41.
Mes parents vinrent me voir à l'hôpital. Ils me serrèrent dans leurs bras, s'inquiétèrent, me posèrent des milliers de questions que j'éludai au mieux de mes capacités. Je ne voulais pas qu'ils sachent que je leur cachais toute ma vie depuis mon arrivée à Bloomingdale.
Malgré les secrets qui me rongeaient de l'intérieur, j'étais heureuse qu'ils soient venus depuis Portland. Leur présence me rassurait, bien que je sache qu'ils ne pourraient rien pour me protéger. Je n'avais plus à craindre le démon, désormais. Elizabeth me l'avait assuré. Toutefois, il demeurait toute cette enquête et ces morts...
J'étais terrifiée à l'idée que la police se retourne encore contre moi. Contre Carter.
La nausée remonta, brûlant mon œsophage, lorsque je pensais à Carter. Je ne pouvais effacer l'image de lui, le couteau à la main, le visage constellé de tâches de sang, ses mains dégoulinantes... Il hantait mes cauchemars, plus terrifiant encore que le démon.
Mon cœur me fit mal à la pensée que je ne pourrais plus jamais faire face à Carter comme avant. Comment pourrais-je tenir ces mains qui avaient été couvertes du sang d'innocents ? Ce n'était pas de sa faute, il n'y pouvait rien mais l'avoir vu en pleine action... Je ne pouvais pas le supporter.
Je ne pourrais plus jamais le regarder dans les yeux sans repenser aux deux inspecteurs qu'il avait égorgés devant mes yeux.
Je levai la tête lorsque mon médecin entra dans la pièce. Il m'offrit ce sourire lumineux habituel qui me faisait irrépressiblement y répondre. J'ignorais comment il y parvenait mais ça ne manquait jamais.
Il s'assit au bord de mon lit tout en vérifiant mes constantes, une mèche blond vénitien lui frôlant la tempe.
- Il semblerait que tout aille comme sur des roulettes ! dit-il finalement, tournant cet incroyable sourire vers moi. Vous êtes officiellement en pleine forme.
Alors pourquoi continuais-je de me sentir comme si j'avais été piétinée par une armée de girafes ?
- Malheureusement, cela veut dire que je vais devoir laisser ces deux maudits inspecteurs entrer. À part si vous ne vous sentez toujours pas prête. Je pourrais encore les repousser un jour ou deux.
Je secouai la tête.
- Autant en finir tout de suite. J'en ai assez de les voir rôder devant ma porte de chambre, cherchant le moindre relâchement des infirmières pour entrer.
Il rit.
- Ils ne sont pas très discrets, pour des flics, pas vrai ?
Je souris, incapable de résister.
- Pas vraiment !
Son rire résonna dans la chambre même après qu'il fut sorti. C'était le médecin le plus sympathique et étrange que j'aie jamais rencontré mais je l'aimais bien. Il ne me donnait pas l'impression d'être coincée à l'hôpital en attendant que j'aille mieux, que les flics viennent me poser des questions sur la mort d'Iris et de leurs collègues.
Le pire fut que ça n'y manqua pas. Le docteur Slavinder avait quitté ma chambre depuis cinq minutes que les deux inspecteurs que j'avais vu rôder dans le couloir ouvraient la porte. Je haussai un sourcil en voyant leur air faussement bravache, le même que ceux que les adolescents arboraient lorsqu'ils contraient les ordres de leurs parents.
- Enfin, nous pouvons venir vous poser quelques questions, mademoiselle London ! s'exclama l'un des deux.
Il arborait un sourire amical et chaleureux mais ses yeux verts me scrutaient, assimilant chaque détail. Il allait m'analyser durant toute la conversation, cherchant la faille dans chacune de mes réponses, faisant grincer les rouages sous sa touffe de cheveux bruns sale.
- Vous êtes mieux protégée que le président !
Je ne cherchai pas à répondre à leurs blagues à deux sous. J'avais déjà une migraine rien qu'à voir leurs têtes.
- Je sais pourquoi vous êtes là, soupirai-je en voyant qu'il s'apprêtait à continuer son jeu du gentil flic. Posez vos questions. Je me moque de vos noms.
Ils échangèrent un regard méfiant avant de s'approcher de mon lit. Le deuxième inspecteur était rondouillard avec les yeux vitreux, un peu porcins, des cheveux blonds filasses tombant sur son front en une frange raide. Il piocha un petit bloc-notes dans sa poche et chercha un crayon. Son collègue lui en tendit un. Je devinai qu'ils travaillaient ensemble depuis pas mal de temps.
- Si vous nous racontiez ce qu'il s'est passé il y a une semaine, chez vous, plutôt.
Je fermai les yeux, chassant les images. Je ne voulais pas revoir la mort des deux inspecteurs. Je ne voulais pas revoir Carter, le visage constellé de tâches de sang, les mains rougies, cet horrible couteau entre les doigts.
Je leur racontai une version épurée. J'oubliai tous les détails surnaturels, le faciès du tueur. Je ne leur jetai que des os, donnant une description vague et lambda de l'assassin que je venais d'inventer pour couvrir Carter.
Pourquoi continuais-je à le protéger ? Parce que j'étais amoureuse de lui ? Parce que ce n'était pas vraiment lui ? Je l'ignorais. Peut-être les deux en même temps. Peut-être aucun des deux. Je n'en avais plus la moindre idée. J'étais fatiguée de tout cela. Le pire était que ce n'était même pas fini. Carter était toujours maudit.
- Mademoiselle London, pourquoi la grand-mère de votre amie Lila Dawson était-elle chez vous ?
- Je la connaissais.
Ma réponse succincte ne leur plut pas. Ils allaient insister lorsque la porte s'ouvrit. Mon souriant médecin avait un air dur sur le visage, fermé. Ses iris chocolat s'étaient assombris à cause de la colère qui l'animait.
- Il me semble, messieurs, que je vous avais dit de laisser ma patiente tranquille.
Les deux inspecteurs levèrent les yeux au ciel.
- Elle sait parler. Où est le problème ? Elle peut nous raconter sa version de la mort de nos collègues !
Le flash fut puissant. Comme un coup de marteau en plein milieu de mon front. Je revis les visages de Vults et Linger à un mètre de moi, la gorge de Linger s'ouvrir en une bouche rouge et vorace, avide de mort et d'horreur.
Les machines s'en rendirent compte avant moi. Leurs sonneries stridentes s'accélérèrent, lointaines et assourdissantes. Mes poumons se recroquevillèrent dans ma poitrine, ma trachée se resserra. Je serrai mes doigts sur les draps, tentant de garder le contrôle. Tout ce que je voyais, c'était cet être démoniaque portant le visage de l'homme que j'aimais qui tranchait la gorge des inspecteurs. Encore et encore et encore. Sans jamais cesser.
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La nuit était tombée depuis un moment lorsque je repris connaissance. J'étais seule, dans le noir. Mon ventre se noua. J'avais la bouche pâteuse, les yeux fatigués. Mon médecin devait m'avoir assommée de médicaments pour calmer ma crise.
Au moins ces deux maudits flics étaient-ils partis...
Le docteur Kenna Slavinder devait avoir un sixième sens. Il entra quelques secondes après que je me sois réveillée, son sourire immuable sur les lèvres. Je me sentis rassurée de le voir. Il s'arrangerait pour qu'on me laisse tranquille.
- Dites donc, miss London ! C'était une méchante crise que vous avez eue !
- J'en ai déjà eu de pires, soupirai-je en m'affalant dans les oreillers.
Il perdit légèrement son sourire.
- Comment cela ?
Je haussai les épaules.
- Je fais des cauchemars. Autant dire qu'il faut attendre de me réveiller pour que je puisse trouver mon inhalateur...
- C'est dangereux ! Et les infirmières ne m'ont jamais rapporté de crises nocturnes...
- Je suis assommée par les cachets. Je dors comme une bûche. Je ne rêve pas.
Il fronça le nez comme un enfant. Il rajeunit de quelques années dans cette simple expression faciale.
- Nous allons essayer ce soir. Pas le moindre cachet. J'espère que vous n'aurez pas de crise mais si cela arrive, il va falloir faire de nouveaux examens.
Cette idée ne me plaisait pas le moins du monde. Je voulais quitter l'hôpital, rentrer chez moi. Oublier.
Plus que tout, je voulais oublier.
- Quand est-ce que je pourrais rentrer chez moi ?
- Si tout va bien cette nuit, vous pourrez partir demain.
J'hésitai à demander des nouvelles de Carter. Je voulais savoir s'il était sorti du coma. Je l'espérais mais... j'avais peur. Peur qu'il y ait des séquelles, qu'il soit toujours possédé malgré l'assurance d'Elizabeth... Peur de ne pas pouvoir lui faire face.
La porte s'ouvrit avec un léger grincement. Je me détournai pour regarder qui venait. Mon cœur loupa plusieurs battements et le docteur Slavinder me fixa, les sourcils froncés. Son inquiétude était palpable.
- Tout va bien ?
Je ne répondis pas. J'en étais incapable. J'avais le cœur serré, l'estomac entortillé à m'en donner la nausée. Mon médecin posa une main sur mon épaule ; je ne levai pas les yeux vers lui. Je n'y serais jamais arrivé, je n'avais pas à essayer pour le savoir.
- Yvana... Tu vas bien !
Carter se jeta presque sur moi pour m'étreindre, repoussant sans délicatesse la main du médecin. Je me tendis comme un arc, anxieuse.
Et puis, son odeur me parvint, familière, dépouillée de toute trace de soufre. Je ne sentais plus que lui, Carter. Je sentis son pouls dans sa gorge, rapide, violent.
- C'est fini, maintenant. C'est fini.
Je me mordis la langue. Non, ce n'était pas fini. Il n'y avait plus démon mais il était encore et toujours immortel. C'était un problème qu'il faudrait régler.
Mon médecin s'éclipsa discrètement, nous laissant seuls. Carter dut s'en rendre compte comme moi puisqu'il se recula. Il me caressa les cheveux, me regardant droit dans les yeux.
- Quand t'es-tu réveillé ? murmurai-je.
- Il y a dix minutes. Ils m'ont dit que tu étais ici et que tu allais bien mais je devais te voir. Il le fallait. Sinon, je ne les aurais pas cru.
Il caressa mon visage avec un soulagement et un bonheur que je n'avais jamais vus auparavant. Mon cœur vibra malgré moi alors que je le regardais. J'eus beau chercher, je ne trouvai aucun signe de possession, aucune ombre dans son regard couleur d'été. C'était Carter. Juste Carter.
- C-Carter ? murmurai-je.
- Oui. C'est moi.
Les larmes montèrent malgré moi et il sourit en les essuyant avec ses pouces. J'effleurai son visage à mon tour, ayant du mal à y croire. Il avait l'air totalement différent. De façon imperceptible, ses traits avaient changé. C'était comme si ce n'était pas le même homme. Comme si je faisais face à son frère jumeau et plus au Carter que j'avais connu jusque là.
Malgré tout, je savais au plus profond de moi que c'était la même personne. Que c'était le même Carter, simplement débarrassé de ce démon qui le rongeait.
Je plongeai mon regard dans le sien et je sentis brusquement le lien. Cette magie qui pulsait en nous, qui le maintenait en vie depuis plus d'un siècle. Je pus la voir, telle un fil noir qui nous liait, incassable bien que fait de fumée et d'ombres, tissé dans la volonté d'une sorcière pleine de rage et d'égoïsme.
Je le touchai du bout du doigt, tentant de le défaire, de le briser.
Et je me souvins.
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Note de l'auteur :
Et me voilà de retour de vacances !! Rôtie comme un poulet par le soleil mais toujours là ! XD Et avec un nouveau chapitre ! J'espère qu'il vous aura plu ! Dites-moi tout en commentaire ! ;)
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