46.

Je me réveillai dans un lit que je ne connaissais pas. Il était chaud, mou. Une odeur de poussière et d'air stagnant régnait en maître, rendant ma respiration difficile.

Je me redressai. Une douleur explosa dans mon bras. Baissant les yeux, je découvris un bandage autour de mon coude. Ce n'était pas le seul endroit endolori. Ma jambe droite me faisait aussi souffrir. Je repoussai le duvet pour voir un second bandage.

Je sursautai lorsque la porte s'ouvrit dans un grincement sinistre. Carter pénétra dans la petite pièce plongée dans une pénombre lunaire, grise. Il alluma la lampe de chevet qui m'agressa la rétine.

- Enfin tu te réveilles. Tu m'as fait une peur bleue.

- Que s'est-il passé ?

- Je l'ignore. Je venais te retrouver en ville et je t'ai croisée à vélo. Je t'ai vue t'effondrer sur le bas-côté. Tu étais à moitié consciente. Je t'ai fait prendre tes cachets et ton inhalateur et tu t'es endormie pendant que je soignais ton bras et tes jambes. Tu ne te souviens pas ?

Je secouai la tête. La sensation de nausée que j'avais dans l'estomac me confirmait qu'il m'avait donné mes cachets. Je sentais leur arrière-goût dans le fond de ma gorge.

- Pourquoi pédalais-tu à une telle vitesse ? Tu sais que tu ne tiens pas les efforts !

Tout me revint. Le directeur, Sandie, ses promesses menteuses, Mona... Une vague de panique me secoua toute entière. Carter dut récupérer mon inhalateur rapidement et me le mettre dans la bouche. Le plastique frappa mes dents tant il alla vite.

Mes bronches se libèrent et je pus à nouveau respirer et réfléchir correctement. Il garda le boîtier sur ses genoux, au cas où.

- Que s'est-il passé, Yvana ? On t'a fait du mal ?

Je niai de la tête.

- Le directeur sait tout, articulai-je. Mona aussi. Il sait que ton démon a tué sa femme et il prétend vouloir vous nous aider. Quand il a proposé de me raccompagner, j'ai réussi à me débarrasser de lui mais j'ai eu un mauvais pressentiment et j'ai été aussi vite que possible pour fuir et... et j'ai tenté de retenir la crise mais...

Je regardai enfin le visage de Carter. Il était livide. Ses prunelles étaient écarquillées de pur effroi.

J'ouvris la bouche pour reprendre, le rassurer lorsque ses traits se métamorphosèrent en une furie terrifiante.

- Il était là. J'ai reconnu sa voiture. Il était juste derrière toi lorsque je me suis garé.

Le froid me percuta de plein fouet. J'avais été si près de... de quoi ? De me faire enlever par mon patron ? De me faire écraser ? Il ne m'aurait pas roulé dessus. Son but était de se venger de Carter et m'écraser avec sa voiture ne lui aurait apporté aucune satisfaction. Non, il m'aurait sûrement enlevée, embarquant avec lui toute trace de mon passage pour laisser Carter sans aucune piste pour me retrouver.

Je me raidis lorsqu'il me happa dans une étreinte d'ours, enfouissant son visage dans mon épaule. Il me fallut quelques secondes pour me détendre et lui caresser les cheveux. Il tremblait – de rage, assurément – et ses bras pressaient mes côtes à me faire mal. Nonobstant, je ne bougeai pas d'un cil.

- Dire qu'il était si près... Si je n'étais pas arrivé à temps...

Il marmonnait, étouffé par mon épaule, à peine compréhensible. Sa peur était réelle, tangible.

La réalité de ses sentiments me frappa subitement. Ce fut comme un coup de poing en plein estomac. Jusqu'alors, je n'avais pas réellement accepté l'évidence de ce qu'il ressentait pour moi. Ça me paraissait évanescent, lointain. Sibyllin.

Mais à cette seconde précise, je réalisais toute la sincérité, toute la profondeur de ce qu'il ressentait. Le choc fut profond. Violent.

J'éclatai en sanglots. De gros sanglots armés de torrents de larmes qui dévalèrent mon visage, gouttèrent sur mon menton, imprégnèrent ma chemise de Carter. Je ne savais pas trop pourquoi je pleurais ainsi à la réalisation des sentiments qu'il éprouvait pour moi. C'était juste la goutte de trop et mon vase débordait.

Mauviette.

J'eus un hoquet disgracieux à l'entente soudaine de la voix pâteuse d'Elizabeth dans le fond de mon crâne. Elle semblait droguée.

Je me demandais quand est-ce que tu enlèverais enfin cette chose... Saloperie de sorcière des bas-fonds !

Carter se redressa et essuya mon visage. Ses mots ne me parvinrent pas. J'étais centrée sur Elizabeth.

Qu'est-ce que c'était ? demandai-je.

Un sort qui aurait fini par te transformer en légume. Heureusement pour toi, cette idiote n'a pas idée de la force qu'acquiert une sorcière après cinq vies. Son petit sort de foire ne pouvait rien contre moi.

J'ignorais si cette idée me rassurait ou me terrifiait. Elizabeth, surpuissante, invincible... Je n'aimais pas cette image du tout.

Pour ta défense, tu es plutôt ignorante. Mais tu as réagi plus vite que je m'y attendais.

Tu vas à nouveau essayer de me tuer ?

Tu penses bien ! Cette vie est devenue insupportable et loin d'être aussi drôle que les autres. Ne t'en fais pas, je vais faire ça rapidement.

Sa franchise ne m'étonna nullement, de même pour sa réponse. Ce qui m'étonna, ce fut son soupir las.

Parfois...

Elle ne termina pas et disparut. Lorsqu'elle parlait ou qu'elle observait ce qu'il se passait, je la ressentais comme on sent une bague ou un bracelet que l'on porte depuis plusieurs heures et dont on sait qu'il est là sans véritablement le sentir contre la peau. Elizabeth était exactement ça. Par contre, lorsqu'elle disparaissait, je le ressentais comme une écharde qu'on retire de la peau.

- Yvana ?

Je cillai, les larmes accrochées à mes cils froides et gênantes. Carter me parlait depuis un moment et je n'avais rien remarqué.

- D-Désolée. Q-Quoi ?

- Tu avais l'air très loin. C'était Elizabeth ?

J'acquiesçai en m'essuyant les joues. Il n'ajouta rien, me laissant me calmer, renifler, pleurer en silence contre son épaule. Le silence ne fut dérangeant. Au contraire, il était agréable et reposant. Je dus même m'endormir parce que lorsque je rouvris les yeux, il était allongé à côté de moi et j'étais blottie contre son flanc.

Je ne cherchai pas à bouger, lui non plus. Nous demeurâmes allongés l'un contre l'autre dans le plus pur des silences. Mon pouls était régulier, calme. Je découvris la paix que je cherchais depuis longtemps. Cette paix où le temps s'écoule ni trop vite ni trop lentement, où le monde tourne sur son axe sans que rien ne le perturbe. C'était cette paix parfaite où il suffisait simplement d'exister.

Cependant, hors de cet endroit, la paix ne régnait pas. La vie continuait et elle était bien décidée à me rattraper. On frappa à la porte et Carter fut forcé de se lever pour aller ouvrir. Je me retrouvai seule dans le lit, enveloppée dans la chaleur des draps. Je n'avais aucune envie de bouger, j'étais trop bien installée pour ça.

Malheureusement, le charme était rompu. Dans un soupir, je me levai et sortis du lit. J'ignorai où était la salle de bains et pourtant, j'avais bien besoin d'y faire un tour.

Je remontai le couloir, regardant derrière les portes à la recherche d'une salle de bains ou des toilettes. Je trouvai la chambre de Carter, une pièce où il stockait ses boîtes de conserves, ses fruits, ses légumes, ses bouteilles d'eau. Je débouchai sur son salon. La porte d'entrée était juste en face de moi. Carter s'y encadrait, me cachant la vue de la personne avec qui il discutait.

Je me stoppai, curieuse. Après tout ce qu'il s'était passé, je ne faisais pas aveuglément confiance à Carter. Aussi me fis-je discrète et écoutai-je sa conversation, reconnaissant sans mal son interlocuteur dès les premiers mots qu'il prononça.

- Ça ne va pas en s'arrangeant. Alors laisse-la partir. Laisse-la partir, Carter. Cesse de la retenir. Tu ne lui fais aucun bien.

La voix de Louis était étrange. Elle résonnait, comme si elle n'était qu'un écho. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Ça n'avait pas de sens. De quoi parlaient-ils exactement ? Je savais que j'étais le sujet de leur conversation. Il ne fallait pas être devin pour le savoir.

- Je ne peux pas. Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas l'abandonner. Je ne peux tout simplement pas.

- Arrête les frais, Carter. Arrête, je t'en prie. Tu ne crois pas que ça fait déjà bien trop longtemps ?

- Je ne l'abandonnerai pas, Louis ! C'est hors de question ! Maintenant, va-t-en. Laisse-moi tranquille.

- Ne viens pas dire que je ne t'ai pas prévenu. Ils ont pitié de toi alors ils te laissent un peu de temps mais ils sont décidés à le faire, Carter. Tu ne les retiendra pas beaucoup plus longtemps. Chaque jour en plus ne fera que te faire plus mal, au final.

Carter claqua la porte et appuya son front dessus. Je reculai discrètement, ne tenant pas à ce qu'il sache que j'avais tout entendu. Il ne devait pas le savoir.

Je fis donc mine de débarquer, l'air de rien. Je lui offris un sourire lorsqu'il se tourna vers moi. Je le rejoignis et l'attirai dans mes bras. Il me serra et je me retrouvai blottie contre lui.

- Qui c'était ?

- Rien d'important.

Je n'insistai pas. Pourquoi me cachait-il que Louis était venu chez lui ? Qu'ils avaient été à la limite de se disputer ? Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?

Il finit par me relâcher et je lui demandai où étaient ses toilettes. Une fois la porte fermée derrière moi, isolée de Carter, je m'adossai au battant de bois blanc. Ma tête bourdonnait. Je ne comprenais pas pourquoi Carter me cachait le passage de Louis. Et surtout, je n'arrêtais pas de rejouer leur courte conversation dans mon crâne. Qui étaient ces « ils » ? Le directeur et Mona ? D'autres personnes dont je ne savais rien ?

L'angoisse me tordit l'estomac. Je ne pouvais plus faire confiance à Carter non plus. Ni à Louis. J'étais entièrement seule, cette fois. La peur qui remontait, plus violente et dévorante que jamais me donnait la nausée.

Tu n'es qu'une idiote, Yvana London. Une profonde idiote. Irrécupérable.

Qu'est-ce que tu sais que j'ignore ?

À peu près tout. Forcément. Tu es plus bête qu'un âne.

En vérité, les ânes sont très intelligents, je te ferais savoir.

Je l'imaginai sans mal en train de rouler des yeux avec cette hauteur qui la caractérisait. Je me sentis idiote mais je ne voyais pas ce qu'il y avait de si évident dans ce qu'il se passait. Ou peut-être que je ne voulais pas le voir. Peut-être que la réalité était trop laide pour que j'accepte la voir.

Lorsque je ressortis, Carter était dans la cuisine avec deux tasses de thé fumantes devant lui. Je pris une chaise et m'installai en face de lui. Il poussa une tasse vers moi et j'enroulai mes doigts autour.

- Tu as l'air épuisé, me dit-il.

Je haussai les épaules.

- Ça va.

La paix qui avait précédé la visite de Louis avait disparue. Le froid, lui, régnait en maître. C'était étrange, désagréable. Distant. Je n'aimais pas ça. J'aurais aimé que ça soit différent. Ne pas l'avoir entendu parler dans mon dos avec mon meilleur ami, le chasser, comprendre que tous les deux me cachaient des choses.

Il se leva, sentant combien l'atmosphère était lourde entre nous. Il commença à cuisiner. Je n'eus pas le cœur de lui dire que je voulais rentrer chez moi. Je demeurai donc silencieuse, l'observant préparer le dîner. Il se souvenait de mes préférences et s'en accommoda aisément. Il n'utilisa que ce qu'il savait que j'aimais et que je mangerais. Son plat fut totalement improvisé, un mélange de légumes et de riz qu'il fit frire dans un reste de sauce soja.

- Désolé. Je n'ai que ça à te proposer, me dit-il en déposant la poêle sur la table un peu plus tard.

- Ça sera très bien, répondis-je.

En vérité, ce fut infect. Le riz était trop cuit, brûlé je dirais même. Les légumes étaient spongieux, certains brûlés aussi. Et le tout était noyé dans une dose énorme de sauce soja qui rendait le tout si salé que j'étais certaine de passer ma nuit à boire.

Il s'excusa à profusion, mettant Elizabeth en colère.

Mais qu'est-ce qu'il est devenu ?! C'est quoi, cette mauviette ?! Le Carter que je connais ne s'excuse jamais de rien. Surtout de façon aussi lamentable et pitoyable !

Elle continua de lui hurler après tout le long du trajet qui ma ramena chez moi. Carter me laissa partir sans exiger une quelconque marque d'affection. Son regard me disait qu'il savait que j'avais tout entendu. Il y avait une telle tristesse, un tel regret... Je n'avais même pas encore commencé à les discerner qu'il se détournait pour me les cacher.

- Je suis désolé...

Je ne fus pas sûre de l'avoir vraiment entendu murmurer ces trois mots sur un ton d'agonie et d'adieux. Le temps que je me retourne, il avait démarré et m'abandonnait seule dans mon allée avec mon vélo, mes sacs et l'orage grondant.

Je rentrai mes courses avant d'aller ranger mon vélo dans la remise, courant pour échapper à la pluie diluvienne qui s'abattait sur moi. Je rentrai frigorifiée et trempée des pieds à la tête. J'allai prendre une longue douche et je me blottis dans mon lit. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, je pris un livre et m'évadai dans la vie d'une autre.

J'oubliai qui j'étais, ce qui faisait ma vie. Je devins une autre fille, plus jeune, plus dégourdie face au danger, au surnaturel. Ne plus être moi pendant quelques heures était une bénédiction. Seule la lecture pouvait m'apporter cette évasion si désirée. Aucun film, aucune série ne m'apportait la même chose.

Je me détendis, sentant le sommeil arriver, peser sur moi. Je glissai mon marque-page dans le livre, le posai sur ma table de chevet. J'éteignis la lumière et soupirai. Plus jamais je ne serais à l'aise dans le noir. Par fierté, je refusai de dormir avec la lumière allumée. Pourtant, ça aurait été plus simple. J'aurais sûrement été plus reposée puisque je me serais sentie plus rassurée.

Je ressemblais peut-être plus à Elizabeth que je ne voulais bien l'admettre.

Au début, je crus que c'était mon esprit qui me jouait des tours. Mon stress et mon imagination combinés ne donnaient rien de bon. Je fis de mon mieux pour ne pas y prêter attention. Tous ces grincements n'étaient que dans mon esprit. Rien d'autre.

Et puis, je réalisai quelque chose. Je n'avais pas vérifié que toutes les fenêtres et portes étaient bien fermées. Trop pressée que j'avais été, j'étais directement montée dans la salle de bains et je n'avais pas fait le tour de la maison pour être sûre.

Je me redressai et cherchai l'interrupteur de la lampe de chevet. Lorsque je pressai le bouton, c'était déjà trop tard.

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