44.
Je continuai de tousser et de cracher du sang, éclaboussant la porcelaine blanche, le miroir. Mon pouls résonnait dans mon crâne, mes yeux pleuraient, mes jambes cédaient sous moi.
Meurs, meurs, meurs ! Recommençons encore !
J'avais l'impression qu'Elizabeth faisait des claquettes sur mon cerveau. Chaque saut entraînait un crachat rouge dans l'évier. Jusqu'à ce que je m'effondre et que je vomisse sur le carrelage glacé et humide. Je tremblais, mes membres ne me répondant plus vraiment.
La porte s'ouvrit, frappa mes mollets. Une nouvelle quinte constella le sol de tâches de sang. J'entendis à peine la personne me parler. Je sentis des mains fraîches sur mon visage. Je cillai, tentant de distinguer un visage. Je n'eus que le temps de me détourner pour ne pas l'asperger du sang qui me tapissait la bouche et la gorge.
Je perçus la vibration des mots qu'elle prononçait. Par contre, je n'avais aucune idée de ce qu'elle disait. Elle avait pressé sa paume contre mon front, penchant ma tête de façon fort inconfortable sur le carrelage.
Soudain, elle me tira brusquement pour que je me retrouve en position assise. Une explosion sanglante salit le rebord des lavabos. Je ne vis qu'un kaléidoscope flou de couleurs vives tant ma tête tournait.
Je sentis une corde rêche couler autour de mon cou. Je frémis, tentai de m'échapper. La voix me cajola, me força à me tenir en place. Elizabeth poussa un hurlement de rage pure qui fit saigner mes oreilles.
Je dus m'évanouir pendant quelques secondes parce que, le temps que je cligne des paupières, j'étais appuyée contre le mur et j'avais de l'eau qui me coulait dans la bouche. Je bus avec gratitude, mes mains cherchant le verre pour qu'il ne se redresse jamais. Je mourrais de soif.
Le verre se vida et la personne avec moi me le retira des mains pour le poser sur le carrelage.
- Ça va mieux, Yvana ? Elle a arrêté ?
Je fis un bond en entendant la voix de Mona. Ses iris verts luisaient d'un éclat irréel, retenant un arc-en-ciel profond que je ne parvenais pas à comprendre. Elle passa un torchon humide sur mon visage et mon cou, me fixant droit dans les yeux sans ciller.
- Je... Qu'est-ce que... ?
J'étais encore sonnée. Surtout, je ne parvenais pas à comprendre la présence de Mona ici, avec moi. Ses questions étaient le pire. Non, ça n'allait pas mieux et comment pouvait-elle savoir à propos d'Elizabeth ? C'était impossible. À moins que quelqu'un lui ait dit. Or, Carter ne ferait jamais ça. Et Louis ignorait ce que la sorcière m'infligeait.
- Comment... ?
- Lila m'a prévenue.
La mention de ma meilleure amie fut un coup de poignard en plein cœur. Elle me manquait comme jamais encore.
Depuis qu'Elizabeth s'était décidée à faire de ma tête sa scène de théâtre personnelle, j'avais réalisé combien Lila me manquait. J'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, chercher son soutien, son réconfort. Avec Carter, c'était différent. Il se sentait coupable, ne pouvait rien faire pour moi. Il avait ce besoin de me protéger qui le faisait se blâmer. Lila n'aurait pas réagi ainsi. Elle aurait insulté la sorcière de la plus ignoble des façons, l'aurait menacée, aurait tourné la situation en blague.
Elle l'aurait rendue plus facile à supporter.
Je secouai la tête, refusant de croire ce que disait Mona. Pourquoi Lila, ma meilleure amie, une sorcière, aurait-elle parlé de toute cette histoire à Mona la serveuse ?
- Elle connaissait son destin, Yvana. Elle m'a demandé de continuer ce qu'elle a commencé mais... je n'ai pas son pouvoir et encore moins la prise qu'elle avait sur tes souvenirs. Ils sont revenus, je le sais. Je l'ai senti. Je suis désolée.
Plus elle parlait et moins je la comprenais. Ça n'avait aucun sens. C'était impossible. Mona la serveuse ne pouvait pas être une sorcière...
- N'enlève jamais ce collier, d'accord ? Il devrait t'aider à contrôler l'impact d'Elizabeth sur toi. Elle ne devrait plus pouvoir te mettre dans un tel état. Par contre, tu risques de continuer à l'entendre. Moins souvent et moins fort.
Les jurons d'Elizabeth roulaient au fond de mon crâne comme une bande son sur une télé dont on aurait baissé le volume. J'eus la sensation de récupérer mon esprit, la place dans mon crâne. Cette maudite sorcière ne prenait plus tout l'espace.
Par contre, elle m'avait pompé toute mon énergie.
- Je sais que tu dois te poser des questions mais je n'ai pas le temps d'y répondre. Si je ne retourne pas au boulot, ça va attirer l'attention. Je passerai chez toi lorsque tu seras seule, ce soir.
Elle ne me laissa pas le temps de réagir qu'elle avait disparu. La porte battante claqua plusieurs fois avant que je ne reprenne mes esprits. Je me levai et titubai jusqu'aux lavabos. Je m'appuyai de tout mon poids sur la porcelaine en me regardant dans le miroir.
J'avais un peu de sang sur la joue et le menton mais, par une chance inouïe, je n'avais pas tâché ma robe. J'ignorai comment c'était possible mais je n'avais aucune trace de mes mésaventures sur le tissu bleu saphir.
Je nettoyais mon menton et ma joue, remis de l'ordre dans ma coiffure et ma tenue et avisai ce qui pendait autour de mon cou. Il s'agissait d'une corde simple qui s'effilochait sur laquelle pendait une pendentif taillé dans un minéral rose pâle, en forme de larme. Il était chaud au toucher, lourd. J'ignorais ce que c'était et je le vivais très bien.
Je rejoignis la table. Tous les regards convergèrent vers moi ; je les ignorai royalement. Carter se pencha vers moi et murmura à mon oreille :
- Tu en as mis du temps. Ça ne va pas ?
Je forçai un sourire.
- Si, ça va. Il y avait du monde, c'est tout.
Mentir me venait aussi facilement que de dire bonjour. Je n'aurais jamais cru que ça soit possible pour moi. Je n'étais pas une bonne menteuse, à l'origine. Comment avais-je pu en arriver à servir des bobards avec la même aisance que le pire des menteurs ? C'était si éloigné de celle que j'avais toujours été que j'en eus la nausée.
La vue de ma salade refaite spécialement à la demande de Michelle n'aida pas. Pourtant, elle avait une bien meilleure allure. La salade était propre et bien verte, couverte d'une vinaigrette à l'odeur de moutarde et de citron. Je voyais le fromage, le maïs, les carottes râpées... Elle avait l'air délicieuse. Mais je n'étais pas en état de l'apprécier.
Par chance, presque toute la tablée avait déjà terminé de manger. J'avais passé bien plus de temps que je n'avais cru dans les toilettes à lutter contre l'attaque frontale d'Elizabeth. J'avalais quelques bouchées pour faire bonne figure mais fus incapable de tout manger.
Le directeur appela Mona pour l'addition et paya sans nous demander notre avis. Carter alla chercher nos manteaux au vestiaire avec les autres qui étaient encore plus pressés que moi de partir. Je me retrouvai momentanément seule avec le directeur. Mal à l'aise, je lissai la jupe de ma robe, espérant que Carter reviendrait vite.
Il se tourna vers moi, ses yeux emplis d'une tristesse sans pareille. Je me détournai, ne tenant pas à faire face à un tel chagrin. Pourquoi me montrait-il à quel point il était triste ? Ce n'était pas comme si ça me concernait le moins du monde.
- Je suis désolé, Yvana. Il fallait que je te fasse venir. Cette fois, tu réussiras. Tu es bien plus forte que tu ne l'as jamais été.
Sans me laisser le temps de réagir, il partit. Il sortit du restaurant et je fus à peu près certaine qu'il disparut dans le brouillard.
Perturbée, je ne dis pas à un mot durant le trajet du retour. Carter n'osa pas engager la conversation. Il semblait penser que j'étais en colère ou blessée par ce qu'il s'était passé au restaurant. En vérité, je m'en moquais royalement. J'étais bien plus préoccupée par ce qu'il s'était passé avec Mona et le directeur.
Mon esprit s'était mis en mode grève. Tout ce qu'il attendait, c'était que j'aille me coucher. Dès lors, il serait en service minimum et ça lui irait très bien. Il ne demandait que ça. Il en avait assez que je ressasse des milliers de questions, sans jamais cesser.
Carter gara la voiture dans mon allée et me retint lorsque je fis pour descendre.
- J'ignore pourquoi tu ne me parles pas mais ce n'est pas grave. Je vais attendre que tu te décides à me dire ce qu'il se passe. Mais ne change pas d'attitude, Yvana.
Je fus partagée entre l'angoisse de voir resurgir la façade démoniaque qui m'avait déjà ordonné de ne pas l'éviter et la culpabilité de lui infliger mes sautes d'humeur. Même si, d'une certaine manière, tout était de sa faute, je ne pouvais pas agir ainsi. Ce n'était pas correct envers lui. J'étais déjà devenu une fieffée menteuse, je ne pouvais pas empirer mon cas.
- Je... J'ai juste besoin d'un peu de temps. Pour savoir vraiment à quoi m'en tenir.
Il hocha la tête, relâcha mon bras. Je me penchai vers lui, déposai un petit baiser sur ses lèvres avant de sortir de la voiture. Il faisait nuit, humide et la forêt embaumait plus que jamais. J'éternuai, détestant déjà le changement de saison qui s'annonçait, encore lointain mais plus tant que ça.
Je me laissai tomber sur mon canapé avec un soupir. J'étais fatiguée et j'avais mal à la tête. J'attendis l'arrivée de Mona. Elle m'avait dit qu'elle viendrait ce soir, lorsque je serais seule. Elle ne devrait donc pas tarder. Je levai les yeux vers l'horloge. Vingt-deux heures. À quelle heure fermait le restaurant ? Je n'avais jamais fait attention.
Je soupirai et allumai la télé. C'était étrange, ce soudain silence dans ma tête. Je m'étais habituée à entendre Elizabeth hurler, babiller ou m'injurier. Ne plus entendre autre chose que mes propres pensées. Je n'étais pas sûre d'apprécier cela. J'avais oublié comment c'était, d'avoir ma tête pour moi toute seule.
J'attendis une heure avant que Mona ne frappe à ma porte. Elle s'était changée, ayant abandonné son uniforme du restaurant pour un chemisier verre kaki et un jean usé et évasé. Elle avait gardé ses cheveux attachés en une épaisse queue de cheval.
Je la laissai entrer et nous gagnâmes la cuisine. Je lui servis une tasse de thé, patientant jusqu'à ce qu'elle se décide à me parler. Je n'étais pas prête à ouvrir la conversation. Ça serait à elle de le faire. Après ce qu'il s'était passé dans les toilettes, elle devait s'expliquer.
- Je suppose que Lila ne t'a pas parlé de moi.
Elle ne m'avait déjà pas parlé de ce qu'elle était qu'elle n'allait pas me parler de Mona. Je ne me souvenais même pas d'avoir entendu le prénom de la serveuse dans la bouche de ma meilleure amie.
- Nous faisions partie du même coven, reprit-elle. Nous n'étions pas particulièrement proches mais nous habitions dans la même ville donc nous nous connaissions. Elle ne m'a pas parlé du sort qu'elle a posé sur toi avant le dernier moment. Je lui ai dit qu'elle était folle, qu'elle s'était mise en danger. Qu'elle n'aurait jamais dû faire ça. Mais elle le savait. Elle savait déjà ce qu'elle risquait et elle était prête à le faire. J'ai compris plus tard que c'était un ordre de notre Grand Prêtre. Il lui a dit de te sauver, de rompre la malédiction.
Je posai les tasses sur la table et Mona attrapa la sienne, fit glisser son index sur le bord.
- Mais avec ce démon... Elle est venue me voir pour que je l'aide. Le lendemain, j'ai appris qu'elle était morte. J'ai pris sur moi de veiller sur toi au mieux de mes capacités. Mais tes souvenirs sont revenus et Elizabeth recommence. Elle fait ce qu'elle a fait à chacune de tes incarnations. Elle veut te tuer, pour t'empêcher d'atteindre la solution. Parce que, toi, contrairement à tes précédentes incarnations, tu peux y accéder. Tu peux mettre un terme à la vie de Carter.
Je redressai la tête, surprise. Mona ne pouvait pas être sérieuse. Qu'y avait-il de différent entre moi et les autres ? Pourquoi Lily ou Manon ou Johanna n'avaient-elles pas pu rompre la malédiction ?
- Pourquoi moi ? Qu'ai-je de différent des autres ?
- Tout.
J'attendis qu'elle continue. J'en avais assez de poser les questions, de pousser les gens à parler. Désormais, soit ils parlaient, soit ils se taisaient. Et je me moquais bien pas mal de rester dans l'ignorance. J'en savais déjà bien assez, ne voulais plus vraiment en savoir plus. J'étais si fatiguée...
- Tu es différente parce que tu ne te souvenais de rien. Parce que tu n'as aucun des traits de caractère d'Elizabeth. Parce que Carter t'aime sincèrement. Pour toi, ça ne paraît pas grand-chose mais pour une malédiction, ça change tout. Absolument tout. Tu n'as rien à voir avec tes précédents incarnations et ça a un énorme impact. Déjà de son temps, Lily était différente. Elle était égoïste et manipulatrice mais elle n'avait pas le sadisme, la méchanceté et l'égocentrisme d'Elizabeth, contrairement aux autres.
D'un côté, ça avait du sens. D'un autre... Tout me semblait affreusement relatif. De simples traits de caractère modifiant une malédiction ? J'y croyais moyennement. Ça me semblait... trop simple. Il suffisait que je change de caractère pour rompre la malédiction ? Je n'y croyais pas. Pas du tout.
Mona dut lire sur mon visage combien je doutais de ce qu'elle me disait.
- Tu as la clé en toi. Elizabeth va essayer de t'en empêcher mais tu peux l'atteindre si tu t'y prends bien. Et tu pourras briser la malédiction. Je vais t'aider. La repousser au mieux que je peux au fond de ton esprit pour que tu trouves la clé qui mettra fin à la malédiction.
Je demeurai silencieuse. Comment pouvait-elle être si sûre ? Je n'étais pas idiote, j'avais compris que Mona aussi était une sorcière. Tout comme Lila. Ce qui m'échappait, c'était la raison de cette certitude inébranlable qu'elle avait que je possédais la clé. Je n'avais pas cette impression.
- Je n'ai pas ce qu'il faut pour rompre la malédiction, objectai-je.
-Si, tu l'as. Tu as la mémoire d'Elizabeth. Il suffit de trouver le bon souvenir, celui où elle a prit connaissance de la malédiction.
- Et pourquoi ce souvenir, précisément ? Ce n'est pas parce qu'elle a trouvé la malédiction qu'elle aura le sort pour la briser !
Mona sourit.
- Nous sorcières avons la fâcheuse manie de tout ranger, lorsqu'il s'agit de nos sorts et de notre magie. Sur ce point, nous avons toutes un TOC. Nous rangeons nos sorts selon des catégories très strictes. Sort et contre-sort en face à face, toujours. Tu peux regarder le carnet de sorts de n'importe quelle sorcière. Nous sommes toutes pareilles et Elizabeth ne fera pas exception. Elle aura arrangé son carnet de sorts de la même manière que nous le faisons toutes.
J'y croyais moyennement. Chaque mot que prononçait Mona me paraissait peu croyable. Elle faisait paraître toute la situation terriblement facile. Or, rien n'était facile. Rien n'avait été facile depuis le début, depuis que j'étais arrivée à Bloomingdale.
- Je ne peux malheureusement pas rester longtemps, dit-elle. N'enlève jamais ce collier. Il repousse l'influence négative d'Elizabeth. Je vais essayer de trouver un moyen de t'aider à trouver le bon souvenir au plus vite.
Je hochai la tête sans ouvrir la bouche. Elle se leva et je la raccompagnai jusqu'à l'entrée. Elle se tourna vers moi brièvement.
- Je sais que tu ne me fais pas confiance, Yvana. Mais je suis là pour t'aider à mettre fin à cette malédiction. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Pour d'autres, tu es un objet de pouvoir.
Cette fois, elle n'attendit pas de réponse de ma part. Elle tourna les talons et rejoignit sa voiture, me laissant dans la plus totale incompréhension de ses derniers mots.
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