un monde dont j'avais oublié les règles, confrontée à des changements que je n'étais pas prête à affronter. Notamment, je serais incapable de faire face à Louis. Pas après ce que j'avais entendu.

D'ailleurs, allais-je me souvenir de tout ce que j'avais inventé, de tout ce que j'avais entendu ? Saurais-je seulement remettre les pièces du puzzle en place une fois dans le monde réel ?

J'avais tellement de questions et si peu de temps. La lumière commença à transpercer les eaux du dessus, cherchant à m'atteindre. Et les eaux profondes et noires de mon délire me rejetaient. Elles me poussaient vers la surface.

Que faites-vous ?

Une voix familière sur laquelle je ne sus pas placer un nom. Professionnelle, détachée, masculine.

Je vous en prie... Ne le faites pas... Je vais payer, je vous assure. Je vais payer les prochains mois.

Un court silence.

Y a-t-il une chance, docteur ? Une chance qu'elle se réveille, un jour ?

Nouveau court silence. En lui-même, il était une réponse éloquente. Ce maudit médecin allait dire que non, je ne me réveillerais jamais. Il allait briser le cœur de mes parents, détruire celui de mon fiancé.

Je ne vais pas vous mentir, s'il y en une, elle est très faible. Ça va bientôt faire un an que votre fille est dans le coma et nous avons failli la perdre deux fois déjà.

Il ne dit pas littéralement « débranchez-la, vous gaspillez votre argent » mais il n'en était pas loin. Il avait juste trop de tact et de délicatesse pour se contenter de le sous-entendre.

Le sanglot de mon père déchira le silence qui s'était abattu. Il me brisa le cœur. Surtout que je ne tardai pas à entendre le gémissement pitoyable de Carter.

Je ne peux pas rester là pendant que vous la tuez.

L'affliction dans sa voix était atroce. Le claquement lointain d'une porte fut pire encore. Carter était parti.

Laissez-nous encore un moment, docteur. Nous... Nous allons lui parler.

Le médecin ne s'opposa pas à ma mère et partit silencieusement.

Nous avons fait notre choix, chéri. Et tu as entendu le médecin... C'est le mieux à faire... Je... Je ne supporte plus de la voir inerte dans ce lit. Je ne peux plus supporter cette vision. Espérer chaque matin et pleurer chaque soir.

Mon père lui répondit par un énorme sanglot disgracieux dont je me serais moquée s'il ne pleurait pas ma mort prochaine.

J'aurais voulu leur dire que j'étais là, que je les entendais, que je vivais toujours. Qu'il me fallait juste du temps. Que j'avais peur. Mais ils ne m'entendaient pas. Ils ne voyaient rien et ne sentaient rien. Ils croyaient cet abruti de médecin qui ne savaient pas de quoi il parlait.

Nous devons le faire. Pour nous, pour Carter, pour Yvana. Le pauvre est dans un tel état...

Mon père renifla.

Il ne s'en remettra jamais, Suzanna. Carter ne surmontera jamais cet accident. Si toi et moi pourrons apprendre à vivre avec la... avec... sans Yvana... Lui ne saura pas. Il s'en voudra toute sa vie.

Le soupir de ma mère fut si fort que je sentis l'air chaud sur mon front.

Il ne se pardonnera jamais alors que ce n'est même pas de sa faute. Même le jury en a convenu. Il n'y est pour rien, quand bien même Louis a mis de l'alcool dans ses verres.

Il était au volant, il n'a pas su éviter la voiture de cette femme... Il est comme ça. À prendre le blâme.

Ils ne dirent plus rien pendant un moment. J'attendis, le cœur battant, tentant de rassembler autant de pièces de puzzle que je pus, frôlant la surface.

Je ne pouvais leur infliger une telle douleur. Je ne pouvais retourner me blottir dans mon histoire sans fin, mon délire d'écrivain en herbe et laisser ceux que j'aimais souffrir de ma perte alors que, si je le décidais, je pouvais revenir. Je pouvais les rejoindre. Il me suffisait de franchir cette surface trop lumineuse.

Le temps passa sans que je puisse le quantifier. Il s'écoula et je nageai vers la surface. Je la touchai du bout des doigts, me heurtant à une pellicule solide. J'étais coincée sous la glace, prise au piège. J'eus beau frapper, rien n'y fit. Seul le froid m'atteignit.

Carter finit par revenir et je tentai de lui crier de m'aider, de me donner le temps de briser la glace pour le rejoindre. Que j'étais décidée, maintenant. Que j'étais prête. Qu'il me fallait juste un peu de temps.

Oh, ma chérie...

Son souffle chaud coula contre ma joue, brûlant.

J'ai essayé. J'ai essayé de les convaincre mais ils refusent de m'écouter. Ils vont te débrancher, ma chérie. Alors si tu dois te réveiller, fais-le maintenant. Je t'en conjure, Yvana, mon amour, réveille-toi. Je t'en prie. Ne me laisse pas, pas comme ça.

Je poussai un hurlement de frustration en me battant contre cette foutue glace qui me maintenait dans l'eau. Je hurlai son nom, priant pour qu'il m'entende. Au lieu de ça, je sentis sa main se refermer sur la mienne, chaude, vivante. La glace se fissura lorsque je frappai à nouveau.

L'espoir monta. J'allais survivre. J'allais le rejoindre. Je pouvais y arriver.

C'est l'heure, Carter. Dis... Dis-lui au revoir.

Je sentis ses larmes tomber sur mon visage. Son souffle me caressa le visage. Ses lèvres se pressèrent sur mon front.

Allez, Yvana. Allez, je t'en prie. Réveille-toi. Réveille-toi, mon ange. Réveille-toi...

Ses derniers mots étaient à peine compréhensibles. Son front contre le mien, son nez frôlant le mien... Il était là. Juste là. À quelques millimètres. Si seulement je parvenais à détruire cette foutue pellicule de glace !

Carter, s'il te plaît.

Ma mère craquait. Sa voix se fissura. Elle allait s'effondrer si Carter ne lâchait pas prise.

Il eut un hoquet discret, un sanglot retenu. J'aurais tellement voulu pouvoir le prendre dans mes bras. Il fallait que je brise la glace. Que j'émerge.

Il fallait que je le rejoigne à tout prix.

Et puis, je le sentis. Son baiser, doux et léger comme une aile de papillon. Ses lèvres effleurèrent les miennes. Le temps s'arrêta. La terre se mit à tourner à l'envers. La danse de l'univers s'interrompit. Il suffit de cette seconde pour que tout change et que la glace se fissure. Les rayons s'étendirent tout autour et il me suffit d'un coup puissant pour la faire céder.

J'émergeai enfin.

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