35.
Dès le lendemain, je sus à qui s'en était pris le démon. Je ne m'étais pas attendue à ça. Pas du tout. Je m'étais préparée à l'annonce d'un autre meurtre, oui. Mais pas à celui d'une personne que je connaissais.
Cette fois, il n'avait pas cherché à se protéger. Il avait vraiment tué par agacement. Jamais je ne m'en serais doutée. J'avais bêtement cru qu'il jouait avec mes nerfs, qu'il se moquait de moi. J'avais eu tort. À ma décharge, pas une seule seconde je n'avais pensé à elle.
Durant le trajet, je n'avais pas parlé à Carter des menaces du démon. Je ne tenais pas à ce qu'il se mette martel en tête alors que j'ignorais s'il avait réellement tué quelqu'un d'autre. Alors je m'étais tue et je lui avais simplement raconté notre conversation.
Je n'avais pas parlé de la grand-mère de Lila non plus. Le démon entendait et voyait à travers les yeux de Carter. S'il savait que j'avais un autre atout dans ma manche, il risquait de l'abattre en plein vol.
- Tout fait sens, jusque là. Mais la vieille tzigane que j'ai vue m'a assuré qu'il était lié à la maquette, qu'il ne pouvait pas s'enfuir. Même si à ma mort il pourra se détacher de moi, ça ne veut pas dire qu'il sera libre.
- Je ne sais pas. Je ne connais des démons que ce que j'ai vu à la télé et ça n'est en rien proche de la réalité.
En vérité, j'avais une théorie mais je me méfiais de ce que je disais devant Carter. À mon sens, le démon était bel et bien lié à la maquette, à St John's. Mais il était né de l'âme meurtrie de Carter, du sort qui l'a forcé à passer le seuil des cent ans. Le démon utilisait donc Carter comme vaisseau. Lorsque son vaisseau mourrait, il serait cloîtré dans la maquette et ne pourrait plus en sortir sans aide. À la rigueur, il pourrait hanter St John's. Devenir un de ces poltergeists si populaires à la télé.
Au demeurant, ce n'était là que conjonctures. Je n'étais sûre de rien. Je préférais songer que ce cas de figure ne serait pas à envisager et que la grand-mère de Lila pourrait exorciser ce monstre avant que Carter ne meure.
Je n'étais pas encore sûre de ma position face à cette dernière partie. Être celle qui lui donnerait enfin la mort... Je savais que ça serait une libération pour lui plus qu'autre chose mais je n'aimais pas l'idée d'en être responsable. Je voulais l'aider, pas le tuer.
Et puis, nous étions arrivés à l'école. Depuis l'allée, j'avais vu les lumières tourbillonner, bleues et rouges, violentes, hurlantes. J'avais trouvé la main de Carter à l'aveugle et je l'avais serrée de toutes mes forces.
- Qu'est-ce que... ?
Un murmure.
Il s'était garé et nous étions sortis de la voiture, rejoignant l'entrée. Je n'avais jamais vue l'école dans cet état. Des dizaines de policiers et de techniciens s'activaient, leur équipement à même le carrelage boueux et humide. C'était plus d'adultes que je n'en avais jamais vus dans l'ancien manoir.
Tous nos collègues étaient installés dans la cafétéria, hors des jambes des équipes de police qui s'affairaient, les visages drainés de toute couleur. Personne ne pleurait. Ils semblaient tous choqués, abasourdis. Mais personne ne pleurait.
Carter me prit par la main et m'entraîna avec lui vers les autres.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il.
Andrew leva un regard vide vers nous. Il serrait les épaules de Ginny qui tremblait. Elle ne sortit même pas la tête de l'épaule d'Andrew pour nous regarder. Elle devait avoir été plus proche de Holly que je ne le pensais ou alors, elle était aussi sensible que je l'avais cru.
- C'est Holly. Elle... Elle a été assassinée.
Même la voix d'Andrew était vide de substance, d'intonation. Juste un fait froid qui aurait très bien pu sortir d'un ordinateur.
Bien que je sache que quelqu'un était mort, entendre le nom de Holly... J'eus l'impression de recevoir un coup de poing en plein estomac.
Holly.
C'était Holly qu'il avait tué, cette nuit. Holly, la populaire, celle qui me menaçait de me mener la vie infernale à cause de Carter... Elle avait été assassinée par celui-là même qu'elle voulait dans sa vie.
Elle ne méritait pas ça. Qu'elle soit une garce égoïste ne changeait rien. Elle n'avait pas mérité de mourir ainsi. Je savais d'avance que le démon l'avait tuée dans la souffrance. Il était en colère après elle alors il ne fallait pas être devin pour savoir qu'il l'avait fait souffrir comme jamais.
Je vis tout de suite sur le visage de Carter qu'il avait compris. Il se doutait que ce n'était pas un acte anodin. Il savait que c'était son démon qui avait tué Holly et je lisais la culpabilité et l'horreur dans ses yeux.
Il écarta ma main lorsque je tentai de la lui prendre pour le soutenir. Je baissai la tête, écrasée par le poids de ce que je lui avais caché. Je ne regrettais pas mon choix, qu'il allait m'en veuille pour ça ou non.
- Mademoiselle London, Monsieur James ! Nous nous demandions quand vous alliez enfin arriver !
Je me tournai vers Vults qui semblait exulter. Nous voir ici, apprenant la mort de notre collègue paraissait être une source de triomphe quelconque pour lui. Que pensait-il ? Que c'était là un moyen de nous relier à la mort de Lila ? Quelle histoire tordue allait-il encore inventer pour tenter de nous accuser ?
Lasse, je soupirai. Je ne voulais pas avoir cette discussion. Pas maintenant, pas comme ça, pas devant les autres.
Le jeune inspecteur se planta face à nous, une étincelle dangereusement vive dansant dans ses prunelles. Ses cheveux dégoulinaient sur ses épaules, sur son visage. Il se contenta de s'essuyer le front d'un geste négligeant du revers de la main.
- Inspecteur Vults, répondit froidement Carter, tendu.
- Je suppose que vous êtes au courant du décès de Holly Stillwater ?
Son ton désintéressé, presque narquois, me rendit folle de rage. Comment un agent de police censé protéger la population pouvait ainsi se gausser d'une mort que je devinais atroce ? Quel genre de personne pouvait se réjouir de l'annoncer à des connaissances de la victime ?
- Vous avez la compassion et la délicatesse d'un boulet de démolition, crachai-je, furieuse.
Il éclata de rire et je gagnai autant de regards étonnés que lui. Personne ne m'avait jamais entendue parler ainsi. Que je le fasse envers un agent de police... Ils avaient de quoi être surpris. Encore plus quand l'inspecteur en question éclatait de rire sur une scène de crime, devant despersonnes souffrant de la perte.
- Nous savons qu'entre Mademoiselle Stillwater et vous, ce n'était pas l'entente cordiale. Qu'elle voulait vous prendre votre petit ami.
- Et ?
- D'abord votre meilleure amie, dont vous êtes très proche du petit ami et maintenant votre collègue qui ne cachait pas son intention de ravir le cœur de Monsieur James...
J'eus un rire sans joie, glacial, qui résonna dans la cafétéria.
- Vous avez assurément de l'imagination. Au lieu d'inventer des scénarios, faites votre boulot et trouvez qui a fait ça.
Je tournai les talons et sortis dans la cour arrière, fuyant cet individu détestable et les coups d'œil inquiets et suspicieux de mes collègues. Il ne leur fallait que des soupçons de policiers trop zélés pour commencer à songer que je puisse avoir fait ça.
La pluie s'était mise à tomber et elle me fouetta le visage avec violence. Carter me rejoignit avec le parapluie de Michelle.
- C'est moi, pas vrai ? murmura-t-il.
Je lui jetai un regard noir. Était-il vraiment assez idiot pour parler de ça ici ? Alors que des flics écoutaient et observaient chacune de nos paroles, chacun de nos gestes ?
- Tu crois que c'est le meilleur endroit pour en parler ? sifflai-je sèchement.
- J'ai besoin de savoir, Yvana.
Le désespoir et le besoin dans sa voix ne m'apaisèrent nullement.
- Ce n'était pas toi.
- Ne joue pas sur les mots, répliqua-t-il en roulant des yeux. Il a utilisé mon corps. Ce sont mes mains que le sang a tâché.
- Ce n'était pas toi, assenai-je sèchement.
Il me fixa. Je voulus m'éloigner de lui ; il me retint par le bras, serrant à la limite de me faire mal. Je n'étais plus à un bleu près, de toute façon...
- Tu le savais. Tu savais qu'il allait encore tuer.
- Oui.
Il fit un pas en arrière sans lâcher mon bras. On aurait dit que je venais de lui donner un grand coup dans les parties.
- Pourquoi tu n'as rien fait ?!
- Qu'est-ce que j'aurais pu faire ? C'est un démon, Carter ! Il m'a dit qu'il comptait éliminer quelqu'un qui l'ennuyait et l'agaçait mais il ne m'a pas donné de nom. Et le retenir ? Tu me vois, moi, retenir un démon ? Réfléchis un peu, bon sang !
Une ombre passa sur son visage lorsque je me dégageai brutalement de sa prise.
- Tu crois que je me suis sentie comment ? Hein ? Tu crois que j'ai dormi comme un bébé cette nuit, en sachant qu'un démon allait tuer quelqu'un ? Tu crois que je n'aurais pas voulu pouvoir faire quelque chose ?!
Je ne pus pas aller plus loin. Ma trachée se resserra, m'étouffant à moitié. L'air siffla en essayant d'accéder à mes poumons. Je m'effondrai à genoux, les doigts crispés sur ma gorge, les larmes aux yeux.
Carter laissa tomber le parapluie et jeta sur mon sac, à la recherche de mon inhalateur. Il le trouva alors que des étoiles dansaient devant mes yeux. Il força l'embout entre mes lèvres et appuya deux fois avec quelques secondes d'intervalles.
Mes voies respiratoires s'élargirent et l'air passa enfin. Je toussai, laissai Carter me remettre sur mes pieds. Il me serra puissamment contre lui, enfouissant son visage dans mes cheveux.
- Je suis désolé, Yvana. Je suis tellement désolé...
Je le frappai du plat de la main.
- Arrête de t'excuser ! Arrête !
- Je ne peux pas m'en empêcher.
La pluie se déversait sur nous et ne nous perturbait pas le moins du monde. Nous avions même oublié que nous étions dehors. Il me serrait puissamment, le nez dans mes cheveux, son souffle me réchauffant le crâne.
Nous sursautâmes lorsque des techniciens nous crièrent de retourner à l'intérieur. Un éclair frappa non loin dans un fracas incroyable. Carter ramassa le parapluie de Michelle et m'entraîna à l'intérieur. Vults et Linger discutaient entre eux, à l'écart, observant les techniciens de scène de crime monter et descendre les escaliers, déménageant les pièces à conviction et le corps de Holly.
Je serrai la main de Carter, qui me le rendit bien. Nous regardâmes le sac blanc passer devant nous. Ginny renifla discrètement, blottie contre Andrew. Mon estomac se retourna lorsque je vis des gouttes marteler le sol, rouge vif. Je n'osais imaginer ce qui était arrivé à Holly pour que son sang déborde du sac. Surtout, cela voulait dire qu'elle n'était pas morte depuis si longtemps que ça sinon elle n'aurait plus eu de sang dans ses veines.
Carter baissa les yeux vers ses mains, me forçant à le lâcher. Tout ce que je vis, ce fut les deux inspecteurs nous fixer. Un mauvais pressentiment me prit, me donnant envie de partir en courant. Je frémis lorsque le directeur de l'école apparut devant moi, posa une main sur mon épaule.
- L'école n'ouvre pas aujourd'hui. Rentrez vous changer, tous les deux.
- D'accord, murmurai-je.
Je saisis la main de Carter et l'entraînai d'autorité avec moi vers le parking. Plus vite nous partirions, mieux ça serait.
- Attendez !
Je me figeai, la pluie me dégoulinant sur le visage. Carter faillit me rentrer dedans en dérapant sur les graviers humides. Vults et Linger coururent les quelques mètres qui nous séparaient, leur parapluie ne les protégeant nullement du déluge.
- Qu'est-ce que vous voulez, cette fois ? m'agaçai-je.
Je frissonnai lorsqu'une goutte de pluie s'infiltra dans mon col et roula dans mon dos. J'étais frigorifiée et mon envie de fuir ne faisait que croître.
- Carter James, vous êtes en état d'arrestation pour les meurtres de Lila Dawson et de Holly Stillwater.
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