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Le collier de Mona faisait des miracles, je ne pouvais pas le nier. Je le gardai sous mon t-shirt, le pendentif formant une petite bosse au-dessus de ma poitrine. La nuit, il chassait les cauchemars et les rêves étranges. Je pus enfin dormir et revivre un petit peu.

Carter vit le changement mais ne dit rien. Il ne posa aucune question, se contentant de se réjouir pour moi. J'étais heureuse qu'il ne demande pas d'explications. Je n'avais aucune envie de lui parler de Mona, de ce qu'elle était. Je craignais de la mener vers la mort exactement comme je l'avais fait avec Lila, sans le savoir, sans rien pouvoir prévoir.

L'hiver tirait à sa fin, la neige définitivement fondue et la pluie plus rare, plus légère. Les premiers jours de soleil commencèrent à arriver, encore frisquets et courts mais bien plus lumineux. La nature commençait à renaître, libérée de sa couverture blanche et humide.

Emmitouflée dans mon manteau et mon écharpe, un bonnet sur la tête, je pédalai jusqu'au centre-ville. Carter avait un rendez-vous avec sa famille dans le sud de l'Oregon. Heureusement, c'était l'une de ces belles journées fraîches avec un soleil timide qui pointait entre les nuages. Faire le trajet par moi-même n'était pas dérangeant par un tel temps.

La boulangère me fit signe de laisser mon vélo contre le mur de son établissement, à l'abri et en sécurité. Je la remerciai, acceptai le croissant qu'elle m'offrit lorsque j'achetai mon pain chez elle. Elle promit de me le garder au chaud jusqu'à ce que j'aie terminé mes courses.

Je pris mon temps. C'était agréable de pouvoir errer dans cette petite ville sous un ciel clair et clément. Je croisai quelques enfants de l'école qui me firent signe de la main. Je vis Mona, qui me salua de son trottoir sans chercher à traverser pour venir me voir. Ça m'arrangeait. Je n'avais pas envie de lui parler. Quand bien même son collier m'aidait grandement, je ne tenais pas à devoir lui faire la conversation.

Me retrouver seule était étrange. Loin d'être désagréable bien qu'un peu inquiétant. Les ombres continuaient de m'effrayer. Je les fuyais au maximum lorsque toute compagnie était loin ou hors de vue.

Malgré tout, en remontant les rues de Bloomingdale, j'eus la sensation que ma vie avait repris un court normal. Je pus me mentir l'espace de trois heures. Oublier la mort de ma meilleure amie, assassinée par le démon qui avait habité le corps de l'homme que j'aimais pendant 78 ans. Que Carter et moi étions maudits. Que la serveuse du restaurant où je déjeunais était une sorcière. Que j'avais l'âme réincarnée de la sorcière qui avait maudit Carter.

Durant une matinée, je fus à nouveau Yvana London, la fille de Emy et Will London. Celle que j'avais toujours été. Celle que je ne parvenais plus à retrouver dans le miroir. Celle que j'avais perdue au milieu de ce monde de magie et de malédiction.

Baignée à nouveau dans le monde normal, j'effaçai momentanément les derniers mois de mon esprit. C'était facile de ne pas voir le monde secret qui évoluait en marge de celui dans lequel j'avais toujours vécu, celui que personne ne voyait jamais. Même en regardant Mona servir ses clients, riant, souriant, discutant avec eux, je ne parvins pas à voir en elle la sorcière qu'elle était.

Pourtant, je savais ce qu'elle était. Le pendentif qui appuyait contre ma chair à chaque seconde depuis une semaine en était la preuve. Tout était réel, gisait en parallèle du monde, intangible, lointain. J'aurais tellement aimé que ces souvenirs disparaissent dans cet univers parallèle, qu'ils y restent et ne m'atteignent plus.

Ça n'arriverait jamais. Ma vie était étroitement liée à cet autre univers, à cette magie néfaste et empoisonnée qui me pourrissait de l'intérieur.

Je fis un dernier tour une fois mes courses terminées. Je tenais à profiter de cet instant aussi longtemps que possible. Le vent qui soufflait doucement, portant aveclui les effluves de bois et d'herbe humide. Les voix des passants, joyeuses, diverses. Les cris et les rires des enfants. Le bruit ronflant des moteurs de voiture qui me faisaient tousser.

Tout semblait si normal que c'en était cruel pour moi. Parce que je connaissais intimement l'envers de cette normalité en apparence si parfaite.

Je récupérai mon vélo et mon pain à la boulangerie. La vieille femme sourit, m'enjoignit à discuter avec elle de la météo, des derniers événements qui avaient secoué la ville... Elle parla des plans de mariage d'un couple dont j'ignorais tout. Je l'écoutai, fis mine d'être intéressée par politesse. Mes réponses étaient toutes succinctes, distantes. Ça ne parut pas lui importer. Elle discutait de tout, de rien comme si nous étions amies, désespérée pour un peu dec ompagnie.

Je n'étais pas particulièrement d'humeur à faire ma gentille et à lui servir de dame de compagnie. J'avais oublié combien les centre-villes et leur pollution m'épuisaient. J'avais le nez encombré, la gorge en feu et je ne cessai de ciller pour chasser la sécheresse de mes yeux. Si elle continuait de me retenir, j'allais être obligée de me montrer impolie. Je n'avais pas mes cachets sur moi et le trajet jusqu'à chez moi serait trop long.

Derrière moi, la porte s'ouvrit, faisant tinter la sonnette stridente. Je luttai pour retenir une grimace. Le son était atroce. La vieille femme était presque sourde et seul un tel nombre de décibels perçants pouvaient l'avertir de l'arrivée d'un client lorsqu'elle était dans l'arrière-boutique.

Je jetai un coup d'œil rapide en arrière, m'attendant à découvrir un visage inconnu auquel je me forcerai à sourire, le remerciant silencieusement de me sauver de cette discussion interminable. Au lieu de ça, je tombai nez à nez avec le directeur de l'école.

- Mademoiselle London ! s'exclama-t-il, un sourire sincère fendant son visage rasé au millimètre.

Je me forçai à lui rendre son salut avec la même vivacité. Nonobstant, j'étais glacée. Tout ce que je voyais, c'était la petite main enfermée dans la sienne, blanche, un petit bracelet rose autour du poignet.

Je reconnus sans mal la jeune Sandie. Elle me fit discrètement coucou de la main, étonnamment timide, sans rien dire. Mon cœur battait plus fort, frappant mes côtes avec virulence.

J'ignorais que Sandie était la fille du directeur. Je n'en avais jamais eu la moindre idée. Les articles que j'avais lus ne l'avaient pas mentionné. Ce fut la douche froide.

Je ne cessais de penser à ce qui était arrivé à sa femme. Cela avait-il quelque chose à voir avec ce qu'il m'avait dit ? Me retrouver face à lui me mettait mal à l'aise. Ça m'effrayait, même. J'avais peur de lui, de ce qu'il m'avait dit. De ce que ça signifiait, surtout. Parce que, à mes yeux, il était désormais responsable de tout ce qu'il m'arrivait. C'était lui qui m'avait attirée ici, dans le but de rompre la malédiction.

Il dut lire sur mon visage que je n'avais pas oublié, qu'il me terrifiait. Son sourire se crispa.

- Ma puce, tu restes avec Josepha pendant que papa parle avec Yvana ?

La petite fille secoua sa tête rousse et lâcha la main de son père. La boulangère accueillit Sandie avec un grand sourire. Elle avait l'air d'une grand-mère qui retrouve sa petite-fille. Se pouvait-il que... ?

Je sortis à la suite de mon patron, faisant à nouveau résonner l'atroce sonnette. Côte à côté, nous gagnâmes le terrain sur le côté de la place centrale où les jeunes se réunissaient pour jouer au foot ou se courir après en criant. Nous nous installâmes sur un banc et je laissai le maximum de distance entre nous, prête à bondir pour m'enfuir si jamais il se mettait à agir étrangement.

- Ne soyez pas si effrayée, Yvana. Je ne compte pas vous faire de mal.

Je le fixai, examinant son profil d'aigle. Maintenant, je voyais de légères ressemblances avec Sandie auxquelles je n'aurais jamais fait attention. La rondeur de la pommette, la forme des yeux, les tâches de rousseur... Elle tenait ça de son père.

- Que vouliez-vous dire, au restaurant ? attaquai-je, froidement. Vous saviez pour la malédiction ? Vous étiez au courant et c'est pour cela que vous m'avez engagée.

- Oui, j'étais au courant. Je sais tout de vous, Yvana. Depuis le début. Je suis désolé mais j'ai vu la différence en vous. J'ai vu que vous aviez la clé au fond de vous.

- Encore cette histoire de clé ! Comment pouvez-vous tous être si sûrs que je l'ai, cette maudite clé ? Si c'était le cas, je devrais déjà l'avoir trouvée, non ?

- Vous ne cherchez pas. Vous avez trop peur pour chercher la clé qui vous libérera, vous et Carter.

À la mention de Carter, je tressaillis.

- Sait-il ?

Le directeur secoua la tête, la mâchoire tendue.

- Non. Il l'ignore. Avec ce démon en lui, je n'ai pas osé lui parler. Ma femme n'a pas eu mes craintes.

- Je suis désolée.

- Ce n'est pas de ta faute. Ce n'est pas vraiment de la sienne non plus. Il n'avait aucun contrôle sur ce démon et elle était impétueuse, décidée à l'aider, à le sauver d'une façon ou d'une autre. Je ne peux pas m'empêcher de vouloir qu'il souffre pour toujours, pour mille vies au moins mais il ne sera pas le seul à souffrir alors je vais t'aider à briser la malédiction.

Je ne sus quoi dire. J'avais mal pour lui. Un démon portant le visage de l'un de ses employés avait assassiné sa femme, implanté une blessure qui ne guérirait jamais dans l'esprit de sa fille, dans le sien aussi. Et pourtant, pour moi, il était prêt à aider Carter à briser les chaînes de la malédiction.

- Pourquoi et comment m'aideriez-vous ?

- J'ai des contacts. Ma femme était une médium. Elle connaissait nombre de sorcières et de spécialistes de l'occultes. Et surtout, elle m'a appris à faire des potions. Dont une qui fait rêver. J'ai parlé avec Mona et elle pense que c'est le mieux à faire. Vous faire rêver jusqu'à ce que vous trouviez le bon souvenir. Celui qui déteint le contre-sort.

Je déglutis difficilement.

- Elle... Elle ne m'en a pas parlé.

Si ce qu'il disait était vrai, s'il voulait vraiment m'aider, rompre la malédiction... Pourquoi Mona ne m'avait-elle pas parlé de lui ? De leur plan ?

Je ne pouvais pas me fier au directeur. Je ne pouvais tout simplement pas. La logique la plus basique et mon instinct le plus primaire se conjuguaient pour me crier de ne pas le croire. Un homme dont la femme avait été assassinée ne pouvait pas vouloir aider l'assassin. S'il me donnait une potion, ça serait sûrement du poison. Pas de quoi faire des rêves.

De plus, maintenant qu'il avait mentionné Mona, pouvais-je me fier à celle-ci ? J'en doutais. S'ils étaient de mèche tous les deux, je devais me méfier des deux.

À nouveau, je me retrouvai seule contre tous. Avec Carter. Je ne comptais pas Louis puisqu'il était hors de question de l'impliquer de nouveau. Il avait déjà bien assez souffert avec la mort de Lila et ses blessures. C'était plus qu'assez pour une vie entière.

Je m'obligeai à avoir une expression neutre lorsque je regardai le directeur. Il ne devait pas deviner que je ne croyais pas un seul mot de ce qu'il disait.

- Non, je me doute. Mona est du genre discrète. Je n'ai pas le pouvoir de me défendre, contrairement à elle. Elle ne veut pas que je m'implique dans une histoire comme la vôtre qui a déjà fait tellement de morts...

Sa défense était faible. Trop faible à mon goût. Si faible qu'il en devint encore moins digne de confiance, si c'était possible.

- C'est gentil de sa part, dis-je.

Il sourit, amusé.

- En effet. Mona est comme ça. Elle fera tout pour vous aider, Yvana. Et il en ira de même pour moi, évidemment. Il faut mettre fin à cette malédiction. Trop de gens en ont déjà souffert.

- C'est vrai.

Je ne me voyais pas dire le contraire. Il avait raison, évidemment. Avant cette vie, d'autres personnes avaient dû mourir. Elizabeth avait tué mes précédents incarnations. En soi, c'était comme des meurtres.

Le collier rudimentaire de Mona se rappela à mon souvenir. Il avait supprimé la présence d'Elizabeth dans mon crâne. Mais il venait de Mona. Il faudrait que je m'en débarrasse à la première occasion. Elizabeth était un mal plus sûr que la magie de Mona. Au moins, je savais à quoi m'attendre avec la sorcière dans ma tête.

Sandie nous surprit tous les deux en arrivant en courant, un sac dans les mains. Son père posa le sac sur le banc avant de la hisser sur ses genoux. En le voyant ainsi, tel un père aimant, souriant à sa fille, j'eus du mal à croire qu'il représentait un danger pour moi.

Je me levai, souriant à Sandie comme si de rien n'était.

- Je vais vous laisser. Je ferais mieux de rentrer avant que l'orage n'arrive.

Prendre la météo pour excuse n'était pas une bonne idée et je me rendis rapidement compte de mon erreur.

- Vous vous voulez qu'on vous raccompagne ? proposa-t-il aussitôt.

- Non, non, ce n'est pas nécessaire. J'aime bien faire du vélo et le temps est encore agréable. Si je pars maintenant, j'arriverai chez moi avant les premières gouttes.

- Vous êtes sûre ?

Je hochai la tête. Sandie me fixait, silencieuse et déçue. Je ne me laissa pas attendrir par ses yeux de biche et je récupérai mes sacs et mon vélo adossé au banc.

- À demain, donc, me dit le directeur.

- À demain. Bonne soirée.

Je m'éloignai rapidement, tentant d'oublier le léger haussement de sourcil qu'il avait eu face à ma dernière réponse. Un mauvais pressentiment me taraudait. Mon cœur battait trop vite, trop fort. Le sang me frappait les tempes de cette façon assourdissante qui effaçait tous les autres sons. Mes mains tremblaient et je dus les crisper sur mon guidon pour ne pas faire de zigzags sur la route.

Je jetai le collier de Mona dans un fossé sans même regarder.

Je pédalai au maximum de mes possibilités. Même lorsque je fus hors de souffle, que ma vue se brouilla sous l'effet d'une crise réprimée, je continuai de pédaler.

Jusqu'à la chute.

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